Jeux d'oeil.







Les larges rues de Moscou : voilà ce que j’espérais revoir. Cependant, rien n’y faisait – et le ciel, dans ses meilleures heures, ne m’accordait jamais que la vision de ruelles étroites, sombres et anonymes.

« Bien ! », me disais-je parfois, « Tout cela ne saurait durer, et un jour viendra qui fera son apocalypse à ce réel sinistre ! » Mais non. Ce jour se refusait à venir. Il tardait, du moins, et suffisamment en tout cas pour que je vienne à douter de sa venue.

Voilà donc où j’en étais de mes réflexions, imaginant que le monde s’obstinait à me railler, ne s’offrant à moi que par dépit, comme s’il avait à se venger de quelque offense que j’aurais commise, antérieurement et s’en m’en rendre compte. Qui douterait alors de la fureur qui m’entraînait dans ces sombres pensées ? Et je l’aimais, vous avouerais-je, ma fureur, car elle magnifiait le jour que je honnissais, donnant à notre face à face l’allure d’un combat de titans. Telle était donc ma fureur, et les mots désarmés seraient inaptes à  la décrire. --- Mais elle était brune, sa chevelure était épaisse et son teint à la fois mat et lumineux contrastait extraordinairement avec la couleur de ses yeux, dont les pupilles étaient comme des tourbillons où je risquais, à tout moment, de m’absorber. C’était une beauté sans égale, un être doué d’une présence exceptionnelle, quelque chose dans son geste tenait du théâtre antique, quelque chose de très instable l’animait et la relation que je devais entretenir avec elle était comme un feu crépitant, pareille à des flammes dansantes, incertaines et incendiaires. Un être partiellement tangible, à peine trahi par le réel.

Et si je parle de son instabilité… le mot est faible : elle allait et venait, au gré de ses humeurs. Un instant pouvait l’emporter si loin que j’oubliais jusqu’à son existence. Un incident de fin d’après-midi devait pourtant la rapprocher de moi, de soudains corps à corps nous réunissaient et son absence, alors, était non pas annulée peut-être mais altérée plutôt, elle nous accompagnait alors, discrètement et gentiment. Car elle n’était jamais certaine d’être encore là au moment même où elle nous parlait, aussi son charme agissait-il avec une force particulièrement enivrante, à chaque instant elle se renouvelait, elle n’était jamais la même. De soi aussi, elle semblait s’absenter, et son absence nous accompagnait. Souvent, elle était avec nous, toujours discrète et si gentille.

Mais maintenant ? Je ne sais... J’ai assez de mal à me remémorer son visage, à vrai dire. Ma cécité me l’interdit, et sa voix et sa peau, si épaisse et si tiède, sont seuls à me réconforter ; elles s’y entendent fort bien, sans doute. Mais je trouverais vain de vous parler plus longuement de son visage, puisque je ne serai jamais amené à le revoir désormais. Le souvenir s’en évanouit déjà. Excusez-m’en.

Ma cécité vous intéresse ? Elle est toute récente, vraiment jeune oui. Je l’ai apprivoisée, un jour que je m’amusais avec des ciseaux. Il n’y eut rien là que de très naturel – quoi de plus naturel en effet que deux êtres qui s’attirent mutuellement ? Qu’il s’agisse d’un homme et d’une femme, d’un œil et d’un ciseau… Tout cela coule de source. Mais lorsque j’en ai eu fini avec mes enfantins jeux d’œil, je suis sorti, et j’ai entendu tous ces gens qui criaient, pleuraient et trépignaient autour de moi : « Bill, mon pauvre vieux Bill ! Pourquoi ce geste de désespoir ? N’es-tu pas un bon démocrate ? »

J’avais envie de leur dire que je n’étais pas Bill, qu’ils devaient se tromper de démocrate ; rien ne semblait pouvoir les sortir de leur transe. Je voulus alors fumer une cigarette, mais je m’aperçus en fouillant dans mes poches que je les avais perdues. J’en demandais une autour de moi, mais on ne me proposa que des cigarettes légères, que j’abhorre.

