Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
Livre deuxième
Chapitre XXXVII

[E-mail]
 Article publié le 6 mars 2006.

oOo

La tête saignait dans la neige. Anaïs jeta la branche dans la broussaille et rentra. Jules avait poussé la chaudière et maintenant c’était agréable d’attendre. Il avait aussi allumé le feu dans la cheminée et il le surveillait, car le bois était humide. Elle était allongée sur le divan. Quand Frank Chercos et la petite serveuse passèrent le portail, ils virent la tache de sang dans la neige et les traces d’une lutte qui n’avait pas duré longtemps. Ils se hâtèrent et frappèrent à la porte, car la cheminée fumait. Anaïs ouvrit. Cette fois, elle brandissait le tison. Ell s’avança en souriant. Le tison changea de main et Jules retourna à la cheminée pour tisonner.

- Il fait bon ! dit Frank Chercos en se frottant les mains.

Il jeta un oeil déconcerté sur les lances et les boucliers qui décoraient les murs. Une carapace de tortue était posée sur le tapis et un coussin la surmontait. Ell continuait de secouer les imperméables devant la porte.

- Anaïs doit s’en aller, dit Jules sans quitter le feu.

- Le train est à midi, dit Frank.

Jules se rasséréna. Le tison maintenait une bûche à l’oblique. Frank regarda le travail des flammes qui montaient dans la suie. Ell rentra et accrocha les imperméables.

- Il ne fait nuit ni jour, dit-elle, comme si le temps s’était arrêté.

- Il n’y a plus de temps, dit Anaïs et elle entra dans la cuisine pour brancher la cafetière.

Frank pensait au train. Jules se taisait.

- Vous voulez partir ? demanda Frank.

Ell revint avec la cafetière et les tasses sur un plateau.

- Elle partira si c’est le mieux, dit-elle.

- Je partirai, dit Anaïs.

Jules toussa. Le jour entrait par la fenêtre nord, tandis que l’autre fenêtre demeurait grise, presque sale. Une écorce jaillit et parcourut la distance qui le séparait d’Anaïs.

- Vous prendrez le train de midi, dit Frank. On peut fumer ?

- Elle a un joli appartement à Paris, dit Ell.

- Joli... fit Anaïs.

Les deux femmes étaient assises l’une contre l’autre et Frank les regardait. Jules voulait tourner le dos et ne regardait que le feu. Frank lui tendit une tasse.

- On n’a guère le temps d’en discuter, dit Jules.

L’horloge normande sonna la demie. On aurait dit qu’il avait attendu ce moment précieux.

- Tu reviendras cet été, dit Ell. Avec le soleil...

- J’habite tout près de Saint-Benoît, dit Anaïs. Savez-vous que...

- Je sais, dit Frank. Elle est ici.

- Fred ?

Frank ne répondit pas. Ell rêvait de voyager en train. Elle n’était jamais allée plus loin que Toulouse. Elle avait oublié pourquoi.

- Un procès en appel, dit Jules en ricanant.

- C’était plus simple, dit Anaïs. C’était... concevable.

Ell rit. Le rire effaçait toute trace de terre sur son visage finalement ingrat.

- Ma valise est prête, dit Anaïs et elle monta.

On entendit ses pas. Elle referma toutes les portes.

- Il y a du sang dehors, dit Frank.

- Vous n’avez pas entendu le coup de fusil ? demanda Jules.

- Non.

Ell vit Anaïs descendre lentement l’escalier et s’arrêter devant les gravures.

- Venez avec moi, dit Anaïs.

- Vous habitez Paris vous aussi ? demanda Ell à Frank.

