Le concept insidieux









Alors qu'il s'attelait à l'écriture d'un récit qu'il voulait dogmatique, le romancier se trouva embarrassé. Il restait figé devant sa machine à écrire (une machine sans marque) parvenu au tiers d'une page qui ne progressait plus, alors qu'il s'était figuré qu'il passerait un moment agréable à ciseler son style. Mais non, il restait impuissant à affronter l'épreuve qu'il pressentait. Ainsi, il lui faudrait décrire de façon explicite les manières de l'inconnu qui était venu en aide à son héros, la frénésie de ses façons, la rugosité de ses mœurs

Ole Berne éprouva une vague d'écœurement. Le tableau inachevé qu'il avait sous les yeux lui donnait le sentiment d'être parvenu à un point de non-retour. L'expérience remettait en question de façon irrévocable les quelques préceptes qu'il avait réussi à se forger, dans le marasme de ce projet qui n'avancerait plus jamais, c'était certain !

L'auteur restait muet et figé devant la machine à écrire dont les touches étaient en outre de plus en plus difficiles à enfoncer.

Elles étaient prises dans une huile de cuisine dont l'écrivain peu soucieux de son outil de travail avait nourri le mécanisme au fil des jours. Les tiges métalliques baignaient désormais dans l'huile poisseuse où proliféraient de petites boules de poussière engluée. Or, les spéculations de l'écrivain s'immobilisaient de la même façon, le laissant incapable de constituer la moindre pensée.

Il voulut mettre fin au projet, considérant qu'il n'y avait plus d'œuvre. Elle s'était enfoncée dans le marasme de la réalité ambiante. Un marasme qui, certes, devait bien signifier quelque chose de la structure sociale ! Mais il fallait la voir, cette structure sociale, condamnée à des soubresauts perpétuels et à ce que l'écrivain se félicitait d'appeler une agonie cyclique. Il s'arrêta mentalement sur cette notion qui le fit ricaner.

Il ne faudrait pas que l'on interprète cette notion dans le sens des crises économiques du genre de celles des années 1970, enfin !

Il voyait plutôt une analogie à ce processus dans le lent épuisement d'un cœur incapable de se régénérer, s'affaiblissant graduellement jusqu'à la cessation complète de son battement vital. Voyant l'organe dénué de vie, il eut une pensée pleine de cynisme pour les auteurs romantiques qui avaient contribué à faire l'histoire dans des temps révolus. On retrouvait la trace de leur influence dans les styles les plus contemporains, sous des formes variées mais au final, cet esprit romantique à bon marché ne faisait que subir les mutations du monde. Ses représentants actuels ne sont que les vagues adeptes d'un spleen décoratif et impersonnel ! Ces misérables héritiers finiront écrasés par leurs pairs, résolument tournés vers la technologie et ses réponses sûres.

Chimères !, s'exclama brusquement Ole Berne en levant les bras au-dessus de sa machine à écrire immobilisée, comme pour l'envoûter.

Il s'aperçut qu'une cigarette irrégulièrement roulée reposait, à peine consumée, dans le cendrier. Il s'en empara, l'alluma avec vigueur, en tira quelques bouffées et s'affaissa sur son siège. De nouveau, il était submergé par des pensées inquiètes qui se succédaient à vive allure. Une farandole d'images accompagnait cette nouvelle pluie d'angoisse. L'écrivain se sentait gagné par un épuisement trouble.

Il eut certainement envie faire part à quelqu'un de son désarroi soudain et chargé d'idéologie. Pourtant, il dut rapidement abandonner cette perspective. À l'instant où il allait décrocher le combiné du téléphone, il se rappela en effet les deux courriers qu'il avait reçus le matin même. Ces courriers, il en avait peut-être occulté l'existence quand il s'était installé devant la machine à écrire engluée, il n'aurait pu les effacer entièrement de sa mémoire.

Le premier était une missive adressée par un camarade de l'étranger qui maudissait, dans une langue approximative, l'impérialisme et ses laquais. De telles lettres faisaient chaud au cœur de l'écrivain qui se réjouissait de toutes les poches de résistance qui perduraient, de par le monde, tandis que lui-même ne faisait que s'enliser dans une crise réalitaire dont la nature exacte lui échappait (comme à tous ses contemporains, d'ailleurs) !

L'autre courrier émanait d'un office gouvernemental de télécommunications. Cette correspondance qui n'était, réellement, que le produit d'un système d'édition automatique, inquiéta vivement l'écrivain. On menaçait de lui couper la ligne téléphonique sous peu, à cause de factures impayées. Or, depuis qu'il s'était plongé dans ce bizarre projet de récit dogmatique auquel il était incapable de donner une quelconque forme, le téléphone était devenu au fil des jours le dernier contact direct d'Ole Berne avec le monde extérieur.

