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 Article publié le 22 novembre 2015.

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Ce matin-là, comme tous les matins à la même heure, je suis sorti de chez moi avec un bouquin sous le bras et mes lunettes sur le nez. Je ne procède jamais autrement et ça fait trente ans que ça dure. Je ne travaille pas avec les autres. D’ailleurs, je travaille peu. J’ai hérité de suffisamment de ressources pour m’épargner les tâches toujours subalternes qui ouvrent droit à une citoyenneté complète. Je ne suis pas riche non plus. Et puis je vis seul. Je n’ai même pas un animal pour m’accompagner dans le noir. Quant à mes voisins, petits bourgeois domestiques, je ne les croise que par hasard. Ils ne me connaissent pas non plus.

À peine sur le palier, l’inscription sur la porte de mon voisin d’en face m’arrache un rire contenu par une l’étrange émotion qui s’empare de celui qui s’attendait à ce qu’une telle révélation lui soit faite tôt ou tard. Il y avait écrit, à la peinture blanche, « sale flic ». Je peux vous dire que ce genre de manifestation ne s’était jamais produite en trente ans d’une résidence plutôt marquée par la tranquillité sécuritaire qui fait l’objet d’un impôt croissant depuis que nous sommes en guerre contre un ennemi lointain qu’on n’attaque que de loin et qui vient de temps en temps massacrer ceux qui se cultivent aux terrasses de nos cafés parisiens.

L’un dans l’autre, cette situation est assez confortable. S’il fallait se battre là-bas, en terrain inconnu, des milliers de nouveaux conscrits ensanglanteraient nos chers monuments aux morts. Au lieu de ça, on cède quelques existences promises au confort de l’emploi et de ses loisirs. Et nos institutions stratégiques, du flic à l’élu et du prof à l’industriel, conservent toute leur intégrité. Il nous a fallu nous résigner à perdre de temps en temps quelques vies chères auxquelles on avait consacré une bonne partie de notre épargne pour les éduquer dans le bon sens.

Je ne suis pas contre. Je n’ai pas d’enfants. Pas d’emploi à perdre. J’ai cependant planqué une cagnotte dans le mur indestructible de mon inviolable intimité. Et j’évite autant que faire se peut de me balader en ville.

S’il était maintenant question de trouver le coupable de cette injurieuse inscription sur la porte de mon voisin flic, ce n’était pas chez moi qu’il fallait espérer en trouver les causes et les instruments. Et pourtant, c’est là que ses collègues ont débarqué après avoir brisé ma porte. Imaginez ma tête quand je suis revenu de chez le boulanger, mon pain et mon bouquin sous le bras. Il y avait du monde à l’entrée de notre petit immeuble cossu. Un singe en uniforme m’a demandé mes papiers. Ils avaient sans doute dû les trouver dans mon salon où j’ai la manie constante de les oublier quand je sors. On a été très courtois avec moi. On m’a parlé sans brusquerie. Après tout, je n’étais peut-être pas coupable. À l’étage, j’ai rencontré le regard blessé de mon voisin flic. Sa porte était entrouverte et sa femme, une jolie gamine aux cheveux blonds et bouclés (le rêve !) attendait dans cette ouverture, les bras croisés sur sa petite poitrine d’adolescente et le regard perdu dans un rêve inaccessible.

On m’a fait entrer chez moi. Tout était sens dessus dessous. Les tapis retournés. Les tiroirs par terre. Mon linge éparpillé. Et un chat que je ne connaissais pas observait la scène du haut du buste de Pallas. Je me suis assis sous la pression d’une main humide. J’avais soif. Mes flacons gisaient eux aussi. Il ne manquait plus au spectacle que les impacts de balle et les giclées de sang sur la tapisserie.

On ne me posait pas de question. Cette situation a duré une bonne heure. J’ai même eu l’autorisation d’uriner sans surveillance. Le water avait été dépouillé de tous ses ornements. J’ai trouvé le trou mais pas la chasse. Je suis retourné à ma place pour attendre les explications justifiant un pareil carnage de l’intimité.

