Réalité, guide pratique
Dans les locaux techniques de
la cellule du contrôle continu, on s'enivrait de la reprise en
main qui s'annonçait. Pourtant les certitudes n'en finissaient
pas de se fissurer et ce, même chez les techniciens. À
force de cultiver le secret, d'instaurer des règles de non-dit,
les réalités s'effaçaient autour d'eux et ils
s'entouraient d'objets imaginaires qui les satisfaisaient
ponctuellement.
L'un d'eux se voyait devenir
riche en proposant des ouvrages à succès, qu'il imaginait
déjà en devanture de librairie : Apprenez à
maîtriser votre réalité ou bien Avoir raison de
l'air du temps.
Oui, ces ouvrages seraient
forcément très appréciés par un public
désireux de garder les pieds sur terre, d'avoir prise sur le
cours des choses ! Mais le désir restait velléité.
L'homme aurait été bien en peine de formuler une seule
phrase de ses prétentieux manuels ! En réalité, il
ne connaissait que des méthodes qui lui permettaient de se
plonger dans des pseudo-univers en dérive – et des
méthodes hasardeuses, qui plus est.
– Je pose une brique,
expliquait-il, mais je ne le sais pas. Alors toi, si tu fais de
même, inutile de me le faire savoir. De toutes façons,
chacun posait sa brique par-ci, par-là, il n'y a pas si
longtemps et ça nous faisait une belle jambe, jusque là,
non ?
Le technicien de la
réalité achevait donc de perdre la raison : il tournait
sur lui-même en prononçant ses paroles et faisait de
grands gestes qui rappelaient l'époque où il avait
entrepris de devenir artiste.
Car ce technicien avait,
à l'époque de sa jeunesse, tenté de percer dans le
milieu artistique. Il voulait être un artiste « de son
temps » et avait alors engagé une démarche qu'il
qualifiait d'antiréaliste, dont les visées étaient
manifestement subversives.
Il avait notamment pris le
parti, au cours de manifestations qui avaient
généralement lieu dans la capitale, d'user de son public
pour des œuvres « non événementielles »
censées entraîner le spectateur dans une
sérénade inquiétante mais séduisante, au
cours de laquelle le public cobaye se sentirait transformé
jusque dans sa physionomie.
L'œuvre traversait les
méandres de l'esprit pour s'enfoncer dans la tuyauterie
relationnelle du psychisme interdit. Passé un nuage
d'interférences qui résonnait comme un
grésillement de radio insupportablement amplifié, on se
retrouvait installé à sa place, dans la lumière
poreuse du cinéma, toujours bercé par le sentiment de
tuyauteries irrationnelles, s'observant soi-même comme de
l'extérieur.
L'homme, qui n'était pas
encore le technicien chevronné qu'on recruta pour le compte d'un
organisme interministériel discret, avait passé de
longues années à préparer cette œuvre qu'il
disait séductive. Il avait notamment utilisé une
série de formules qui émanaient de feuillets manuscrits
dont l'auteur ne sera sans doute jamais identifié.
Les notes étaient
difficiles à déchiffrer mais celui qui se
considérait alors comme un artiste passa des nuits
entières à en reconstituer le message, qu'il reprit
à son compte, notamment dans l'œuvre qu'il voulait
séductive.
Le manuscrit, il l'avait
retrouvé par hasard, dans une boîte métallique
enterrée à proximité d'un squelette, alors qu'il
creusait un trou dans son jardin.
Il s'étonna. La maison
avait appartenu à un riche industriel qui était mort dans
des circonstances occultes, à l'étranger. Le cadavre
était-il une victime de ce propriétaire puissant, qui
avait sans doute eu les moyens d'éliminer les importuns qui
auraient prétendu lui chercher noise ?
Mais le manuscrit n'offrait
aucun rapport apparent avec les activités officielles ou
officieuses de l'industriel. Il était même difficile d'en
décrire le contenu, qui présentait de bout en bout une
allure énigmatique et fragmentaire.
