Bifurcations




Le sens des réalités,
c'était à cette époque quelque chose comme l'espoir d'une révolution libre et heureusse. Et même tellement qu'elle le serait sans nous au bout du compte. Mais nous ne nous en rendions pas réellement compte : nous transitions beaucoup, alors. Edven Stiln restait près de la fenêtre, assurant qu'elle allait obligatoirement rzpasser par ici, la réalité. Les autres se taisaient, figés dans un silence désolé et confus. Moi, je pestais contre Edven. Je pensais surtout à partir, j'imaginais peut-être pouvoir regagner la côte ? Au fait, je n'en savais rien du tout. Mais l'idée de partir me plaisait. J'allais abandonner les camarades à leur extase gluante, putréfiée comme on corps qu'on aurait laissé pourrir au fond d'une cave et moi, ce que je ferais, c'est que je prendrais le bus et que je ferais des trajets insoupçonnables pour être sûr de n'être jamais repéré de personne. D'ailleurs, personne ne m'a réellement vu à ce moment, je crois. Une fois dans le bus, comment m'aurait-on repéré en effet ? J'étais habillé très normalement, je me positionnais debout sur la plateforme centrale du bus, feignant d'être simplement un peu pressé, sans plus. Je ne faisais montre d'aucune nervosité particulière, je puis le garantir. Le bus allait presque normalement, lui aussi.


Malgré le risque, il fallait bien plonger, non ?



Le conducteur semblait préoccupé, cependant. Allait-il réellement prendre le tournant au bon endroit ? Ou bifurquerait-il soudain pour donner (ou rendre) aux voyageurs le sentiment de la réalité ? Croyait-il infléchir le cours des événements ainsi ? Je devais peut-être aller le voir, lui expliquer ce qu'il en était réellement, l'enjoindre de faire comme si de rien n'étyait (au moins pour le moment...) parce qu'il y aurait une heure précise à laquelle, en effet, il conviendrait de bifurquer sévèrement afin de donner à entendre la sonorité particulière que peut avoir la réalité quand elle vient à défaillir. Mais là, me disais-je (et il me brûlait les lèvres de le dire au conducteur également), l'affaire ferait au mieux l'objet d'une brève dans le Soir de Mnose, en admettant qu'il n'y ait pas d'événement plus croustillant ! Les gens du bus seraient dérangés, tout au plus. Il pouvait bien les entraîner dans une gare routière désaffectée des limites de la ville, l'action n'engendrerait rien d'autre qu'une vague exaspération désabusée.  Quant au conducteur, on l'emmènerait pour examen et l'on décréterait qu'il a "perdu le sentiment de la réalité", comme d'autres dont les cas ont été plus spectaculaires, d'ailleurs.



L'immersion devenait improbable.


J'imaginais également mon embarras quand je ferais le tour de la gare routière où plus un bus ne passe. Un endroit isolé mais exposé pour autant. Un tireur embusqué pouvait bien m'attendre là-bas. Cela aussi, j'aurais pu en parler au conducteur qui paraissait de plus en plus nerveux, à l'approche d'une station à peine visible, tant le poteau qui l'indique est mal positionné. "L'acte que vous vous préparez à commettre, devais-je lui expliquer, n'a rien d'un geste incontrôlé, quoi que vous en pensiez ! C'est une machination gouvernementale, cela aussi ! Vous allez nous emmener dans ce que vous croyez être un lieu-limite. Peut-être pensez-vous nous déstabiliser ainsi ! Mais vous ne ferez rien d'autre que faciliter une opération des forces paramilitaires mobilisées par le Minisère de l'intérieur pour m'éliminer, vous savez ?" Mais réellement, pouvais-je accorder une telle confiance au chauffeur de ce bus alors que, de toute évidence, il vacillait lui aussi ? Il n'était pas le seiul, en effet. Des voyageurs semblaient de plus en plus prostrés et enfouis dans le remugle de leur conscience déchirée. Ils allaient commettre l'irréparable à leur tour ! Jamais je n'atteindrais la côte.


Il fallait traverser un fleuve non guéable, au bout du compte.


Jamais je n'embarquerais, de nuit, dans l'un de ces petits canots destinés à exfiltrer les éléments de la résistance néantiste les plus menacés par les grandes entreprises de liquidation du pseudo-président Hertrand.  Devais-je le regretter ? Je ne savais non plus ce que deviendraient ces embarcations précaires, difficiles à dissimuler et pour lesquelles les passeurs faisaient défaut ! Mon plan était plus simple, beaucoup plus simple que cela. J'allais descendre de ce bus avant le terminus. Je ferais le reste du chemin à pied. Je zigzaguerais pas mal pour contrefaire toute tentative de filature. J'arriverais à une autre station de bus, pour prendre un chemin tout à fait imprévisible. Le bus traverserait une infinité de zones pavillonnaires aux allées étroites et enchevêtrées et aboutirait une gare peu connue du commun, à peine desservie. Il faut attendre longtemps à cette station ! On peut douter qu'aucun train y passe jamais !