Tenebrae





Les ténèbres. Où tout se borne à ne pas laisser s'infiltrer le peu de lumière du dehors. Au-dehors d'un cerveau, isolé, aux limites de la ville. Le désert, dehors, attend. « Le moment est venu ! », se dit Octave en descendant du taxi qui l'a amené dans cette zone de transit. Le conducteur redémarre au moment où Octave sort et regarde en riant son client tomber. Un abîme s'ouvre au-devant d'Octave, qui s'aperçoit qu'on l'a déposé au bord d'une falaise. Au fond de la quelque il aperçoit une masse informe. Bouillonnante. Il s'écorche les doigts en se relevant. De l'autre côté, le désert. Octave s'avance. Le taxi a redémarré (Octave a dû payer d'avance). La nuit, le sable se fait fluorescent. Octave tombe à nouveau. Cette fois, il rampe pour s'approcher de la zone désertique. Les lisières urbaines affaissent leur regard sur l'homme rampant.


Octave se rappelle les angoisses du promoteur immobilier avait qui il avait échangé quelques mots : « Ces immeubles ont le dos voûté, le ventre blafard ! », s'exclamait-il. Octave rampe toujours, repensant à cet homme inquiet sans savoir poursoi son souvenir lui revient à cet instant. Il voudrait n'avoir qu'une chose en tête à ce moment : « C'est la longue agonie du héros ! »s, se dit-il à lui-même pour se convaincre. « On n'a jamais vu ça ! » Recroquevillé dans la poussière, il se met à prier. La prière du héros, espère-t-il. Il s'imagine au cœur du bouillonnement écervelé d'une destination hypothétique. Qu'a-t-il jamais vécu ? Il ne le sait plus. Ses doigts écorchés l'empêchent d'avancer. Mais il rampe et oublie.


Le taxi ivre rentre en ville après avoir passé une partie de la nuit dans la zone de désert multicolore, pour se distraire après ce dernier client ennuyeux et ingrat. Voici son avenir immédiat, hypothétique cependant. Il heurtera de plein fouet un autobus au carrefour. On comptera plusieurs morts dans cet accident qui suit une dérive de plusieurs heures au cours desquelles le chauffeur de taxi n'a jamais pris le temps de dormir. Depuis combien de temps était-il resté dans cet état d'hébétude avant de s'écraser ignoblement sur l'autobus qui était arrêté à l'angle où tournait le taxi qui avait, de longtemps, perdu le contrôle de son véhicule. La virginité souillée des allées de la ville. Les camions-lessiveurs ne tromperont personne. Clameur des journalistes, qui portent les esquisses de leurs photographies en bandoulière. Lourdes plaques de marbre. Gravures illimitées, semblables. On ramasse aussi le conducteur mortellement blessé mais toujours ivre. On inspecte son appartement. On doit insister un peu pour ouvrir la porte. « La lumière est allumée ! », dit-on alors que l'homme mis en cause agonise à côté. Du plus haut étage de l'immeuble, une lumière est restée allumée. Oubliée par le chauffeur de taxi, dont la fenêtre est de surcroît éclairée par la lune de ce ciel sans étoiles. Un ciel transitoire, presque une aurore et difficile à voir.


Le ciel de cette ville est noir, les sables du désert promènent leurs dunes aux plus hautes altitudes, en attendant la pluie. L'attente aussi a une influence décisive sur l'épaisseur de la voûte céleste. On attend beaucoup, ici. On a ramassé les victimes de l'accident, on les a entassés dans le ventre mou de l'autobus. Le ciel prenait la teinte du crépuscule mais le matin n'arrivait pas. « Toute la ville espère. », s'est exclamé un ambulancier en regardant le bus éventré avec ahurissement. Celui qu'on ramasse à présent, sur l'herbe caoutchouteuse, encore installé sur une banquette crevée, la tête renversée. L'herbe caoutchouteuse brûlée, noyée sous la verdeur de la banquette arrière, qui répand une luminosité anormale. Et l'odeur de cette banquette qui harcèle l'ambulancier ! Il s'étouffe, ne trouve pas d'oxygène autour de lui, cherche une bouteille à l'arrière de son ambulance. Mais on l'attrape, on le maîtrise. « Retourne là-bas ! », crie le médecin-chef. Enfin, le corps du chauffeur de taxi est déplacé. À quelques kilomètres de là, le désert, comme une plage urbaine cernée d'immeubles et fréquentée par les riverains nombreux, qui l'observent continuellement de leurs fenêtres, fusil au poing, attendant que le désert progresse. Mais le désert avance à petits grains de sable qui infiltrent l'asphalte.