Je n’y ai pas eu droit. La porte s’est refermée tant bien que mal. Le silence s’est de nouveau installé. À part mon environnement détruit et l’inscription sur la porte de mon voisin flic, tout était rentré dans l’ordre. C’est un peu plus tard, dans la soirée, qu’un flic à la voix douce et traînante s’est excusé pour le dérangement qu’une erreur indépendante de la volonté de l’État avait causé à mes petites habitudes et mes propriétés intimes. Tout serait réparé dans les plus brefs délais.

Est-ce que, en attendant ce retour à la normale, je pourrais m’absenter ? Je possédais une maison à la campagne et une autre au bord de la mer. La voix m’y encouragea chaleureusement. Je choisis d’aller à la mer. Et j’indiquais le lieu exact de ma villégiature. C’était l’hiver. Je ne pouvais raisonnablement envisager la baignade, mais j’aimais les balades sur le sable et les rochers. J’étais équipé pour la pêche. Oui, oui. Un Mitchell que mon père avait fait voyager pendant cinquante ans dans tous les coins du globe où la pêche est réputée pour ses plaisirs annexes. Je prendrais le train.

Je n’ai pas pris le train. Le jour prévu pour le départ, je me suis réveillé dans l’incroyable capharnaüm de ma chambre. Cela faisait trois jours que je m’y réveillais. Je commençais à m’habituer. Et ce matin-là, me réveillant, j’avais oublié que je partais en vacances à la mer, chez un de mes autres chez moi. C’est alors que j’ai entendu un gémissement. Comme le chat s’était installé dans ma vie, sans me demander la permission, j’ai pensé qu’il se livrait à une occupation animale où le gémissement a son importance. J’ai bien failli me recoucher. Et je me suis aussitôt levé en jetant un œil éperdu sur ma montre. Elle marquait six heures. C’était bien assez tôt pour ne pas rater mon train. Le taxi arriverait à sept. J’avais tout le temps de me préparer à cette nouvelle petite aventure mais avant, je devais me débarrasser du chat, car il n’était pas question de le laisser traîner dans mon appartement où il crèverait peut-être de faim avant que l’entrepreneur au service de l’État ne vînt réparer les dégâts causés par ce qui était arrivé à la porte de mon voisin. Je n’avais d’ailleurs pas revu sa jolie petite femme depuis. Elle me manquait. J’avais souvent pensé à l’enlever pour la retenir prisonnière à la campagne ou à la mer. À la campagne plutôt, car la maison est isolée. À la mer, il n’aurait pas fallu deux jours à mes voisins, des autochtones, pour me dénoncer à la police. On était en guerre et tout le monde était sur son pied. Voilà comment nous avons perdu notre tranquillité au profit d’une sécurité tout aussi illusoire comme en témoignaient les derniers gazés du métro de Paris.

J’ai donc cherché le chat. Et je ne l’ai pas trouvé. Il était facile pour lui de se cacher dans les décombres. Et puis l’heure avançait. Je me devais une toilette en profondeur. Je sue beaucoup dans les trains. On ne sait jamais.

Pendant que je me rasais, le gémissement s’amplifia. Je me dis que quelqu’un s’en inquiétait déjà. On finirait par frapper à ma porte et j’en profiterais pour sortir. Après tout, j’avais la permission des autorités. Mais, la curiosité aidant, ce fut moi qui ouvris la porte, de l’intérieur. En même temps, le gémissement s’amplifia. J’en conclus qu’il venait de l’intérieur et non pas de chez moi comme je l’avais d’abord envisagé. De plus, il me semblait maintenant que le chat n’y était pour rien. On confond souvent le miaulement avec le cri du bébé, comme cela arrive souvent dans les habitats communautaires. Mais il n’y avait pas de bébé dans notre petit palais. J’en conclus que sans bébé et en l’absence de chat, ce gémissement provenait soit d’une tuyauterie, soit d’une gorge en détresse. Je devais m’en assurer avant que le taxi n’arrive. Il était sept heures moins vingt, ce qui me laissait le temps de parcourir l’étroit corridor et d’écouter aux quatre portes qui le limitaient, deux de chaque côté. Et je commençai par celle de mon voisin flic.

Bien m’en prit. L’inscription n’avait pas été effacée. J’y collais mon oreille. On gémissait à l’intérieur. Était-ce un appel de détresse ou la conséquence d’un cauchemar impossible à réveiller ? Je n’avais pas les moyens de le savoir. Je collais mon autre oreille. Elle était d’accord avec l’autre : ce gémissement était impossible à définir. Je ne pouvais l’attribuer à aucun phénomène précis, bien que l’alternative de la détresse et du cauchemar s’imposât à mon esprit.

