Une histoire du désert
J’aurais voulu imaginer ceci, à la lueur d’un
candélabre. Un récit de la création,
d’après tous ceux que j’ai eu sous les yeux. Car ils
ne se ressemblaient pas, il a fallu que j’imagine par
moi-même. Je devins un espace inconsidéré, une
étendue toute-puissante. Il a aussi fallu que j’invente
une branche, pour m’y aggriper moi-même… Alors,
j’ai commencé à débiter des tranches de
probabilités. J’humiliais beaucoup, à me jouer
aveugle, et puis soudain --- un faisceau de lumière. Et
voilà ma brûlure, car dans l’instant, je compris que
j’étais parvenu, et je me sus impardonnable.
Un récit exemplaire
m’aura échappé. Je voulais qu’il ait lieu. Je
suis un peu naïf, c’est vrai : je suis sorti en grand
vent de chez moi, et j’ai été chercher
l’inspiration dans les endroits les plus inattendus. Certains, et
j’en connais, se contentent de peu : ils regardent le ciel
et puis la terre, en reviennent aux nuages en murmurant et en levant
les bras. Mais moi, j’ai fait le tour de la grande ville, et
c’est en revenant chez moi que j’ai enfin compris mon lieu,
qui n’était autre qu’un désert. J’ai
pensé au désert, parce que j’y voyais de vrais
miracles prendre corps, avec la plus grande splendeur. Il me fallait de
forts contrastes. J’étais persuadé qu’ainsi,
à cultiver la discrépance, je pourrais dépayser
sans pour autant demeurer incompris. Je m’affamais. Il me fallut
bientôt une multitudes d’âmes pour jurer avec cette
étendue sereine et ce ciel lisse. Et c’est ainsi, sous
l’incompressible chape de mon azur, que ce désert prit
l’aspect d’une joyeuse mosaïque. Mes grains de sable
n’auraient pas longtemps gardé le teint doré,
presque clinquant qu’on leur connaît dans nos
contrées. J’en ai cherché des verts, des rouges, de
violets… Mes personnages se seraient mis en peine de rassembler
pour les marier selon la mode et le bon goût ces éclats
d’univres dispersés par mes soisn.
A peine éclos, mon
récit semblait prendre forme. L’intrigue s’offrait
à moi avec une insolente facilité. J’étais
grisé. Me submergeait l’envie de la garder pour moi, de me
l’approprier tout entière, parce qu’on sait que les
intrigues, si l’on n’a pas tôt fait d’en finir
avec elles, ne restent jamais si longtemps à vous mordre le
ventre, comme suspendues et s’accrochant à vos intestins
par les dents. Ce sont des bêtes fauves qui détestent ce
qu’il y a d’inutile. Sans aucun paradoxe, c’est
même ce qu’elles ont de plus frivoles. Mais je ne voudrais
pas vous laisser plus longtemps l’eau à la bouche. Mon
intrigue, je vous en parlerai encore. Féminine dans ma propre
chair, elle me maternerait, promettait-elle --- sans patience pourtant
--- en me présentant plaisamment sa poitrine. Ces seins
splendides, si désirables, saurai-je vous les
décrire ? Je ne mets aucun orgueil à ce brun
d’érotisme. Je voulais un récit. Voici
l’intrigue qui m’est tombée sur les bras.
J’avais sculpté
mes personnages dans la cire de bougies que j’avais
ramassées, au détour d’une rue proche de la nuit la
plus épaisse, parmi de nombreux autres détritus qui
débordaient des poubelles, à l’heure où les
poubelles sont fastueuses. Aussi, je suis rentré chez moi ce
soir-là, l’épaule fendue sous le poids de la cire,
mais je n’en avais cure. J’étais tout entier
consacré à ce récit qui me venait.
J’ai achevé la nuit, à sculpter tous mes
persnnages. A l’aube, c’était une foule que
j’avais sous les yeux. Une foule de gens entre lesquels, on
l’imagine, il se serait créé des relations
fictives. Il faut penser aux problèmes d’organisationque
suscite, je dirais inévitablement, un chantier tel que
l’aménagement du désert. Une frayeur se serait
dessinée en filigrane, mais une frayeur de chaque instant, que
tout se rompe. Alors bien vite, les rapports se seraient tendus, mes
personnages se seraient crispés. Des querelles tout
d’abord bénignes auraient éclaté.
Bientôt le cours tranquille de l’opération aurait
connu des heurts, puis des interruptions. On se serait mis à
discuter politique, on aurait commencé à tracer des
limites, on se serait constitué en clans. Mais le propos des
débats n’aurait jamais été clairement
défini. On se serait jeté de lourdes argumentations
à la figure, mais sans vraiment savoir pourquoi.
S’opposer, prendre part, faire corps, et ne pas faire le jeu de
l’ennemi ---- j’entendis bientôt de pareils mots
d’ordre fuser comme des salves de partout, dans une jubilation
froide, furieuse et prévisible, sans nul doute (sinon que je
n’avais, pour ma part, rien prévu de tout cela). Personne
n’irait rechercher les fondements de la discorde. On n’en
serait plus là. D’autres désaccords, d’autres
conflits éclateraient d’ores et déjà.
Pour ce qui est du propos des
débats, je croyais initialement avoir de quoi être fier.