Anaïs posa la valise au pied du divan et s’assit. Jules se leva enfin. Il se contenta de l’embrasser et il s’en alla. On entendit ses pas dans la neige. Le ciel s’éclaircissait peut-être. Ell regarda à la fenêtre et vit Jules traverser un champ en contournant les mottes blanches et noires. Plus tard, ils étaient sur le quai de la gare. Le train attendait. Ell boucha ses oreilles pour ne pas entendre les coups de tampon. Anaïs resta à la fenêtre jusqu’à l’entrée du tunnel, puis on vit la vitre se lever et le train s’engouffra. Frank abandonna la petite serveuse. Elle attendit encore, vit l’homme qui consultait les horaires et s’en alla elle aussi. L’homme tenait son manteau sur le bras. Il portait un béret basque. Il n’avait pas noué son écharpe. Il traversa la salle des pas perdus et attendit dans la cour. Le taxi s’éloignait. L’homme grommela et marcha vers le bourg. Il n’avait pas de valise.

Il arriva sur la place. Il salua quelques personnes de sa connaissance, mais sans s’approcher d’elles. Il ne semblait pas non plus qu’il cherchât à les éviter. Les vitres de l’Hôtel des Trois-Seigneurs étaient éclairées. Devant la porte, la neige s’était transformée en boue. L’homme sautilla et entra. Constance le happa.

- Mon chou ! On ne t’attendait plus.

Elle fit les présentations d’usage.

- Ce monsieur est Frank Chercos. Il est venu enquêter sur la mort étrange de cet enfant. Voici Alice Qand...

- Alice Sabat, corrigea Alice en recevant la main moite de celui qui ne pouvait être que l’époux de Constance de Vermort. - Comment l’appelez-vous, déjà ? demanda-t-elle à Frank quand ils furent de nouveau seuls, à l’écart de cette réunion impromptue.

- Omar Lobster, dit Frank. Un savant.

Rose continuait de raconter. Sa tête était maintenant couverte d’un pansement que le docteur Verdier ajustait encore en bougonnant parce qu’elle ne tenait pas en place.

- Je saurai qui c’est ! grognait-elle. Tu le sais, toi !

Elle brandissait un poing exsangue en direction du comptoir. Ell souriait.

- Elle ne le saura pas, dit Frank à Alice.

Puis il contempla les cheveux de la magistrate. Elle énumérait :

- Armand de Vermort, ses fils Fabrice et Jean dit Janver, Omar Lobster et sa femme Constance, née Vermort, Gisèle de Vermort, épouse de Fabrice, Chacier, K. K. Kronprintz, Roger Russel dit Rog Russel ou Gor Ur, Kol Panglas et sa compagne Rolande, Lucas et Agnès Bégnard, Amanda S., messieurs Jasmin et Romarin, la chatte Pitsy et le chien Médoc, l’abbé Valisse, le baron Pierre de Hautetour, Verdier, Muescas, Rose , Ell...

- Sont absents : Fred Lespigue, Leuvrier, Hortense, Jean-Loup, Grandin et Sophie-Ange, Morandelle est mort, le baron Albert von K. est enfermé, vous ne verrez pas Anaïs K., et Alice Qand est au lit avec une grippe. Vous êtes Alice Sabat et je suis Frank Chercos.

- Appelez-moi Alissalissalissali... Sally !

Le comte conseillait Verdier et celui-ci continuait d’ajuster un pansement que Rose trimbalait comme un chapeau dans le vent. Son récit captivait l’auditoire. Il se finissait par le coup sur la tête et recommençait avec la vision du sang dans la neige. Un gendarme notait, l’autre exigeait des détails en secouant un crayon devant le regard agité de Rose qui recommençait. Verdier finit par perdre patience et le pansement sauta d’une table à l’autre, provoquant chaque fois la rocaille des rires. La petite dame au sac à main vert attendait, les mains posées sur la table, ne cherchant plus à en dissimuler les menottes.

- Le ciel est bleu ! cria quelqu’un.

On sortit. le ciel était bleu, mais pas bleu comme un ciel éclairé ni profondément bleu comme la nuit. Le ciel était bleu parce qu’il était traversé par une lueur rouge.