Octave endormi marche-t-il, rampant et protégeant ses mains du vent ? Fait-il semblant avec ce rêve dont il se souviendra, en s'éveillant, qu'il l'a vécu ? En attendant, il a noté consciencieusement ce que lui révélaient tous ces rêves dont il n'est jamais parvenu à tirer la moindre conclusion positive. « Cela viendra », se dit-il à lui-même. Cela viendra. Les appartement que le gouvernement concède, pour un fort loyer, à des gens tels qu'Octave (ou même le chauffeur de taxi), ce sont de petits lieux vétustes, aux murs plantés à même le sol, avec de mauvais clous, usés et tordus pour la plupart. Ce sont de petites cabanes qui s'attirent les unes, les autres, superposées en immeubles par un vrai tour de prestidigitation. L'appartement d'Octave est essentiellement le lieu où il dort, rêve et s'éveille, bien souvent à cause des pluies intermittentes qui infiltrent le plafond et suintent le long des murs, depuis les appartements du dessus. L'eau parvient au plafond de la chambre d'Octave, suinte en formant des zigzags qui peuvent stagner un long moment au plafond. Mais dès que le vent souffle un peu, l'eau tombe sur le lit et Octave s'éveille brutalement. « J'ai encore fait un mauvais rêve ! » Il s'extirpe de son lit et rampe jusqu'au bureau (qui n'est qu'une planche de bois posée sur des barils de plastique détériorés). Il retrouve un cahier jauni sur lequel il note ses faits, des impressions, des rêves. Il écrit à la hâte une description du rêve qui lui échappe finalement. Les quelques mots inscrits se noient dans une goutte qui s'écrase du papier sur le cahier. La goutte est pleine de poussière. Ainsi, les gouttes d'eau prennent-elles du poids. C'est évident. Chaque jour, l'eau s'alourdit.


Octave n'en est plus à compter les gouttes, pourtant. Son appartement, on ne sait s'il le reverra un jour, il le laisse noyer ses rêves dans l'eau pleine de poussière. La pluie, on l'attend à présent diluvienne. C'est pour les jours prochains, d'après ce que disent les journaux. Alors que, deux ou trois ans auparavant, on aurait pu attendre des journées, ensoleillées. L'été sera pluvieux. Les météorologues sont sûrs de leur fait. Avec la pluie, expliquent-ils encore, le désert se déversera tout entier sur la ville. « La ville, il n'en restera rien ! » Octave, quant à lui, rampe toujours, sous le regard plein de méfiance des habitants du quartier. On tire sur lui à la carabine, parfois. Les balles s'enfoncent dans le sable avec un bruit de caoutchouc. « J'ai vu son ombre ! », s'écrie l'un d'en haut. Octave ôte ses doigts du sable et se laisse glisser. A nouveau, les ténèbres.


Un ou deux ans auparavant, il n'y avait rien de ce maudit désert. Puis, on a installé un parc zoologique et les ennuis ont commencé ainsi. « Ici, clame le promoteur, est à présent une ville modèle. » Octave arrive. Les deux hommes partent pour une excursion à l'intérieur de la ville qui se finira par un vis-à-vis, comme un duel, dénué d'armes. La rancœur est réciproque, à ce qu'il semble. « Je ne suis pas ubique ! », s'insurge en effet Octave face à l'homme qui modèle son habitat avec cynisme. Pendant ce temps, le désert progresse et menace d'étouffer la ville. Bientôt, tombent les premières pluies de sable. Rires d'Octave, dans son appartement enfin asséché. Presque chaque matin, en s'éveillant de son rêve, il rit. Il sait, mieux que les promoteurs (qui viennent parfois le voir malgré le mépris réciproque), que le désert avance. « Je suis précisément venu pour l'étudier. »


« Mais vous n'êtes pas ubique ! », se gausse le promoteur qui pointe un fusil de chasse sur Octave, prêt à l'abattre à bout portant. « Et que faites-vous ici ? » En un clin d'œil, Octave disparaît du champ de tir du promoteur, qui reste furieux à viser dans le vide. Octave s'éveille dans le désert. Le subterfuge n'a pas entièrement réussi puisqu'il a une balle dans le crâne. Mais s'il en touche du doigt l'impact, qu'il imagine propre sur son front, il n'éprouve pas de douleur particulière. Non loin, il voit l'autobus, qu'on a dû déplacer. Certaines victimes sont encore à l'intérieur. Les ambulanciers se sont arrêtés et regardent Octave qui s'approche d'eux. On lui demande ce qu'il a voulu faire. Il se retourne alors et son regard s'étonne pour lui (on est au cinéma, tout de même) : des barbelés interdisent l'accès à la zone multicolore du désert. Octave s'apprête à retourner en ville. Il refuse de croire, comme les médecins le lui ordonnent, qu'il est sur le point de commettre un crime. « À chaque citoyen, il s'agit de tenir le discours qui convient, désespérant ! », argumente un homme politique qui a tenu à se rendre sur les lieux du drame. Octave l'entend à peine, abasourdi par les suppositions des médecins.


Il a toujours vécu sans intention. C'est sans doute ce qu'on lui reproche précisément. « Et dans ses notes, qui ont été saisies. « Car vous prenez des notes, à quel propos ? » On le harcèle de questions : « Vous êtes venu dans l'intention d'écrire. Pourquoi être venu ici, précisément ? » Sa réponse est fruste. « Il se trouve que j'habite en France. » On examine son ombre, qui paraît encore plus suspecte que l'homme. Toutes sortes de questions fusent. « Il se trouve que j'habite à l'est de la capitale, vous voyez ? » On finit par le faire saigner, pour prélever un bol de son sang. Octave regarde le sang s'écouler de son épaule, hébété. Mais quand le chirurgien se détourne, à la recherche d'un objet quelconque, Octave profite de son inattention et frappe le chirurgien au visage. L'homme qui venait de dénicher un gros scalpel se balafre le visage. Son sang se répand sur tout le visage et noie ses yeux. Le chirurgien aveuglé voudrait nettoyer son visage. Cherchant un chiffon, il se blesse les mains à plusieurs reprises. Il entend que son sang s'écoule abondamment sur le carrelage. Il finit par s'emparer d'une éponge. Octave la lui reprend et sort. Une ambulance passe à proximité et ralentit étrangement, comme si elle surveillait l'endroit. Alors qu'elle est censée effectuer des trajets réguliers entre la ville et le désert, où l'on a déplacé l'accident dramatique du taxi et du bus. Le conducteur de l'ambulance a, il est vrai, une vue si fine qu'on l'appelle « le lynx ». Mais, absorbé par son observation, il n'entend pas l'homme qui contourne l'ambulance et lui enfonce le scalpel dans la nuque. Octave jette l'arme au sol et s'en retourne aux ténèbres du désert.


Si loin que vous vous enfonciez dans le désert, il vous sera possible d'observer la ville et ses animations, au rythme des lueurs qui désordonnent pour conjurer le sort la noirceur de la nuit tombée comme le cluster d'un pianiste qui se serait effondré raide mort sur les touches graves de son instrument. Il vous est possible d'observer la nuit mais vous y perdez toute notion de l'heure : un, deux ans s'écoulent et vous n'en savez rien, il vous faut retourner en ville. La ville, effrayée tous les jours par ce soudain désert, les citadins s'efforcent de marcher d'un pas silencieux et lent pour éviter les accidents. Si vous venez en ville après le séjour du désert, sachez que vous serez traqué par la population locale. On vous soupçonnera de vouloir abuser l'habitant, on vous questionnera. – On dira peut-être qu'il y a un Démon, celui qu'on trouvera en vous ouvrant le ventre. Indubitablement, il s'est emparé de vous.


Octave, notre héros hypothétique, harcelé par ses propres craintes, répète : « Je ne suis pas ubique ! » Retourner au désert, revenir à la ville – ces deux temps se confondent à présent dans sa tête. « Les sables me reprennent », songe-t-il. En effet, la ville est à peine visible; tant il s'est enfoncé dans le désert; Étonnamment, une voiture passe. Elle s'arrête près de lui. Deux hommes en uniforme blanc descendent. On s'assure que le corps est inerte. On le ramasse et on le reconduit à son appartement, sans être certain qu'il s'éveillera au lendemain. « Au pire, explique le promoteur immobilier à un ambulancier qui prend une pause en regardant le bus se consumer, on le remplacera et on divisera l'appartement en deux ! » Son rire envahit le désert.

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