Comprenez-moi. S’il s’agissait d’un cauchemar, je me mêlais de ce qui ne me regardait pas. Et si c’était un signe de détresse, les autorités étaient endroit d’en connaître la raison. Surtout qu’il s’agissait d’un flic. Et que je n’étais qu’un modeste rentier susceptible d’inspirer la jalousie aux moins chanceux que moi. Bien sûr, je pouvais passer mon chemin et descendre pour attendre le taxi qui n’allait pas tarder à arriver. Qui m’accuserait de non assistance à personne en danger de mort ou d’intrusion inconvenante dans l’intimité d’un membre du dispositif sécuritaire ? Il n’y avait pas de caméras dans le couloir. Personne n’était en train de m’observer dans l’attente de me pincer pour un motif ou pour un autre. J’étais encore libre. Et je me devais d’en profiter si je souhaitais passer de bonnes vacances forcées avant de retrouver la douceur de mes habitudes et le confort de mes propres moyens d’existence.

Certes, il était toujours possible que mon voisin fût en train de souffrir suite à une attaque de sa personne et de celle de sa charmante épouse. Nous savions tous maintenant que ce type était un flic. L’un de nous l’avait écrit sur sa porte. En effet, il était impossible qu’une personne venant de l’extérieur eût pu pénétrer dans l’immeuble en pleine nuit. Nous étions douze locataires, dont trois propriétaires. Si je m’excluais de ce total, ainsi que la victime, dix autres personnes, auxquelles il convenait d’ajouter leurs proches, étaient suspectées d’avoir écrit sur la porte de mon voisin flic. Et pour la police, cela faisait onze, puisqu’elle n’avait aucune raison de m’écarter de la liste. Pourtant, elle m’envoyait en vacances. Pourquoi ? Je n’avais que dix minutes pour y penser. Il était sept heures moins dix. La porte d’entrée de l’immeuble serait débloquée à sept, à l’arrivée de mon taxi. Je haletais.

Pourquoi ne pas d’abord alerter un voisin ? me dis-je en étreignant la poignée de la porte que je n’osais pas ouvrir. Elle était d’ailleurs fermée à double tour. Et peut-être même mieux, car ce locataire était un flic. Il avait encore plus de raison que nous de s’enfermer hermétiquement. Mais pourquoi m’associais-je à ce nous ? Qui me disait que les dix autres locataires n’étaient pas des flics ? Voulait-on à tout prix que je me sentisse seul ? Plus que cinq minutes.

Si l’on y prête une oreille attentive, le déclic qui marque le déblocage sécuritaire de l’immeuble s’entend parfaitement. J’entendrais aussi le taxi. Et les premiers démarrages dans le parking. C’était l’hiver. On prenait la précaution de chauffer un peu les moteurs, malgré les restrictions. Rien ne changerait ce matin. J’étais simplement sur le départ. Et quelque chose d’étranger à mes préoccupations ordinaires me retenait dans le couloir, face à la porte de mon voisin qui émettait un gémissement impossible à définir sans risquer de se tromper et d’en payer les conséquences. Les dix autres voisins étaient-ils des flics ? C’était peu probable, mais dans ces moments d’angoisse, on est plus facilement victime des hypothèses. Le système de sécurité débloqua enfin la porte. J’en fus grandement soulagé. Il se passait enfin quelque chose. Et le taxi arriva.

Comme la porte était maintenant susceptible de s’ouvrir si on en possédait le code, il m’était loisible de sortir sans me soucier le moins du monde de ce qui allait arriver ou pas dans cet immeuble. Connaissant l’impatience des chauffeurs de taxi, je me hâtai de fermer ma porte sans en activer le blocage car l’entrepreneur devait intervenir aujourd’hui. Bien que je l’imaginasse capable de la défoncer pour la réparer ou la changer. Mais n’était-ce pas l’État qui payait ? Je descendis.