- Curieux raisonnement, fit le comte. Dommage qu’Alberte ne soit pas là pour nous expliquer.

- Je peux expliquer, dit Konrad en cliquetant.

Sa chaîne en or attirait les filles. Alice tenait la main de Frank.

- C’est étrange, non ? dit-elle.

- La route est coupée, dit quelqu’un. S’il arrive quelque chose, on ne pourra rien faire.

- Les Martiens, c’est vert, dit un autre.

- Les Martiens, oui, mais pas leurs vaisseaux.

- Les vaisseaux martiens sont rouges ?

- Pas les vaisseaux, les flammes !

- On dirait un arc-en-ciel rouge.

- La neige va fondre.

Frank aimait cette main dans la sienne. Il pouvait entendre les verres dans l’évier et les glissements du pansement sur le dallage entre les tables.

- Vous avez des hélicoptères dans la Justice ? demanda un homme.

Alice pouffa.

- Si la route est coupée, dit-elle, je suis coincée.

- Et si c’est autre chose qu’un phénomène ?

Le comte frémit et tenta de raisonner. Son discours couvrit peu à peu les voix qui s’isolaient dans un recueillement religieux.

- L’abbé ! cria quelqu’un. C’est le moment.

Valisse consultait son bréviaire. Ses lèvres remuaient.

- Nous n’avons pas le choix, disait le comte.

- Et cette petite dame ? On a peine à croire que...

- Ah ! Si cet enfant avait été du pays, elle n’y serait plus, croyez-moi !

- Voulez-vous bien vous taire ! s’écria Alice.

Sa main glissa dans celle de Frank.

- Madame, suivez-moi ! dit-elle.

- Où ? dit la petite dame au sac à main vert.

Alice entra dans la salle du café, traversa celle du restaurant et monta l’escalier. La petite dame au sac à main vert la suivait docilement.

- Je vais vous enfermer, dit Alice. Madame Rose !

Rose grimpa l’escalier avec les clés.

- La 14, haletait-elle. Nous n’avons pas la 13.

- Je ne suis pas superstitieuse, dit Alice.

- Moi oui, dit la petite dame au sac à main vert.

Elle entra en tremblant dans la chambre.

- La 14, en fait, c’est la 13, n’est-ce pas ?

Rose ricana. Alice considéra la fenêtre.

- Si vous pensez que je vais passer par là ! dit la petite dame au sac à main vert.

- Un gendarme devant la fenêtre ! hurla Alice.

Un gendarme se pointa. Il haletait.

- Il fait chaud comme en été, dit-il.

La peur le défigurait. Ou alors, pensa Alice, c’est lui qui fait peur.

- Sortons ! dit-elle.

La petite dame au sac à main vert demeura seule avec le grand gendarme qui ouvrit la fenêtre. Il ne voulait pas rater ça. La chambre, qui était jaune, devint rouge. L’arc-en-ciel s’épanchait. Le bleu du ciel périssait. La petite dame au sac à main vert s’agenouilla et pria à haute voix.

- Seigneur, ou qui que tu sois, pardonne-nous !

Le gendarme vit le comte juché sur le piédestal du calvaire, comme en campagne électorale. Il n’entendait pas le discours. La prière de la petite dame au sac à main vert n’en finissait pas. Il regarda l’horizon qui sombrait dans le rouge, puis le tunnel recracha le train qui y été entré. La voix ferrée était coupée !

- Nous sommes seuls ! s’écria-t-il.

Mais le ciel demeurait muet. Pas d’hélicoptères ni de vaisseaux martiens. Rose secouait le pansement devant le nez d’un marmot. Il rigolait en donnant des coups de pieds dans le mollet qui le feintait à tous les coups.

- Vous n’avez pas entendu le coup de fusil ? demandait Jules.

- Non.

- Coup de fusil, ma tête ?

Le pansement vola au-dessus du calvaire et atteignit le campanile. Des voitures, moteur en marche, bloquaient les issues.

