Jeux d’oeil
Un homme et une femme s'entretiennent. Ils ont l'air fier, par-delà leur voix allemande, par-delà l'intrigue qui les lie, car ils savent que, de l'anecdote qui les sécrètent, ils fondent une histoire. Dans une certaine mesure, ils la tiennent pour leur.
Lui, c'est un policier ou, plus exactement, un inspecteur. Il n'a pas choisi de venir, c'est son métier qui le lui a ordonné. Il ne serait pas venu de lui-même, pour la simple raison qu'il ne connaissait pas cette femme. Accessoirement, il est marié, et son épouse, à ce qu'il dit, lui est fidèle.
Quant à elle, c'est (comme on dit) une femme de peu de moralité. Elle est assez jolie. Si elle est divorcée, ce n'est pas par infidélité, ce n'est pas de sa faute presque. C'est surtout que son mari sombrait dans l'alcoolisme. Il était devenu méchant, cruel, et la stupidité l'avait gagné, comme un cancer se généralise. Avec lui, elle a eu deux enfants. Deux filles qui, la nuit précédente, ont disparu. Un drame. Elle a tout d'abord soupçonné son mari, dit-elle, mais pour une raison que l'on n'expliquera pas, ce ne peut être lui.
Il y a une grande part de cruauté dans ce récit ; et tout le monde se demande s'ils baiseront ou non. Le film s'écoule, en noir et blanc, à moins que ce ne soit le téléviseur lui-même. Comme on le sait, il est défectueux. La part de cruauté est vérifiable, on ne sait trop pourquoi, dans la forme requise par le film : un huis-clos. Des silences nombreux. Une constante ambiguité. Une heure tardive, à laquelle immuablement est diffusé le film.
Soudain, je ne le regarde plus. Il n'y a personne avec moi, je parle. J'interroge. Je cherche, dans mes tiroirs, dans la bibliothèque, les enfants de l'héroïne. La télévision n'a pas cessé mais j'ai anéanti le son. Ma voix résonne suffisamment fort pour qu'on n'entende qu'elle. Pourtant, je jette au sol tout ce que je possède. Dehors, il y a un rassemblement. On n'a jamais vu un voisinage aussi nombreux ! Et tous parlent, tous se reconnaissent. Ils se sont déjà vus quelque part.
Il y a des scènes qui se créent, spontanément, des effusions de toute sorte. Une vraie euphorie qui illumine le quartier. Ainsi, armé de mon fusil, j'ai tout le voisinage en joue.
Le film entre aujourd'hui dans une partie plus complexe, plus feutrée aussi, moins visiblement violente. L'homme et la femme, bien sûr, sont toujours aussi seuls. A présent, il est persuadé que c'est elle qui a tué ses enfants. Et il a apporté leurs corps, qu'on ne voit à aucun moment. Il les a posé, sans délicatesse, sur la table du salon. Dans la scène suivante, ils dînent tous deux côte à côte. En tête à tête aussi, car ils ont installé un grand miroir où ils se regardent mutuellement. Il y a des chandelles. Tout est fait pour que ce diner soit perçu comme un rituel. On ne sait pas ce qu'ils mangent. Il y a des chandelles, mais elles sont posées à même le sol, où gisent des photographies où l'on voit les enfants, et ces photographies sont dévorées par d'épaisses flaques de cire. Les chandelles sont mourantes, n'éclairent que les pieds des deux protagonistes, ce qui confère à la scène un certain pourcentage d'érotisme, accru par le dialogue entre l'homme et la femme, de plus en plus audible car ce dialogue était inscrit en moi. J'ai moi aussi dansé dans un de ces bars à buste nu qui sont, finalement, l'élément le plus important du film. Je regarde mes pieds, et je les perce à l'aide d'un trombone chauffé à la flamme d'une bougie achetée la veille. Un trombone déplié dont j'use comme d'une baguette de chef d'orchestre.
L'homme et la femme se désaisissent l'un de l'autre. Après un long silence, ils rient. Et ils s'embrassent de nouveau avec vigueur et enthousiasme.
/.../
Cet homme et cette femme ont l'un pour l'autre un profond mépris. La distance qui les sépare, tout ce qui les oppose, se trouvent symbolisés par leur situation sociale respective. Lui est commissaire, avec pour mission de faire régner la loi. Quant à elle, elle danse dans un night-club. Sa nudité est requise presque chaque soir. Et son métier la met en marge de la société. Avec un tel statut, peut-elle être une bonne mère ? Il apparaît très vite, à travers leur dialogue, qu'il s'agit pour elle de vivre en toute indépendance. Eh bien! La mort de ses deux filles n'est-elle pas une étape dans l'acquisition de son indépendance ? Une danseuse nue peut-elle être une bonne mère ?
Tout ce qui les oppose les attire indubitablement. Cet homme est marié, il a, lui aussi, deux enfants, et une épouse qui apparaît en filigrane comme une mère silencieuse, lisse, sur laquelle il glisse et qui n'a pas d'odeur. « Elle ne m’a jamais trompé ! », affirme-t-il tandis que sa certitude s'effiloche. Mais lui ? Voici plusieurs jours qu'il interroge la mère morte (ils se traitent, tout le long du film, de cadavre mutuellement) alors que son métier ne l'y oblige en rien.