Je me décidai donc à aller au tabac. Il y en avait un, là-bas, sur la route nationale, bruyante et dangereuse particulièrement pour quelqu’un qui, comme moi, a perdu récemment l’usage de ses yeux. Une route fiévreuse, le bitume y bouillonne et la chaussée y claque comme une langue folle, projetant les voitures, parfois. Un chemin de folie, en effet ; mais je devais aller. Par chance, ma fureur était là, près de moi, elle m’accompagnerait, elle me le promettait. Le bitume coulait à gros bouillons sur nos pieds nus et innocents, une chaleur pestilentielle régnait. L’enfer était représenté par cette nationale où les voitures se détruisaient aveuglément. Des bus passaient, sifflant férocement, ils ne s’arrêteraient qu’au terminus, tandis que sous eux le goudron roulait comme une écume sombre et lourde. Ma fureur me racontait l’atrocité de cette route qui ne semblait jamais devoir s’arrêter. Je l’écoutais, et malgré toute l’angoisse que trahissait sa voix, c’était un réconfort que de l’entendre, une berceuse pour moi que les horreurs qu’elle me disait. Nous marchions péniblement, sur ce sol chahutant, nous accrochant aux arbres, aux palissades les plus stables…

Je voulais fumer une cigarette, j’étais en quête de quelque chose qui me dévasterait la gorge et les poumons, d’une seule bouffée la plus toxique possible. Nous arrivâmes au tabac, après des heures de marche (or, dans mon souvenir, le tabac n’était guère situé qu’à cinq cent mètres de chez moi, et certes les obstacles rencontrés pouvaient nous avoir retardés, mais je soupçonnais encore une autre perturbation, sur le plan du temps, une perturbation que je ne m’explique d’ailleurs pas). Une fierté, une joie d’arriver à bon port, un orgueil jusqu’alors inconnu, nous envahissaient, nous submergeaient. Cependant le havre qui nous accueillit ne fit montre d’aucune sorte d’enthousiasme à notre arrivée. L’ambiance était maussade. De l’intérieur, en effet, rien des effroyables bouleversements qui affectaient le paysage urbain et dont nous venions de nous extraire péniblement ne paraissait. Aux fenêtres, on ne voyait qu’un ciel grisâtre surplombant la route nationale, qui lui était joliment harmoniée, et d’où tombait une pluie fine et silencieuse comme un rideau de trouble sur la ville.

Comme souvent en France, ce tabac faisait office de débit de boisson ; or, les consommateurs qui nous virent arriver restèrent impassibles. Ils parlaient peu entre eux, ils étaient occupés à boire piteusement. Moi, dès que je fus entré, je leur offris mes yeux (je les avais gardés dans la poche où habituellement je fourre mes cigarettes). Ils n’eurent pas une parole de gratitude. Je sentais simplement leurs regards mornes fixer alternativement mes yeux et ma personne. Tout cela finit par me mettre mal à mon aise. Je me décidai à aller droit au but. Ma fureur me conduisit jusqu’au comptoir, un comptoir lisse et glacial comme du marbre. Le gérant était debout, il attendait que je lui passe commande et comme moi-même, j’attendais qu’il m’adresse la parole, il finit par me demander ce que je voulais : « Les cigarettes les plus fortes, les plus toxiques que vous ayez jamais eues en magasin », lui dis-je. Et pour faire bonne figure, j’ajoutai : « Car c’est mon droit, j’ai lu la Bible, j’ai compris l’Evangile. Et je travaille, ne vous en déplaise, au bien de l’humanité. J’ai tué le président de la République, vous savez ? Ce matin-même. »