L'artiste s'inspira pourtant de
ses préceptes de façon constante. D'une certaine
façon, son travail n'était qu'une illustration des bribes
reconstituées par ses soins. Mais les circonstances ne permirent
pas à l'œuvre de rencontrer son public.
Une installation conçue
par le jeune homme faisait office de déclaration programmatique.
Elle devait occuper une pièce entière dans les espaces
d'une galerie réputée. La salle resta close et l'artiste,
posté à l'entrée de la galerie, fumant cigarette
sur cigarette, insulta les passants qui changeaient de trottoir en
apercevant un énergumène fulminant.
Après une courte
série de jours, le gérant de la galerie décida
d'écourter l'expérience.
Le métier de technicien
lui convenait peut-être mieux. C'est du moins ce qu'il lui sembla
après cette expérience désastreuse, qui lui avait
empli le cœur d'amertume.
Ses études en
ingénierie des communications lui permettaient de
prétendre à un poste d'expert et même
d'intégrer un laboratoire. Assez rapidement, il fut
remarqué pour ses aptitudes techniques. On le contacta dans le
cadre de la mise en place d'une « cellule de réalisation
» rattachée à un organisme de recherche dont la
nature juridique était floue.
Malencontreusement, la cellule
se dispersa très vite dans ses recherches. Les
événements se bousculant, le technicien se sentit
bientôt dépassé par les missions qui lui
incombaient.
Un soir, buvant du whisky
à grandes rasades chez lui, l''ampleur de son échec lui
apparut flagrante. Il ne restait rien de ses postulats initiaux. Aucune
des expériences qu'il avait impulsées ne pourrait
aboutir. Il serait ridicule devant les émissaires
gouvernementaux. On l'abattrait peut-être, qui sait ?
Alors,, il retourna au vieux
manuscrit qui l'avait guidé dans ses jeunes années. Il
déplia un à un les feuillets et formula à haute
voix les inscriptions qu'il avait su retranscrire, autrefois, en
dépit de l'écriture en pattes de mouche. Il fut pris de
vertige. Entre les lignes de l'ouvrage inachevé, il lisait le
tracé de sa gloire toute proche. Ce texte formulait des
préceptes qui portaient en eux la résolution même
de l'élément accidentel, sur lequel il butait depuis des
mois !
C'est alors qu'il entreprit
d'écrire des guides pratiques, aisément accessibles et
destinés à un large public. Pourtant, la
révélation qu'il voulut donner de l'ouvrage rencontra
moins d'écho encore que l'entreprise artistique de sa jeunesse.
Ses guides, publiés à compte d'auteur, ne se vendirent
pas et se désagrégèrent
prématurément.
Pour contrecarrer cette
difficulté à se faire comprendre, il voulut en faire
l'exposé à ses proches (même si la
révélation pouvait sembler tardive et donc suspecte).
Mais ceux qui entendirent les formules déterrées par le
technicien désœuvré n'en comprirent pas un traitre
mot et se défièrent à tout jamais de celui qui les
avait ainsi emmenés en bateau.
Manifestement, le technicien de
la réalité, qui recevrait dans quelques jours une copie
de sa lettre de démission (un faux, il n'a jamais produit une
telle lettre) resterait seul dans sa compréhension du texte trop
longtemps resté enfoui.
À l'aube, la bouteille
de whisky était entièrement vidée. Le technicien
prit une pelle et entreprit de retourner tout le jardin. Il
enfonça, titubant, sa pelle dans la terre molle car il avait plu
tout récemment.
La pelle heurta une mine
déposée par l'ancien propriétaire (ou bien par
l'employeur qui jugeait peut-être qu'il était temps de se
débarrasser une bonne fois pour toute du technicien à la
dérive). La détonation fut immédiate. Le corps du
technicien roula dans l'herbe à-demi arrachée tandis que
finissaient de se désagréger, formant au grenier un gros
tas de poussière, les volumes imprimés sur un mauvais
papier qui ne devaient jamais apporter leur révélation au
monde.