Tout à coup l'écrivain songea à ce qu'éprouveraient ceux qui, désormais, tenteraient de le joindre. Il voyait bien les visages tordus, excédés de ce téléphone qui fait « bip » et ne cesse de faire « bip », comme s'il ne savait que faire « bip ». Pourtant, quel autre rôle peut donc avoir un téléphone que de faire « bip » ? Le désarroi de ses interlocuteurs éventuels irrita l'écrivain, qui les jugea lâches et même odieux. - Car il est réellement odieux, se convainquait-il, d'attendre d'un téléphone qu'il cesse de faire « bip ».

Il les imaginait retranchés dans de petites caves sans lumière, avachis, persuadés que l'homme dont ils recherchaient le contact était mort ou qu'on l'avait enlevé pour le torturer et utiliser ses aveux forcés pour le compte d'une dictature lointaine et autarcique. De nouveau, un flux et reflux d'images sanguinolentes lui traversa l'esprit. Il voulut sortir, fouilla dans sa poche pour s'assurer de la présence de son trousseau de clés. Mais le trousseau n'y était plus ! Et Berne qui avait soigneusement fermé la porte derrière lui quand il était rentré... Il était enfermé dans son propre logement.

Il en était certain, un piège se refermait sur lui dont il ne tarderait plus à connaître l'origine. Sans doute cette ultime information ne serait-elle que le prélude à son exécution mais il ne pouvait accepter de disparaître sans savoir ce qui l'a tué. Dans la circonstance malaisée où il se trouvait, il ne pouvait guère que formuler des hypothèses sur les responsables de son élimination programmée. Il n'avait aucun moyen de faire la lumière sur la mort certaine qui s'avançait sur lui.

Il allait mourir là sans même pouvoir adresser un adieu à tout ce qu'il avait aimé. La machine à écrire, entièrement prise dans l'huile d'arachide, infestée par une légion de vers microscopiques qui finirait par implanter ses colonies dans le corps même de l'écrivain, n'inscrirait plus le moindre caractère sur aucune page. Et puis on viendrait le chercher pour faire disparaître son corps. Dès qu'on serait certain de la mort d'Ole Berne, on entrerait dans son studio et on ramasserait le cadavre qu'on ferait disparaître dans une fosse, loin de la ville...

Toutes ces hypothèses pouvaient bien être plausibles. Elles ne correspondaient pas à l'enchaînement des faits, qui se précipitaient et se contredisaient en se succédant. Il s'était simplement trompé de poche, au fait. Les clés n'étaient pas dans la poche droite de sa veste mais dans celle de gauche. Du bout des doigts, il les sentit et cette sensation le rassura quelque peu, sans le tranquilliser complètement toutefois. Plus rien ne s'opposait à ce qu'il sortît. Aussi, se souleva-t-il brusquement de son siège pour se précipiter au-dehors. Il descendit les escaliers quatre à quatre, dévalant les étages pour se projeter au-dehors.

Parvenu à l'extérieur, il resta sans bouger un long moment. Il était habité par le souvenir frais mais incomplet de cette course frénétique, qui ne lui laissait que des images isolées en tête. À bien y repenser, il avait rencontré le concierge et sa femme (dont on lui avait dit qu'elle était grippée et gardait le lit...), une voisine et ses enfants, ainsi que deux inconnus qui pouvaient bien être des mercenaires ou les agents de services spéciaux. Cette succession de rencontres lui parut bizarre. Certainement, à cette heure, les gens ne sortent pas fortuitement au même moment, pour voir un homme dévaler les escaliers.

L'écrivain consulta sa montre. L'heure qui s'inscrivait sur le cadran le conforta dans son opinion. Il eut envie de fumer une cigarette mais il n'avait qu'un gros mélange de tabac en poche alors qu'une cigarette manufacturée lui aurait mieux convenu.

Il lui fallait une de ces cigarettes blondes excessivement fortes et redoutablement toxiques dont on discutait la légalité, à l'instant même, au parlement, les fameuses N 666 qu'on trouvait, d'ailleurs, de plus en plus difficilement. Cette raréfaction n'était pas seulement due à la réputation sulfureuse de la marque. Elle était également liée à l'affreuse série d'attentats qui avait touché, ces dernières semaines, différents bistros de la région, parmi lesquelles une forte proportion de bars-tabacs.

Une de ces enseignes était restée épargnée par ces forfaits. Peut-être y gardait-on en réserve un ou deux cartons de ces mauvaises cigarettes. L'écrivain courut à travers les rues de la ville. Après tout, il n'était pas impossible qu'il arrivât trop tard, après qu'une bombe eut anéanti le débit de boisson dont la longévité finissait par apparaître elle-même suspecte. Mais le tabac était ouvert.

Quelques clients attendaient patiemment leur tour. L'écrivain prit position en bout de file et observa les transactions qui se succédaient rapidement. Les clients disaient à peine bonjour, lâchaient le nom de la marque et le nombre de paquets qu'ils désiraient acquérir et réglaient leur achat à la hâte avant de repartir sans dire au revoir.