Il ne répondit rien sur le coup. La tension montait, et bientôt elle se fit extrême. On sentait bien que, d’une seconde à l’autre, le monde pouvait s’écrouler, et ma fureur… elle me chuchotait des cochonneries à l’oreille, elle voulait… elle collait sa main au bas de mon ventre, et descendait en me parlant. J’eus un rire féroce. Le comptoir ne cessa jamais de se taire. L’homme fouilla sans doute longuement dans ses paquets de cigarettes, parmi ceux que nul ne demande jamais, et il dut contempler avec amertume l’étalage complet des marques de cigarettes qu’il diffusait quotidiennement depuis des années, peut-être, avec amertume et avec angoisse, je crois, car je l’entendis dire : « Toute cette chair de cigarettes ! Quel cruel étalage… » Enfin, il déposa sur le comptoir un paquet de N 666, ces cigarettes légendaires dont on parlait à voix basse tant leur nocivité effrayait les esprits craintifs de mes contemporains, ces cigarettes qu’on ne fumait qu’au secret des alcôves à l’abri de tout contact avec le monde extérieur… Célèbres cigarettes, dont le seul nom excitait l’imagination des esprits les plus posés, des âmes les plus rationnelles… Je pris le paquet entre mes doigts : il était brûlant. Le revêtement plastique s’étirait et s’éventrait sous la chaleur interne de ces cigarettes dans leur boîtier. Et il y eut de l’amertume dans la voix du gérant quand il me demanda de régler ma commande, ce que je fis sans me faire prier. Alors pourtant il s’effondra, se mit à larmoyer et à hurler, comme saisi d’un désespoir soudain, inexplicable.

Il ne me semblait pas un mauvais homme, et je m’en voulais de l’avoir ainsi inquiété. Les clients quittaient le café les uns après les autres à présent, et de plus en plus c’était le silence lourd qui s’amassait dans l’arrière-salle. Bientôt il fut tout ce qui restait d’audible. Je pensais que l’homme qui venait de s’effondrer devant moi voudrait se tuer ; c’était dans l’ordre des choses, d’après ce que j’en savais. Mais j’eus une inquiétude tout à coup, concernant les conséquences imprévisibles que pouvaient avoir ces funestes pensées, et je craignis alors que, me jugeant responsable de son effondrement moral, il ne voulût me tuer plutôt que soi. Je m’apprêtais donc à me battre avec lui, j’allais cogner le premier même ; c’est ma fureur qui me retint : « Vois », disait-elle en me caressant et comme elle parcourait mon oreille de sa langue, « Il ne se soucie guère de toi à l’heure qu’il est, il prend conscience de l’univers qui l’entoure, une conscience écrasante à dire vrai, il désespère de n’y trouver aucune borne… Se tuer ou te tuer, ce sont pour lui deux idées bien abstraites, qu’il serait en peine de se formuler dans l’état où il est ! Offre-lui donc une cigarette ! »

Me fiant à ces sages paroles, je tendis au cafetier une cigarette et l’expression de cet homme détruit changea du tout au tout. Son visage s’illumina, des larmes lui venaient mais de bonheur, il semblait comme un homme qui, après avoir perdu pied dans une flaque d’eau, marcherait sur les flots agités d’un océan immense. Il prit la cigarette que je lui proposais et, dès qu’il l’eut allumée, la terre trembla, les éclairages du bistrot faillirent, les vitres éclatèrent, de l’extérieur des cris effroyables retentirent : l’univers s’effondrait, en effet, mais nous n’en avions cure ! Une ère nouvelle naissait, des gens entrèrent avec accordéons et tambourins, les uns jouaient et les autres dansaient, un effroyable vacarme et je me joignis à ces danses sauvages ! Les murs à leur tour se désagrégeaient, et le plafond tombait par morceaux, mais nous dansions et ceux qui tombaient, nous les relevions ! Ces cadavres avec lesquels nous avons dansé, ils furent sanctifiés, ils furent le signe de la vie victorieuse et de la mort qui renouvelle tout en elle. Nous formâmes un cercle, et chantâmes de belles psalmodies : Le ver est dans le fruit / et le fruit réunit / et le bon sens et la folie / dans la conscience approfondie…1 Voilà, en vérité, ce que nous chantâmes. Voilà ce qui a sans doute illuminé la ville qui se résorbait alors dans une monstrueuse flaque de boue, et pourquoi pas dans tout le pays, qu’engloutissait à ce moment un gigantesque raz-de-marée ! Or l’humanité entière devait périr mais quelques-uns, isolés, survivraient, hommes et femmes de bonne volonté, sans doute ceux-là ont-ils repris en chœur ces chants que déjà nos ancêtres tenaient pour un mode de communication privilégié avec l’univers