Ce n’était pas le taxi. C’était la police. Deux agents en uniforme attendaient sagement devant la porte, les mains croisées dans le ceinturon. Un policier en civil grimpa les quelques marches qui me séparaient de lui. Il sentait bon la toilette du matin malgré une haleine fortement imprégnée de café. Je n’y distinguais pas cependant l’odeur caractéristique du rhum dont j’avais moi-même l’habitude, bonne ou mauvaise, d’accompagner mes petits-déjeuners. Je n’avais d’ailleurs rien pris ce matin, comptant sur une attente à la gare où l’express est excellent et la goutte d’origine martiniquaise. Le policier profita de ces réflexions intimes pour m’expliquer que je n’allais plus en vacances.

Mon appartement serait-il remis en état ? Il n’en savait rien. Ce n’était pas de sa compétence. On lui avait demandé de m’amener au poste. L’essentiel était que je le suivisse sans opposer de résistance. Je n’y voyais pas d’inconvénient. Et je ne lui parlais pas du gémissement qui m’avait mis dans un état psychologique proche de l’hallucination.

Nous arrivâmes au poste. Les chevaux de frise se dressaient à l’entrée de la rue. La voiture se fraya un chemin entre des soldats en armes. Jamais je ne m’étais approché d’aussi près du dispositif de défense tous azimuts préconisé par nos stratèges en vie civile. Il est vrai que je ne m’en étais jamais inquiété. J’étais comme tout le monde. Je vaquais à mes occupations, comme on dit. Et je n’abusais pas de ma capacité à vaquer plus que les autres. On me trouvait tous les jours dans le jardin public, lisant ou écoutant la musique de mon portable. J’évitais les poubelles et les ombres.

Nous entrâmes dans une pièce étroite et vide. Et la porte se referma sur moi. J’avais oublié de préciser que je suis claustrophobe. J’ai besoin d’au moins une fenêtre. Il n’y en avait pas. La porte était vitrée, mais la vitre était parfaitement opaque. De plus, il semblait bien que tout était fait pour que je me sente isolé aussi sur le plan acoustique. Mon seul lien avec la réalité était une ampoule qui pendait au plafond, lequel était étrangement haut, rendant inaccessible le crochet qui la retenait. Était-il raisonnable de protester dans ces conditions ? Je savais bien qu’il me fallait sagement répondre par la négative à cette question obligatoire sous peine de crise incontrôlée.

Je ne sais combien de temps j’attendis avant que la porte ne s’ouvre. Mon train était parti depuis longtemps. Reverrai-je la mer ? On me déshabilla en silence. Les deux brutes qui pliaient soigneusement mes vêtements pour ne pas les froisser demeurèrent aussi muettes que la porte qu’il venait d’ouvrir pour la refermer sur moi une fois leur mission accomplie.

J’étais donc nu dans une pièce nue. Je n’avais jamais vécu pareille situation. Il m’était arrivé de me retrouver nu dans un lit d’hôpital, mais c’était pour mon bien. Que me voulait-on ? Je n’avais pas trahi mon voisin en écrivant des insanités sur sa porte. J’ignorais d’ailleurs qu’il fût flic, comme j’ignorais si les autres locataires l’étaient. À ma connaissance, je m’étais toujours comporté en parfait citoyen d’abord soucieux de sécurité. Il faut dire que le chômage et les conditions de travail ne me concernaient pas. J’avais d’autres chats à fouetter et des ambitions dans le domaine de la pensée et de la création artistique. C’était tout le mal que je pouvais faire à la société.

Certes, je m’étais mal conduit ce matin. À la condition que ce gémissement ne fût pas une simple extériorisation d’un cauchemar affectant mon voisin. J’avais en effet reconnu une voix d’homme. Et puis je n’imaginais pas ma belle petite voisine gémissant autrement que pour des motifs sexuels. J’avais assez d’expérience dans ce domaine pour me sentir à l’abri d’une erreur grossière sur la nature de la voix qui gémissait. Moribond en vrai ou en rêve, mon voisin avait gémi. Je ne pouvais le nier. Et je m’étais conduit avec une prudence peu citoyenne. Était-ce une raison pour me dépouiller de mes vêtements et me jeter dans ce cachot aseptisé ?