J’en avais fait un être dénué de chair. Il me
faut avouer, pourtant, que j’y suis pour bien peu : ce
furent des raisons pratiques qui m’y obligèrent. Il devait
beucoup voyager, à mon gré, promener son verbiage de
bouche en bouche ; et mon idée, ce fut d’en faire une
nuée de mots, condensée comme un nuage au-dessus des
protagonistes, voyageant de l’un à l’autre de ces
beaux parleurs. A cet effet, j’avais créé tout un
système de poulies qui aurait grandement facilité les
nombreux déplacements de mon nuage. Or, dès les
premiers essais, j’eus de charmants surprises :
l’objet des débats, s’égaillant d’une
bouche à l’autre, apparaissait comme fantomatique,
à varier indéfiniment, comme s’il devait se
contrefaire à chaque déplacement et se rendre toujours
autre, ainsi. Un imprévu, cependant, provoqua sa noyade ou
plutôt sa complète dissolution, dans une pratique aveugle
du débat, où excellaient certes mes personnages mais
à un point où d’objet, ils n’avaient plus
besoin aucunement. L’objet des débats fut donc
détruit assez tôt, et ses restes furent dispersés
par le vent ---- un vent rageur, coléreux, mugissant. Le
désert s’éveillait, me sembla-t-il. Nul ne
s’en soucia alors. Déjà, de nouveaux
désaccords surgissaient, plus violents et bruyants mais plus
insignifiants aussi, dans leurs causes premières, et pourtant
plus lourds de conséquences encore.
Tous ces personnages se
seraient battus comme des sauvages, à force de disputes. A
l’origine, il me fallait deux clans, bien distincts l’un de
l’autre. Mais bien vite, ce récit avait focalisé
toute l’action sur des conflits secondaires, voire futiles. Ce
sont ces conflits, purement anecdotiques, qui se seraient
envenimés au point de prendre le dessus. La multiplication des
clans aurait fini par mettre à bas les mécanisme
d’un récit croyable. A présent, des mœurs
tribales présideraient à de nouveaux affrontements. Il
faut entendre, à l’heure où le soleil est au plus
haut, les chants guerriers que l’astre radieux exalte. Songer
avec effroi au mysticisme des combats et à des scènes
d’anthropophagie que suscitent immanquablement de pareils
désordres sociaux. Il faut encore imaginer les dernières
scènes de mon récit.
En fin de compte, il a fallu
que j’abandonne tout, car il me demandait de monstrueux efforts,
car il me demandait de croire. Les combats, bien longtemps, se seraient
poursuivis --- et je dus les drapper de nuit. Ce furent des chacals, et
des chiens monstrueux, dénués de toute apparence humaine,
qui s’affrontèrent. Le plaisir de détruire une vie,
de saigner des chairs, de goûter à des viandes encore
vivantes, se serait avéré si enivrant enfin, que
l’objet même des combats se serait, pour ainsi dire,
proprement incarné. Et tout le long de cette nuit infinissable,
on se serait détruit par soif de destruction, sans
héroïsme et sans gloriole. Plus de politiciens, ni
même de clans : seules seraient restées une
jouissance morbide et un désir cruel, dans un phantasme
général. Au matin, le soleil serait apparu. Un peu
honteux, j’aurais baissé les yeux sur mon carnage.
J’aurais pleuré, mais j’aurais
détourné mes larmes. Le soleil serait alors tombé
lame par lame sur les protagonistes du récit
qu’abominablement, j’aurais eu commis. Comme une affreuse
révélation, ils auraient regardé leurs mains, ces
survivants si pitoyables : ils les auraient vu fondre. Et leurs
lamentations : « Car nous ne sommes que de
cire ! » Pour m’écoeurer. Tout ce remords
qui se déverse, alors que leurs chairs se déchirent,
avec les toutes premières lueurs de l’aube, qui
n’en finiraient jamais. Et le grand jour, celui qu’ils
avaient tous espéré, jamais ils ne le connaitraient.
Ma
rancœur aurait été plus forte que la colère
d’un dieu. Il faut imaginer la cire, comme elle absorbe le
désert. La cire, sa teinte rouge, à l’horizon unie.
Et dans le loin, un navire serait apparu. C’est un navire que
j’ai trouvé, un soir de pleine lune par lequel,
après une morne promenade, je rentrais chez moi. Le navire quand
je l’avais récupéré était captif
d’une bouteille. Je l’avais gardé, en souvenir de
mon ivresse particulière ce soir-là. J’avais
brisé la bouteille et je l’aurais alors posé, ce
fier trois-mats, sur cette mer de cire que j’avais devant moi,
afin d’imaginer les imbéciles matelots et la mutinerie
qu’ils n’auraient pas manqué de fomenter, à
la veille d’une fabuleuse découverte de terres
jusqu’alors inexplorées. Un continent secret encore, tout
proche dans l’histoire, un continent tel qu’ils
n’auraient jamais osé en rêver un. Et jamais ils n’y
parviendraient, en effet. Ce continent restera vierge. Qu’il se
meure, qu’il flétrisse ! Cela me convient mieux. Je
l’ai recouvert de sable, même, qu’il s’endorme.
Ce sommeil est souhaitable. Préférable.