- C’est un phénomène naturel, expliquait Janver.

- Comme de péter ! renchérit quelqu’un.

Mais personne ne rit. Voilà une habitude de perdue, pensa le gendarme. La sueur dégoulinait sur ses joues glabres. La petite dame au sac à main vert se pencha à la fenêtre. Il se contenta de la retenir par le col. Elle hélait Frank Chercos, mais celui-ci était trop occupé à renifler comme un chien le petit corps savant d’Alice qui perdait la tête. Le pansement était redescendu et amusait les pieds. Elle tordit une oreille. Le cri fit basculer le ciel dans le feu.

- Mon Dieu ! s’écria la petite dame au sac à main vert. C’est la fin

- Le téléphone est coupé ! On n’a plus Internet !

- Nous n’avons plus besoin de lumière !

Le gendarme poussa la petite dame au sac à main vert à l’intérieur de la chambre qui rougeoyait.

- Sans téléphone, dit-il, il va falloir improviser.

Il s’enchaîna à la petite dame au sac à main vert et ils sortirent dans le couloir. Elle trottinait derrière lui. Son sac à main vert ballottait dans son dos. Alice montait.

- Je ne sais pas ce qui se passe, dit-elle, mais c’est sérieux.

- C’est sérieux parce que vous ne comprenez pas ? fit le gendarme en la bousculant.

- Vous allez où ?

- À l’église !

La petite dame au sac à main vert envoya un joli sourire à Alice qui les suivit. Il n’y avait presque plus de neige sur la place.

- C’est l’hiver, ça ? disait quelqu’un.

- Ça y ressemble encore, expliquait le comte.

Le docteur Verdier ricanait.

- Le ciel est en feu, dit-il. Vous n’y pouvez plus rien, monsieur le Comte.

Janver le mordit au visage. Le docteur s’écroula en hurlant.

- On aurait mieux fait de partir, dit Ell à Frank Chercos.

- Pour aller où ? dit le gendarme qui portait la petite dame au sac à main vert dans ses bras. Le train est revenu.

 Frank Chercos gicla.

- Attendez-moi ! cria Ell.

Anaïs était à la fenêtre, regardant le ciel rouge comme s’il était bleu. Frank monta et rudoya les passagers du couloir.

- Comment vous avez fait ? demandait la petite serveuse.

Sur le quai, le mécanicien expliquait pour la trente-deuxième fois que le tunnel était bouché par un éboulement et que ce n’était pas de la neige.

- Oui, pensait le maire à haute voix, mais peut-être qu’avec un chasse-neige, on pourra déblayer.

- Je vous dis que ce n’est pas de la neige !

- Qu’est-ce que c’est, alors ?

Frank chassa un passager et ferma la porte du compartiment. Anaïs était docile. Il la trouva absente. Une vache les regardait, abstraite et tranquille.

- Ne lui faites pas de mal, dit Anaïs. Il n’y a pas de mal à manger un enfant de temps en temps.

- Oui, dit Frank, mais si ça devient une habitude...

Elle éclata de rire. Ell grattait à la porte. Frank libéra le rideau qui monta. Ell avait l’air de s’être égarée. La porte coulissa.

- Vous voulez prier ? demanda Ell.

Le train bougeait.

- Si nous allions à Barcelone ? dit Anaïs d’un air enjoué.

Frank demanda au mécanicien si c’était possible.

- Avec une draisienne, non, dit le mécanicien et il fila sur le quai.

Alice cherchait Frank et interrogeait les voyageurs qui prenaient l’air parce que le train était devenu étouffant. Ils étaient impatients, capables d’une grande violence verbale qui pouvait dégénérer à tout moment. Une femme lui montra le chapeau de Frank.

- Il est peut-être dessous, dit-elle.

Il n’y était pas. Alice emporta le chapeau.

- Vous l’avez vue, s’étonna Ell. Elle est folle !