Or bien plus tard dans la nuit – mais cette nuit est éternelle – nous avons décidé de nous quitter, car il était bien tard et parce que chacun, nous devions transmettre le message. Chacun prendrait une direction distincte de tous les autres, car le message devait être distillé de par le monde, et nous étions fort peu nombreux. Ma fureur n’était plus là. Je la cherchai un moment, j’eus peur de ne jamais la retrouver, je l’appelai… personne. Je me rendis à l’évidence : « Elle est partie ; elle a jugé que je n’avais plus besoin d’elle. C’est la confiance qu’elle m’a donnée, une confiance comme un cœur. Ai-je en effet besoin encore qu’on m’accompagne, ai-je besoin qu’on m’aime ? Je connais toutes les rues de la ville, et je n’ai pas besoin d’y voir ! »

Ainsi me suis-je mis à déambuler seul au hasard des rues flasques et informes de notre ville, je ne leur demandais même pas de me ramener chez moi. La confiance qu’on m’avait faite, je la rendais à ces rues. L’amour qu’on m’avait donné, je devais le donner à mon tour. Or la route était longue, et je me décidai à allumer une de ces remarquables N 666. Je la tirai sans hâte de son paquet, et la fumai révérencieusement. Pourtant, ce même soir, c’est une bien étrange aventure qui devait m’arriver et qui eut des conséquences telles qu’aujourd’hui, je ne crois plus être le même. Laissez-moi vous la narrer.

Il faisait nuit, mais vous le saurez désormais : cette nuit-là est éternelle. Je crois aussi l’avoir dit déjà, mais il faut que les choses soient bien claires pour vous : je rentrais à cette heure. Je marchais dans les rues, je retournais chez moi et cependant, je sentais bien que ce voyage pourrait durer… plus longtemps même que le trajet inverse, qui avait duré des heures. Soudain, je vis une lueur très faible mais très nette pourtant, et persistante, qui dansa un temps devant mes yeux. Je me sentis inquiet : les ciseaux que j’avais employés au début de cette journée étaient-ils défectueux ? Allais-je recouvrer la vue par-delà mes organes ensanglantés ? Mais la lumière s’estompa. Et l’on comprendra aisément mon soulagement, je continuais de marcher, mes pas étaient rythmique et ma respiration ordonnait la structure harmonique de ma marche… Or une nostalgie me vint, incompréhensiblement je me sentis tout à coup malheureux de n’avoir plus cette lumière devant moi. Marchant, ma tristesse s’accrût et je ne l’aurais jamais révélée, pour rien au monde et à personne. Je pensais d’ailleurs que la question ne se poserait pas, puisque les rues étaient désertes : il n’y avait personne autour de moi, personne à qui confier mon malheur… Je me trompais : deux hommes étaient là, à mes côtés, qui m’écoutaient parler tout seul depuis un temps que je n’ai jamais su. Ils se révélèrent à moi par des signes distincts. Ils m’ont jeté au sol et j’ai cru alors qu’ils allaient me battre, peut-être me tuer, m’écraser la gorge comme je sais que cela se pratique. Mais non, ils m’ont juste dit de ne jamais répéter ce que j’avais vu. Ils ont dit cela deux fois, et m’ont appelé « agent de fortune ». Puis ils sont partis, me laissant à terre, bouche bée, saignant encore de mes deux yeux blessés, seul avec ce désir halluciné de retrouver les larges rues de Moscou.



1 Vieille comptine dodécaphonique, air traditionnel.