Les seuls bruits que j’entendais étaient ceux que je produisais. Ma situation était bien plus inquiétante que celle de Joseph K. Je n’y percevais aucune tragédie. J’étais simplement nu dans une pièce nue et hermétique disposant d’un éclairage. Il ne se passait rien. Et, curieusement, je n’attendais rien. Vous allez me croire fou. Comment, vous dites-vous, peut-on se trouver dans cette inconfortable situation sans en attendre au moins l’interruption par une quelconque intervention du dispositif sécuritaire ? Ne cherchiez-vous pas, continuez-vous, à expliquer ce qui vous arrivait ? N’ayant pas violé l’intimité de votre voisin par une intrusion ayant pour but de définir clairement l’origine de son gémissement (le chat étant définitivement exclus), vous aviez donc manqué à votre devoir d’assistance et ce voisin, un honorable flic, était mort. Voilà ce que vous pensez. Et je n’étais pas loin d’y penser moi aussi, car cette perspective laissait libre cours à mon imagination appliquée, si je puis dire, à la petite personne troublante de ma voisine, laquelle j’avais rendu veuve par trop de prudence instinctive.

Alors que je me tenais obstinément debout depuis des heures, cette pensée m’a presque forcé à m’asseoir sur le dur plancher que j’avais sous moi. Je n’avais jamais vu ma voisine que de loin. Son aspect général correspondait exactement aux rêves qui alimentaient ma raison de vivre. J’avais, à force d’observation, rendu le détail possible. Il me semblait connaître ces reliefs, ce toucher, ce frémissement impossible à réprimer parce qu’il est la conséquence d’une authentique disposition à recevoir de l’amour la part la plus charnelle qui soit. Elle était depuis longtemps aussi nue que je l’étais dans cette pièce.

Je me livrais donc (et vous êtes libre de penser que c’était là une manière d’attente) à une masturbation appliquée. Je m’y connais. Les femmes n’ont plus de secret pour moi. Et je sais tirer de ma propre consistance tout le plaisir qu’elles m’inspirent de loin. Allait-on m’accuser d’onanisme sous prétexte que cette noble activité est incompatible avec les principes de l’Union sacrée et du dispositif d’urgence ? J’en riais d’avance.

Je ne sus quelle heure il pouvait être quand on entra de nouveau dans ma nouvelle intimité. J’avais perdu ces repères. Les deux chiens qui m’avaient déshabillés tout à l’heure ne prêtèrent aucune attention à mes gouttes de sperme. Ils les piétinèrent sans émotion. Il est vrai que je n’en pouvais plus. J’avais tout donné et j’avais maintenant besoin de laisser reposer mes glandes. Et mes nerfs sans doute aussi.

Ils avaient apporté une chaise sur laquelle on m’assit. Elle était froide et dure. Je gémissais en ouvrant la bouche pour recevoir le contenu d’une cuillère. C’était bon. J’ignorais ce qu’on me faisait ingurgiter, mais j’en appréciais la saveur. Est-ce que je pouvais dormir maintenant ? Avaient-ils pensé à un matelas ? Je n’aurais pas besoin de couvertures. La température était idéale. Et j’avais sommeil. Ce repas délicieux m’avait invité à rêver. Ou, dans mon esprit, à me rapprocher encore plus de ma chère voisine. J’imaginais une pollution nocturne d’enfer. Sans pouvoir m’exprimer sur le sujet, car ma présence dans ces locaux s’expliquait autrement. Ce dont, momentanément, je me fichais éperdument.

Je dormis à même le sol. J’en conçus des courbatures et aucune pollution. Certes, l’érection de ce matin (si c’était un matin) promettait une jouissance à la hauteur des rêves qui m’envahissaient encore. Ma petite voisine y jouait le rôle principal. Je l’avais toujours vue en actrice dans le film de mes obsessions. Comme j’étais loin de la guerre ! Bien à l’abri dans mes rêves. Loin de Paris et de ses cibles. Enfin seul et moi-même.

Je bandais atrocement quand la porte, pour la troisième fois (à moins qu’on me visitât dans la nuit, ce dont je ne fus pas témoin), s’ouvrit, laissant le passage aux deux mêmes chiens sérialisés par le patriotisme sécuritaire ambiant. On m’apportait du café et des croissants. Pas de rhum. Je demeurai assis sur mon cul tout excité, la queue entrée en vibration dans l’attente d’une caresse experte. Ce qui ne troubla pas mes chiens. Ils attendirent que j’eusse avalé le café et grignoté la moitié d’un croissant et repartirent comme ils étaient venus. Je répandis un flot de sperme sur la porte, tenant à peine sur mes jambes. Le sperme descendit le long de la porte et s’accumula lentement à son pied. Je vis alors le scintillement qui le pénétrait. C’était la lumière de l’extérieur. Extérieur de la pièce où j’étais. Soleil ou artifice, je n’avais aucun moyen de le savoir, mais cette réflexion m’occupa jusqu’à la prochaine apparition de ma voisine nue et presque réelle.

Ainsi s’est installée ma nouvelle existence. Elle ne me déplaisait pas, d’autant que ma petite voisine y occupait une place beaucoup plus importante que dans ma vie précédente. De quoi me serais-je plaint dans ces conditions ? Bien sûr que je souhaitais que ça continue ! Mais de temps en temps, c’était tout mon esprit qui s’effondrait devant la perspective d’un procès (j’étais sous influence kafkaïenne) ou pire d’une torture me contraignant par la douleur à souhaiter de toute mon âme ce suicide toujours repoussé depuis que j’étais en âge d’y penser. Oui, il m’arrivait de me voir mort. Et dans ces moments d’intense désespoir, je ne voyais plus ma petite voisine, malgré une érection formidable sans doute provoquée par les caresses sournoises de la mort.

J’ouvris enfin la bouche. Au bout de combien de temps ? Je n’en sais rien. Les chiens s’étonnèrent, échangèrent des regards incrédules puis inquiets, et ils refermèrent la porte. Je débandai aussitôt. Qu’avais-je dit ? Je n’en savais rien non plus. Qu’allait-il se passer ? J’attendais. Puis la porte s’ouvrit.

Un grand type se tenait dans la lumière extérieure, tenant une chaise dans chaque main. Je compris que nous allions nous asseoir. J’avais vaguement entendu parler de ces interrogatoires. On en romançait tous les jours les turpitudes. J’aurais dû éprouver alors une panique impossible à contrôler sans moyens extérieurs. Le type me dit que je n’avais rien à craindre. Il ajouta même que j’étais entre de bonnes mains. Je pouvais lui faire confiance, disait-il.

Il m’en demandait beaucoup. Je ne me sentais pas du tout à la hauteur de la situation telle qu’il l’envisageait. J’étais complètement à poil, vidé de tous mes rêves, incapable de me situer dans le temps. Il m’offrit une chaise et attendit que je sois assis pour s’asseoir lui-même sur l’autre chaise. Il écarta mes genoux et empoigna mes parties à pleines mains. D’après lui, j’étais membré comme un taureau de combat. Je n’avais jamais vu de taureaux, et encore moins de combats. J’étais étranger à ce monde où la faiblesse de l’un sert de ressort à la force de l’autre. Et inversement.

Je ne savais même pas de quoi il me parlait. Je n’avais pas ouvert la bouche. Notre entretien dura des heures. Il ne me demandait pas d’approuver ou de tenter de réfuter des arguments que je ne comprenais pas. Moi, j’avais toujours cru que le chômage était la seule préoccupation du citoyen. Je les voyais travailler, s’échiner, crever pour un embellissement de leur jardin ou une amélioration des conditions de loisir. Tout ça méritait évidemment qu’ils payassent cher un système sécuritaire protégeant leurs acquis, leurs héritages et même le produit de leurs escroqueries. Mais je n’avais jamais envisagé le flic sous l’angle de la guerre. C’est con, un flic. C’est planqué. Ça ne s’est pas instruit. Ce n’est pas digne de fréquenter la famille. C’est de la domesticité à l’état pur. Du génie aussi sauvage que celui de Rimbaud, mais sur le plan de la connerie et de la servilité.

Ensuite, le type a conclu que j’avais tout compris et que j’étais prêt à servir mon pays. J’ai fait un beau voyage sur un navire de guerre aux couleurs de la Nation et de l’État confondus. Comme j’avais le type (grâce à mon papa) et que je n’avais aucune facilité pour le combat, on m’a ceinturé, déposé en plein milieu du grand marché de Racca et j’ai prié pour que ça ne me fasse pas trop mal.

 

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