Frank regarda les gens sans chercher à y trouver Alice. Anaïs se leva et s’étira pour prendre sa valise dans le filet.

- Je ne sais pas, je ne sais rien ! répétait le maire en suivant l’équipe de techniciens qu’il avait réussi à dénicher. Ces messieurs nous le diront et JE déciderai.

Les gens ne lui témoignaient aucune confiance.

- Allons à Barcelone, dit Anaïs. Je te nourrirai de cucuruchos.

- Demain, dit Frank, si la voie est libre.

Ell frottait la sueur sur ses bras.

- C’est peut-être un problème atomique, dit-elle. Tu y crois, toi, aux Martiens ?

- Credo in unam. Soleil et chair !

- Je ne connais pas Barcelone, dit Frank.

Il fumait tranquillement maintenant. Le temps s’était peut-être arrêté. Pourquoi pas le temps, après tout. Il faut que quelque chose s’arrête. Pourvu que ce soit le temps. On pouvait voir les techniciens à l’entrée du tunnel, examinant l’obscurité à la lumière de puissantes torches électriques.

- Finalement, dit Ell, tu n’es pas morte dans le fossé du château.

- Eh non ! fit Anaïs. Je ne suis même pas morte du tout, comme tu vois.

- Nous oublierons, dit Frank.

Il suffisait de patienter. Il avait souvent attendu, le train ou autre chose, toujours avec cette patience qui lui servait de courage. Il n’avait jamais vraiment désiré résoudre des énigmes. Alice disait : Il faut vivre, vivons au-dessus des autres, on en aura toujours sur la tête, mais moins. Elle avait raison : moins il y en a et mieux on se porte. La question, c’est de gagner au bon moment. Il y a des moments favorables à la chance et d’autres qui lui sont fatals ou inutiles. Anaïs traînait sa grosse valise dans le couloir. Sur la passerelle, elle eut envie d’uriner et il surveilla la porte pendant que le pipi s’écoulait dans le ballast. Puis ils descendirent du train, tous les trois. Alice reposa le chapeau sur la tête de Frank.

- Merci, dit-il en l’ajustant.

Ils sortirent de la gare, tous les quatre. Le taxi les attendait, hilare. Il avait ôté son tricot de laine et remonté les manches de sa chemise. Pour lui, c’était l’été.

- Si vous revenez, dit-il, n’oubliez pas ma petite tour Eiffel qui neige.

- On arrive, Papa, dit Ell.

- Et vous n’avez pas pensé à ma petite...

- J’y ai pensé, dit Anaïs.

Le chauffeur souleva la valise et la secoua pour entendre la neige. Il posa une oreille humide sur le cuir parfaitement briqué, comme l’aimait Frank. Il ne concevait pas un voyage sans le cuir d’une valise.

- Ils les font en plastique, maintenant, vous savez ?

Ils revenaient à l’hôtel. Rose les attendait. La petite dame au sac à main vert secoua ses menottes et agita ses petits doigts de fée du logis. Sa petite bouche écarlate disait quelque chose, mais Frank parla à sa place et Anaïs chercha la réponse à une question qui la surprenait encore.

- Voyez-vous, dit Rose dans l’escalier, la 14, c’est la 13.

- Il en aurait fallu quatorze, dit Ell justement.

- Quand bien même ! dit Rose. Et je la mettrais où, la13 ?

- C’est juste, reconnut Ell. Il n’y a pas de place pour la 13.

- La place de la 13, c’est la 14, conclut Rose.

Alice entra la première. Elle aimait s’émerveiller avant les autres.

- Quand Qand reviendra... commença-t-elle.

Rose réfléchit. Cancan reviendrait. Elle ouvrit la fenêtre et dit :

- Comme en été !

Mais c’était l’hiver. Sous le couvert, le libraire, qui vendait des piles, n’en avait plus et se faisait engueuler. La radio parlait du phénomène comme s’il était acquis que ce fût un phénomène et non pas un noumène.