L'employé avait une allure bizarre. Ses tics nerveux agaçaient l'écrivain. En outre, une liasse de feuilles bleues pareilles à des formulaires administratifs restait inutilement posée sur le comptoir. Le contenu de la liasse restait illisible mais leur position laissait suspecter une fonction administrative discrète que le propriétaire de l'enseigne était sans doute chargé d'assurer.

C'était bientôt au tour de l'écrivain de passer sa commande. Il était à présent certain que ce comptoir était un lieu stratégique pour le pouvoir qui surveillait ainsi une part de sa population, en faisant remplir des formulaires bleus au patron qui ne faisait certainement pas dans la dentelle, fichant ses clients et réécrivant leurs histoires personnelles en s'aidant de son imagination, qu'il avait assez pauvre d'ailleurs.

Si ce soupçon se confirmait, l'écrivain ne doutait pas qu'il serait catégorisé comme un élément de subversion potentiel, du seul fait qu'il demandait à fumer ces excellentes N 666. Il pourrait protester : « J'en ai le droit, voyez-vous ? » Son sort serait bientôt scellé. Après la fermeture, sa fiche serait complétée. On signalerait des voyages fréquents, la probable ingestion de drogues à des moments, une tendance à « fuir la réalité » caractéristique des petits criminels. Et surtout la consommation des cigarettes les plus toxiques qu'on ait jamais produites !

Il était désormais en face de l'employé, qui restait impassible à attendre que son client lui indique la marque désirée. L'écrivain opta pour une ruse :

Vous vendez des briquets ? Le mien a explosé...

Nous n'avons que des briquets verts, monsieur.

C'est exactement ce qu'il me faut ! Merci !

L'attention du vendeur était détournée. Ole Berne lâcha dans un souffle à peine prononcé le nom honni des cigarettes controversées et le vendeur, sans se retourner, attrapa un paquet qu'il déposa négligemment sur le comptoir.

L'écrivain se sentait oppressé, prêt à toute éventualité. Chaque geste de l'employé pouvait dévier pour basculer dans le drame. Au lieu de poser sur le comptoir un de ces briquets verts qui étaient exposés dans une vitrine, à hauteur d'yeux, il pouvait se saisir d'un revolver et abattre l'auteur jugé subversif non pour son style mais pour sa consommation de cigarettes. Il se borna à annoncer le prix du briquet et des clopes à l'écrivain qui tendit un billet de banque (il n'avait pas l'appoint).

Il vous faut autre chose ?, demanda sournoisement l'employé qui s'impatientait visiblement.

Il faut dire que le client restait figé devant le comptoir, attentif au moindre mouvement mais tellement absorbé par son observation qu'il avait oublié la file d'attente qui ne cessait de s'agrandir, derrière lui. Déjà, on ricanait méchamment en désignant le nigaud qui n'était pas familier de ce genre de commerce, de toute évidence !

Certes, l'employé n'était qu'un des éléments du stratagème que l'écrivain pressentait. Le patron n'était sans doute pas la tête pensante, même s'il était assurément le coordinateur de toute l'opération. Sans doute fallait-il être vigilant face à cette clientèle disparate où il est si facile de se faufiler anonymement pour espionner et transmettre les informations recueillies en utilisant le téléphone public suspendu à côté de la porte des toilettes (pourquoi se gêner ?)

Sans perdre son sang-froid, l'écrivain grimaça au vendeur en répondant avec assurance :

Ce sera tout, je vous remercie bien.

Il sortit le plus tranquillement du monde et, dès lors qu'il eut passé la porte, prit ses jambes à son cou en empruntant des ruelles sinueuses pour brouiller au maximum les pistes de ses agresseurs éventuels. C'est ainsi que sa vie se faisait chaque jour plus dangereuse et plus précaire, comme cette nouvelle expérience le démontrait. Il était certes parvenu à ses fins puisqu'il possédait le paquet de cigarettes tant convoité mais l'incident du tabac lui démontrait, si besoin était, que la méfiance était de mise, qu'il n'était en sécurité nulle part, qu'il ne pourrait plus jamais compter sur personne ! Son existence serait bientôt celle d'un véritable paria.

Il lui sembla alors que cette vie de rien lui offrirait toujours moins d'attraits. Il songea à se suicider mais considéra que ce geste servirait les intérêts de ceux qui en voulaient probablement à sa vie et qui le pourchassaient sans relâche. Il ne leur ferait pas le cadeau de laisser la presse locale décrire la découverte d'un cadavre remonté à la surface de l'eau dans le canal, au milieu de poissons crevés et flottant eux aussi sur une eau verte et mitigée, gueule béante.

Il voyait le café au matin, les agents se chahutant pour accéder au maigre entrefilet signalant « ce qui pourrait être un suicide » et riant de bon cœur ! Il lui fallait donc se résigner à cette vie sans attache, sans identité. Quant au roman arrêté, qui serait peut-être saisi et détruit, il appartenait à une autre existence.

L'homme de lettres n'était plus. Il ne restait qu'un fugitif.