15.06.94



Les ondes de la radio resteront brouillées toute l'après-midi et peut-être au-delà, peut-être parce que la maison où je vis, depuis plus de vingt ans (et même beaucoup plus) est située dans un bassin, peut-être parce que l'émetteur de la radio que j'écoute, une radio nationale qui diffuse à longueur de temps une musique d'orchestre, ancienne ou moderne, le plus souvent classique, est faible. La plupart des gens que je connais et qui écoutent la radio se plaignent de mal recevoir cette station, pour des raisons bien différentes, d'ailleurs. Et parfois ils ne s'en plaignent pas mais ne peuvent s'empêcher d'en parler, de m'en parler, sans doute parce qu'ils savent, mieux que moi, que j'écoute beaucoup cette station, qu'avec elle je suis comme un jeune garçon amoureux qui essaierait d'obtenir un rendez-vous avec sa bien-aimée. Et c'est le vent qui la ferait fuir ? Le vent ?


Le problème est plus ennuyeux qu'il n'y paraît. Ce n'est pas tellement que j'aime à écouter la radio, ou cette radio en particulier. Le plus souvent, c'est l'occasion qui l'exige. Si l'on écoute la radio, ce n'est que rarement parce qu'on sait qu'une émission, à telle heure où l'on est disponible, aura pour nous un intérêt particulier ; c'est plutôt par le biais d'une désaffection de tout l'individu à l'égard de la musique qu'il écoute. C'est le fait d'un événement grave? J'aime spécialement à écouter à la radio une musique grave.


On ne voit pas, d'où je suis situé, dans le jardin de la maison qui fut bâtie voici bientôt un siècle et devant laquelle je tue le temps, la rue sur laquelle débouche l'allée principale, dont les tôles, les planches vermoulues (qui font désormais partie intégrante du sol) et, selon les saisons, la boue ou la terre dure, qui forment son dallage, mènent, à travers une confusion de plaques de métal, de câbles électriques mêlés et une végétation dense, acharnée, ici apprivoisée et là non, à la porte d'entrée de la maison, signalée par un enchevêtrement de bois et d'acier, de matériaux intermédiaires, près de moi, presque derrière moi, (on ne voit) pas même les voisins ni les jardins exotiques qu'ils se sont composés ou que leurs prédécesseurs, les anciens possesseurs ou locataires de leur demeure (qui sont morts, le plus souvent, ici) ont composés et qu'ils ont gardé en l'état.








Une tasse de café

un verre à pied, au fond duquel se reflète un peu de menthe, d'un vert qu'on n'oserait dire tentateur

un paquet de feuilles à rouler, dont le volet protecteur, sous l'ombre duquel sèche une feuille isolée, peut-être la dernière, tremble sous le vent, déchiré à sa moitié, rendant (on se l'imagine) incompréhensible la publicité imprimée à l'intérieur

un poste de radio, qui diffuse en permanence de la musique classique

une peluche jaune et bleue, au museau entouré de toile rose scintillante

un briquet

blanc

deux coudes

une tête

un corps mince vêtu de blanc et de noir, humain, au poignet duquel se déplace un stylo à bille noir, sur la nappe de toile aux couleurs claires et dont les formes représentent des fruits exotiques, une lignée de perroquets et une luxuriante nature sur la table toute ronde

la table toute ronde, au sol (recouvert d'herbes irrégulières, parfois à nu, dévoilant de la poussière)

la terre extrêmement sèche et de petits morceaux de métal ou bien du fil de fer








A présent, on parle dans le poste de radio. Des voix différentes se succèdent, qui informent, expliquent, justifient et s'évanouissent tour à tour, sous le coup d'une même phrase musicale qui interrompt chaque moment après une longueur de temps qui paraît équitable.

Soudain, une femme parle et je la reconnais. Voici trois jours et peut-être plus (c'était samedi) je l'ai entendue déjà, sur cette même station, dans le cadre d'une émission qui m'a toujours paru être une émission-marathon parce qu'elle dure généralement trois heures, consacrée cette fois à Jean-Philippe Rameau. A présent, elle commente un concert consacré à des compositeurs méconnus de la Renaissance. Sa voix et son intonation sont remarquables, en effet, parce qu'ils trahissent ou feignent une certaine désinvolture, une aisance familière à l'égard du répertoire qu'elle pratique, jusqu'à le dépouiller de toute solennité en quelque sorte, pour le rendre proche de nous.