- Pas d’expérience, pas d’explication, dit Alice en se vautrant comme une petite fille sur le lit qui valsait avec Ell.

La radio jouait Unforgettable. That’s why !... That’s why !... That’s why !... Puis Léo Ferré se mit à parler de ses dents déjà mortes. Anaïs grelottait.

- Ce n’est tout de même pas l’été, fit Ell. Il ne faut pas exagérer !

Et elle ferma la fenêtre, ce qui diminua le son de la radio.

- That’s why !... That’s why !... That’s why !... chantonna-t-elle.

Frank remercia Rose qui frétilla dans ses sabots.

- Et maintenant, à poil ! lança-t-il.

C’était une plaisanterie de mauvais goût. Il ne réussit qu’à envenimer une atmosphère déjà tendue à l’extrême. Alice secoua le petit poste de radio à piles, Anaïs refusa de s’asseoir et Ell brandit un cendrier. Le chasse-neige passa, suivi du vieux Bulldozer des Vermort, conduit par un Chacier conscient de l’enjeu.

- Tu as peut-être raison, au fond, reconnut Ell.

Alice rougit du bout des joues. Elle consultait le dossier de l’enfant micro-ondé en écoutant Léo Ferré. Tes dents déjà mortes. Elle frémissait. Il y a des auteurs qui trouvent l’expression exacte et on les appelle des poètes. Les autres ont beau devenir des classiques, ils n’atteignent jamais le cerveau à l’endroit précis d’un début d’explication. Anaïs tira la langue à la fenêtre et se réfugia dans les toilettes. On entendit l’eau couler, les mains exploraient l’eau. Frank écrasa la radio qui se tut. Alice pleura.

- Ils nous expliqueront, dit Ell. Ils expliquent tout. Ils savent. Tout est religion. PKD dit que la seule religion, c’est la mort.

- Ça va ! fit Alice.

Elle se retourna sur le dos pour voir Frank.

- Nous n’aimons que notre vie, dit Ell. Personne d’autre ! L’amour, c’est aimer sa vie, rien d’autre ! Nous n’avons jamais été enfants.

- Anaïs ! appela Frank à travers la porte. Chacier y arrivera.

- C’est trop tard, dit Anaïs.

On entendait le Bulldozer. Des dizaines d’hommes s’activaient pour dégager le tunnel. De l’autre côté, on construisait un pont de fortune capable de supporter un véhicule léger.

- Ah ! Si Morandelle avait été là, regrettait le comte.

- Deux statues, fit K. K. Kronprintz. Une en bronze pour le baron et astronome von Klingelmauf... Klingelödemauf... Klingelödemaufstandune... aufstandunemplinich... Kling... Klein... Klinglagen... Et l’autre pour son ami Morandelle, ingénieur polytechnicien et enseignant à qui nous devons la prospérité de nos carrières de marbre.

- Bravo, K. K.! Tu seras maire. Je le dis.

On riait en regardant les hommes au travail. On entendait le Bulldozer. On regardait le ciel.

- Dieu du ciel, fit le comte, qu’il ne se remette pas à neiger avant qu’on en ait fini avec ce pont et ce tunnel.

Muescas remontait du talweg où l’avait jeté l’impatience de ses coreligionnaires.

- Il y en a partout, bégayait-il.

Il en jeta un aux pieds du comte qui recula.

- Ce ne sont pas des enfants, dit Muescas. Ça tombe du ciel. Il y en a partout.

Les hommes s’éparpillèrent pour voir. On entendait leurs cris d’horreur. Le comte examina l’enfant, soulevant un linge dont il ne reconnut pas la consistance.

- Taisez-vous, Muescas, et continuez de chercher. Il y a une explication.

Le monde ne pouvait pas perdre sa cohérence. Pas comme ça, pensa le comte. Et il retourna encourager les hommes qui trimaient pour la logique. C’était enfantin.

 

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -