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Kateb Yacine ou la question du TRAITRE, C'EST TOUJOURS L'AUTRE.
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 Article publié le 27 mars 2004.

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Aux lendemains de ce qui fut la répétition générale avant l’élection présidentielle en Algérie, "El Djazaïr 2003" ou l’année de bon nombre d’"occasions ratées", il n’est pas tout à fait inutile de revenir re-questionner certains réflexes, certaines modalités - étroites - de pensées en matière de littérature algérienne de langue française. Associer El Djazaïr 2003 et la littérature et plus conséquemment Kateb Yacine peut paraître incongru. Mais c’est qu’on a assisté, lors de ce passage en revue de toute la parade panégyrique officielle et officieuse, à une telle confusion des genres, souvent sans rime ni raison qu’il n’est jamais vain d’aller à contre courant des vérités consensuelles.
Kateb Yacine post mortem s’est vu propulsé au rang de Mythe tout algérien, lui qui exécra les satisfecit et autres autocongratulations, alors qu’il y a si peu, c’est-à-dire presque hier seulement, ce fut l’empêcheur de penser en rond, le fils banni, le traître parce libre. Ce présent travail se voudrait à sa manière une réponse à cette méprise de l’historiographie officielle, une de plus. Le style y est délibérément impressionniste, torturé. Tant pis, nous avons la faiblesse de croire que le Kateb de l’éruption verbale ne l’aurait pas désavoué. Après cela, la pensée académique peut bien - ou mal - se manifester puisque nous n’avons pas la prétention de la systématisation. 
 

KATEB YACINE ou la question du :
TRAITRE,
C´EST TOUJOURS L´AUTRE.

Petit essai critique

"Dix ans d´exil compensé par dix ans de présence."
Kateb Yacine in Le poète comme un boxeur

Il s´agit de dire de nouveau (et on ne le dira jamais assez) le combat et la détermination jamais démentis d´un Kateb Yacine, poète bohème qui accepta toutes les menottes de l´exil pour que la parole authentique soit, elle, désenchaînée des joutes cérémonieuses. Ce n´étaient assurément pas les défis qui lui manquaient, lui qui donna toute la mesure de la complexité de l´acte d´écrire par-delà les langues et par-delà les catégorisations abusives. C´est de notoriété publique qu´avec Kateb Yacine, on n´avance guère en terrain conquis, une bonne fois pour toutes et sans questionnements. Sous sa plume, la langue française est vite devenue autre chose que la langue du maître des lieux, ce dominant, cet usurpateur des identités. Elle est autre chose qu´une écriture indigène, née de la volonté de complaisance à l´égard de "ses protecteurs" auxquels il fallait faire acte d´allégeance.

Tel discours faussement humaniste :

"Cette conquête se fait certes par l´apport aux peuples vaincus, en rançon même de leur défaite et de leur indépendance perdue, de la civilisation plus affinée des progrès mécaniques et scientifiques du mieux être de la vie, de la satisfaction des ambitions et des désirs nouveaux."[1]

Et qui se penche - en bon père bienfaiteur - à l´épaule de ce timide écrivain indigène qui débute :

"Le lecteur s’en apercevra sans peine aux ingénuités de la trame romanesque, aussi bien qu’aux naïvetés presque enfantines de telle tournure de phrase, qui relèvent de l’âge des premières dents." [ibid]

Tout au contraire. Suivre à la trace tous ces "voyous de la langue française"[2] que furent Villon et Rabelais ; arpenter les pentes abruptes et autres anfractuosités de la phrase faulknérienne, dire voyez-vous ! le profond ennui baudelairien et s´en venir par des sentiers inusités jadis empruntés par le rebelle Rimbaud ; telle fut l´ambition du jeune Kateb. Dire que cet enfant fut mis en prison pour lui apprendre à rentrer dans le rang ! Mais c´est qu´il y fit impudiquement entrer Baudelaire pour que du fond du cachot il se collât au ciel de la Muse. On ne saurait trouver meilleur co-locataire, comme ça, pour tuer le temps. Ainsi vivre dans l´urgence de vivre, c´est s´obliger à balbutier son propre langage ; celui-là même qui participe des fragments de tous les damnés de la terre. Kateb reçut sa première leçon politique dans les geôles de la colonisation comme un espace de sa première liberté. Des silences rentrés qui obligent à ravaler ses mots, naquit une fulgurance, tout extérieure. Rien, plus jamais rien ne sera comme avant. La poésie est un ring ; les mots des poings fermés.

Combat au corps à corps. Il pleut des mots comme il pleut des coups. Ceux reçus ; ceux à rendre.

Combat contre le projet insensé de l´institution coloniale qui eut pour lui et pour tous les siens cette délicate attention de le faire disparaître par le gommage de sa conscience de vivant. Il eut raison de celui-là.

Ainsi, la poésie de Kateb Yacine a dit toute l´étendue des contradictions de l´homme et la souffrance des siens. Un mal finalement, cette langue de l´autre, pour un bien de se proclamer. De là, le poète s´est emparé du verbe par instinct de survie. Intuitif d´abord et avant tout fut le foisonnement narratif dans lequel il forgea son esthétique, semblable à un corps s´avançant à tâtons dans la nuit profonde dans laquelle il est maintenu pieds et poings liés. Il s´est donc raconté tout en racontant leur histoire d´indigènes soumis à tous les appétits expansionnistes d´une France quêteuse d´empires exotiques. Celle-là même qui, pour exécuter pleinement son projet civilisationnel, a besoin de pulvériser l´autochtone.

La poésie est ce cri de survie. Et l´expérience de l´écriture poétique s´exerce sur le corps lui-même, qui est meurtri et qu´il faut saigner. Ce corps dépossédé de son espace vital et comme propulsé hors de toute temporalité qui puisse signifier son histoire, devient le seul lieu de la page à écrire, de la page vide à remplir. L´absence d´empreintes de soi - dussent-elles être des monceaux de chair - est intolérable.

Vite un peu de peine
Pour mon cœur livide.
[3]

Son cri se dénuda à son tour, sans artifice, sans détour. Brusquement.

Loin d´abdiquer devant la violence des coups assénés par l´adversaire, il prit l´arme par excellence des mains du tyran - sa langue - et s´en servit d´abord comme un bouclier (parer les coups pour ne pas tomber trop vite, voilà le secret premier) puis ensuite la lui rejeta à la figure dans toute sa splendeur flamboyante. C´est que Kateb n´est pas homme à courber l´échine : "La France nous apprit sa langue. À nous maintenant de la lui apprendre." Échange de politesses et d´amabilités. Emprisonnement, torture, exécutions sommaires ; simulacres d´exécutions là-bas au fond de la cour. Face au mur. Yeux bandés. Pour les siens. Rencontre avec la solitude au milieu des siens. Au fond des geôles coloniales. Au milieu des siens.

Il n´y avait pas assez de menottes ; le gargotier était attaché avec moi ; nous étions enfermés au centre de la gendarmerie, dans la remise aux foins : le gargotier, le garçon boulanger et moi. Chacun avait une main et un pied libres. Un mouton, un vrai mouton, bondissait dans la remise. Il avait renoncé à bêler. Le brigadier l´avait poussé là sans le brutaliser, et il lui apportait sa nourriture à part, distribuant au passage dans le paquet d´hommes des coups de pieds sans vigueur. Mais cette fois je suis seul...[4]

Apparaît dans toute son urgence ce vœu de parole. Langue d´écriture est sans doute un problème moins vital que celui de la langue tout court, jusqu´à la polysémie de ce terme qui n´exclut pas l´organe vocal lui-même qui palpite de vie et d´impatience, longtemps desséché : feindrait-on d´oublier que l´homme est un animal parlant ?

Or, la langue katébienne est surgissement, rapt à l´envers. Contorsion et subversion. Celui qui a été privé de nourriture se nourrit de paroles. Bavardage à n´en plus finir. Pour rester collé aux siens, toujours éveillé, il faut se remplir le ventre de mots pour se sentir vivant. C´est peut-être bien que les mots dans la langue de l´autre sont traîtres ; ils distendent les liens premiers, instinctifs en les médiatisant par l´irruption de l´étrange. Mais quelle langue d´écriture qui n´éloigne pas, ne met pas à distance pas seulement des autres mais plus sûrement encore à distance de soi ? Tant pis alors s´ils tergiversent, ces mots, du moment que l´acte de prendre la parole est un acte suprême en lui-même ! Mais au fond, avait-on vraiment laissé quelque choix au poète coupé ainsi en morceaux ? Depuis cette langue légitimée d´autorité, convoquer en un seul dire toutes les autres langues embouteillées au seuil du palais pour qu´elles viennent introduire cet élément de la bâtardise si nécessaire à l´artiste. A l´ordre des mots, debouts ainsi comme des sentinelles et chiens de garde, il faut opposer la cacophonie babylonienne. La voix brouillée n´en est pas moins voix. Et si pour avérer les hommes dans leur hybridité, elle dût participer de toutes les langues, alors qu´elle soit à jamais cacophonie.

On a tant dit de Kateb qu´il a révolutionné le dire colonisé par une reterritorialisation de la langue française dite parole indigène. À la vérité, Kateb a comme Kafka en son temps à Prague, au contraire fait bien plus ou différemment : il a inventé son territoire, son terrain. Lequel territoire est de ce fait à chaque fois unique. Faire "école" de ce point de vue-là est illusoire ; chacun inventant son propre langage à l´intérieur d´une langue dite véhiculaire d´un message universellement écrasant et dominant. Cependant que cette langue katébienne est sans cesse dialogique, machine pourvoyeuse d´appel à l´intertexte mythique, culturel, toujours traversée de part en part par une soif inassouvie d´être au monde. L´oubli par le déni est si dévastateur !

Les voies tracées et semblables à des lignes parallèles doivent être brisées dans la saignée, emprunter désormais les sentiers escarpés qui conduisent droit vers la déroute du texte[5]. Si l´écrivain par l´intercession de ses représentants textuels[6] en est là à mesurer sa détresse, c´est de la supplémentation dont il sera question. Ajouts pour combler l´absence ; convoquer des hordes de sons inahabituels et différents pour mettre en furie le texte. Exit la voie royale, celle qu´on emprunte pour s´y voir passer. Les filaments du texte doivent se tordre, se répéter, se dilater à l´infini et ne point craindre de se rompre à tout jamais.

L´écriture comme aventure humaine, sinueuse, voyageuse de cette quête de soi par le recollage puis dé-collage des fragments de vie. "Ne nous reprochez pas notre obscurité, nous en faisons profession !"[7] s´écria Mallarmé. Profession : poète vagabond,

Car naviguent les cœurs

Aux souffles des soupirs[8]

Le 8 Mai 1945[9] est certes tout sauf une promenade de santé. Le verbe qui témoigne de ce genre d´événements historiques doit battre le pavé, se mêler à la foule, sentir la sueur et la colère. Pas de langue d´emprunt. D´ailleurs comme le dirait Louis-Jean Calvet, il n´y a guère de prêté pour un rendu[10], les langues circulant, s´arrêtant et s´enracinant dans l´histoire des hommes. Tout à contre-pied. Uppercut car le boxeur[11] reçoit des coups mais en donne aussi : coup pour coup. Révolte. Une manifestation dispersée dans le sang et la mort : voilà ce qu´était en terre algérienne cette sinistre date du 8 mai 45 pendant qu´en d´autres cieux on festoie. Toujours le dé-calage. Les tirailleurs chargent et provoquent la panique des manifestants. Comme toujours. Sauf qu´ici les balles sont réelles. Fuite et jambes au cou ; trous rouges et épanchement liquide. Tous azimuts. Le récit (celui de Nedjma) est à son tour pris de vertige ; il est aussi en fuite. Hypotypose. Images et arrêts sur images. Comment peut-il en être autrement ? Le nerf de la guerre est un tenseur de la langue. Écrire ainsi comme une boule de nerfs qui s´autodéterminent. Ah ! Les colères dans leur irruption qui peuvent faire oublier le scripteur ! Disparition de celui-ci. Les choses vivent pour elles-mêmes, se racontent ainsi résolument d´elles-mêmes. Tout de suite et dans leur rage.

Pour autant, la panique textuelle provoquée par la violence extratextuelle fait office de réceptacle, de refuge, de parade à l´éboulis haineux. C´est un peu comme si les manifestants venaient s´y réfugier, s´y raconter fiévreusement la menace à laquelle ils venaient d´échapper. Pour les chanceux. Au risque d´avoir failli perdre la vie, succèdait une surabondance de mots pour se raconter ; il y a urgence à se faire témoin de ceux qui ne sont plus. Les cellules psychologiques mises sur pied pour assister les victimes de grands traumatismes sont une des réponses modernes à l´angoisse et à la mort. Pour le colonisé, le texte devient le lieu de la confession à chaud.

En conséquence de quoi, le projet d´un texte qui va de soi et dont la lecture contextuelle[12] produirait son propre sens, son autotexte d´une certaine manière est à l´évidence inopérant ici. On aurait voulu que Kateb fût plus clair et d´un abord facile :

Il y a mille manières de parler de Nedjma. Certains sont rebutés par sa difficulté. D´autres ont cru qu´elle était intentionnelle et ont mal interprété le phénomène. Pour moi, c´est un peu comme ce qui nous arrive, là, en ce moment : si je raconte quelque chose, je trace une ligne qui est complètement arbitraire et qui ne fait que traverser ce que j´ai à raconter. Donc, nécessairement, je reviens en arrière, à mon point de départ, et je dis autre chose. Et je recommence mille fois... ibid, p.27.

Mais le poète est demeuré incompris. On se méfie de lui et de sa trop grande disponibilité aux gens. Sa maison est restée ouverte à qui veut y entrer : cela est déclaré malsain car l´hygiène d´un intellectuel est de graviter dans les hautes sphères du pouvoir. Sa place est auprès de "l´élite" et non à s´arrêter dans la rue pour parler aux gens. Il s´en suivit - pour l´hygiène du pouvoir - un exil forcé commis par les successeurs au colonialisme (tous ces pseudo-frères qui vous veulent du bien !) ; ceux qui ont un autre projet pour l´Algérie indépendante : étouffer en elle toute voix qui sonnât faux (c´est-à-dire juste) dans la messe générale orchestrée par les tenants de la nouvelle religion socialiste. Tenez donc : il s´agissait d´investir les façades d´immeubles d´un discours convenu, discours forcèment de façade. Il s´agissait de remplir les têtes de slogans à la gloire du Raïs. Il s´agissait de respirer socialiste tout en ayant un ventre seulement rempli d´espoir. Il s´agissait de baillonner tous ceux et toutes celles qui ont la naïveté de croire en l´Algérie.

Une decennie d´errance. Retour enfin envers et contre soi à cette terre de tous les débuts, dont les maîtres vous accueillent du bout de la langue. Mais c´est qu´entre temps d´autres appétits se sont aiguisés et qui ont pris le doux nom de "révolution par le peuple et pour le peuple". Pour la forme. Puisque dans la réalité cette machine à broyer du vivant qu´était le colonialisme a cédé toute la place au tyran de l´intérieur qui, lui, s´est attelé comme mission civilisatrice de broyer du peuple.

Combat contre les gardiens de la Morale officielle d´une Algérie indépendante mais qui - bien des années plus tard - est toujours à la recherche d´une inscription démocratique et enfin véritablement populaire.[13] Il faut le dire et ne cesser de le redire tant que les oreilles demeureront sourdes ou feindront que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Pour l´heure, il faut au poète du débat public plier bagage et reprendre les tristes chemins de l´errance. Tant pis si le socialisme rêvé restera une tendre utopie. Aussi bien, pour toujours, retour dans la gueule du loup.[14]

Kateb crut un moment tenir le bon bout. Ce dernier s´appelle le théâtre populaire. La magie de sentir les gens et d´être mêlé à eux.

Mais, c´est peut-être parce qu´il est si proche du peuple que le poète est condamné à en être le porte-voix. "Taper du poing sur la table" est bien plus une raison de vivre qu´une menace. Kateb a particulièrement senti - l´un des premiers - la nécessité de cette parole directe, immédiate et enchâssée. Il l´a fait dans son théâtre[15] surtout car c´est là, véritablement, où le mixage des langues si particulier aux Algériens est le plus délicieusement prolifique. Le théâtre est le lieu de l´ici et maintenant. Les mots sont dans la bouche de personnages vivants et magiquement sonores. L´écriture, pressent-il, l´éloigne de la sueur des ouvriers, du monde visible ; elle ne préside pas au dialogue. Tout au contraire de la scène théâtrale. A chaque représentation, le public est là, présent, en attente, en haleine, prêt à prendre sa part du spectacle-débat qui lui parle, qui le fait parler. Il applaudit sa propre parole. Et son histoire singulière se déroule sous ses yeux, l´enveloppe et le nomme avec ses mots-à-lui[16] autant qu´il est invité à se nommer à son tour. Au paysan et à l´ouvrier, au fellah et à l´étudiant dépossédés de leur sphère publique ; réduits à un mutisme assourdissant, il faut travailler, patiemment, méticuleusement, comme en transe, à restituer la voix, telle qu´en elle-même : multidirectionnelle[17].

Kateb serait alors un traître pas tant parce qu´il écrit en français même si c´est le grief premier qui est adressé à l´écrivain algérien de langue française[18] mais précisément bien plus parce que cette langue, dans son étrangeté même, son altérité, va nommer les choses. Sans faux-fuyants, sans le fard et la harangue mystificatrice de la langue première. Elle fouille, stigmatise, met à jour ; elle signifie. Là où la célébration unanime de la société traditionnelle et le discours incantatoire sur les valeurs séculaires mises à mal par l´occupant-envahisseur, le Djin, sont de rigueur, ne voilà-t-il pas qu´il y a rupture. Une brèche inconcevable en terre de tous les collectivismes. Au penser tous ensemble d´une même voix, voici poindre une hérésie où il est question des travers de la société traditionnelle, du conservatisme religieux, de la tyrannie exercéepar l´homme musulman sur la femme, bref d´une société prise dans l´étau de ses propres contradictions. Ainsi donc, ilpeutêtre aussiquestion de cela qu´il faut taire. Braver les interdits. Être traître à son pays, c´est en définitive refuser que ne s´avalise le discours unitaire et lénifiant qui masque les tares d´une société traditionnelle tapie derrière la victimisation apportée, en l´espèce comme sur un plateau, par la violence coloniale. Car enfin peut-on sérieusement passer sous silence ce marché de dupes où la violence de l´un sert de pré-texte pour cacher celle que l´autre exerce à son tour pleinement sur ses pairs (surtout des mères) compte tenu justement du fait qu´elle est ravalée par la première au rang de violence légitime entre soi ? C´est donc la violence domestique de tout un peuple qui est ainsi dénoncée pour ce qu´elle est, c’est-à-dire de la violence. Voilà qui est naturellement impardonnable surtout si les tenants de la morale révolutionnaire, tous ces aparatchiks du pouvoir, sont aussi les champions de l´opportunisme : il faut laver son linge sale en famille, crut-on entendre reprocher aux écrivains qui osent questionner publiquement l´obscurité des chaumières de son propre camp, candidats à une parole libérée de tout discours célébratif pour reprendre le terme de Charles Bonn. Pourquoi user de la langue de l´autre pour lui dévoiler nos faiblesses desquelles il pourrait éventuellement tirer parti ? Voici un acte de trahison suprême. À la vérité, le raisonnement est simple pour ne pas dire simpliste : l´autre ne dispose évidemment d´aucun moyen de me percer à jour si je ne me livrais à lui par le truchement de la seule langue qu´il comprenne, c’est-à-dire la sienne. Il faudrait donc qu´elles soient dites en la langue étrangère les violences physiques et morales faites aux femmes, leur répudiation sans autre forme de procès, la violence religieuse, la misogynie et la préséance de l´homme en tout et partout pour que subitement elles cessent d´être inintelligibles pour ce pauvre colon qui nous surveille. Il faut assurément avoir la naïveté de penser que seule la langue est susceptible de renseigner l´autre, "l´ennemi" sur ce qui se passe aux fond des tanières indigènes.

L´écrivain francophone est l´empêcheur de penser en rond. Le coupable, c´est lui. Il est donc accusé d´être le facilitateur, le décrypteur du message intime qu´on voudrait voir demeurer en un brouillage éternel. Il a fait en sorte que la chose privée ait pu malheureusement être dévoilée, dite à l´autre, sans la pudeur qui l´eût naturellement obligé à la rétention de rigueur. Justement, en principe. Cette chose de l´arrière cour, dérobée à tout regard extérieur est maintenant partagée par le colon qui la tire vers un projecteur impie ; elle devient outrageusement souillée. Faut-il ainsi assumer carrément le propos qui consiste à dire ceci : les écrivains algériens d´expression française sont d´une certaine façon condamnés avant même d´avoir écrit ou quelque soit ce qu´ils écrivent. Sournoise, il y a cette censure par le vide : durant l´ère coloniale, personne ne les lit puisque aussi bien tellement peu de gens peuvent le faire[19]. Mais, il est étonnant que bien des décennies après le cynique systématisme colonial qui a consisté à priver tout un peuple de ses langues, de son histoire, l´on continue encore aujourd´hui à mettre, envers et contre tout, dos à dos ce petit nombre de gens qui ont pu entrer dans l´école française non pas pour y faire figure de moutons[20] à la "gloire du génie français" mais bien davantage pour la subvertir, d´y trouver paradoxalement les premiers signes de leur acculturation nécessaire avant de s´en affranchir ; de lui demander leur part de vérité, et le pouvoir colonial en tant que système, comme dirait Sartre. Ces écrivains dits privilégiés qui ont appris que la seule planche de salut[21] pour eux et les leurs c´était de s´emparer de cette langue pour en faire un espace de revendication et de lutte ; un lieu, aussi paradoxal fut-il, d´émancipation. Faut-il ajouter que mêmes ces écrivains des années 1920 trop vite considérés comme de doux rêveurs à "la mission civilisatrice française" ont été ceux qui sous couvert d´un discours d´allégeance, discours de façade obligatoire (le colonialisme est un système au pouvoir paralysant, qui broie tout sur son passage, ne l´oublions pas) ont quand même laissé entendre cette voix du refus. Souvent les récits démentent ainsi le discours attendu d´obédience et d´apologie ; ils présentent au contraire des histoires où les personnages sont en proie à une grande désespérance - ce qui dément justement la thèse selon laquelle la France a effectivement apporté un mieux être aux populations locales - et qui en appellent à la période anté-coloniale[22]. Cette anamnèse, aussi loin qu´elle aide le colonisé à ne pas oublier sa condition de soumis à un ordre venu du dehors, est toujours bonne à prendre. On fait ce que l´on peut.

Restent la supputation sur tel ou tel écrivain particulier, - surtout des gens qui disent "non" comme Kateb - le procès intenté à chacun d´eux pour intelligence avec l´ennemi. Pour le dire clairement, peu importe en définitive ce que disent les livres (les lisent-ils seulement ?). C´est le fait que, selon les tenants de la ligne dure, l´usage de la langue dominante par l´autochtone charrierait immanquablement son cortège d´humiliation pour le sujet colonisé. À les entendre dans leur logique coercitive, il eût fallu ne jamais se départir d´une seule voie - écrire en langue arabe exclusivement - pour crier sa souffrance à l´oppresseur. Mais cette entreprise, pour aboutir, avait à peu près les mêmes chances que celles que pouvait avoir un naufragé au milieu de l´océan de boire toute l´eau pour se sauver.

Dès lors, va sourdre le reproche selon lequel la limite de l´interdit est franchie, de façon irrémédiable. Or, en réalité personne n´ignore que le dévoilement dérange toujours par delà et indépendamment de la langue par laquelle il s´exprime. Naturellement, puisque le questionnement de la société traditionnelle en ce qu´elle recèle d´obscur est banni et ce même en la langue première, autant faire comme s´il ne devait s´exprimer jamais dans aucune langue. Force est de se rendre compte que la langue fut-elle celle du colonisateur n´est qu´un avatar, presque une péripétie de ce verrouillage de la parole qui, lui, est érigé en système immuable de valeurs refuges[23].

Dans le domaine culturel donc, il y a vraiment beaucoup de travail... Cette langue [Tamazight] a été étouffée depuis des millénaires - les Romains ont voulu imposer le latin, les Arabes leur langue et les Français, à leur tour. [...] Le travail de l´écrivain devient, à la limite, presque oral : il faut être présent, parler aux gens, aller à l´encontre du piège qui nous est tendu et qui veut qu´on soit arabo-musulman ou bien algérien de langue française. Voilà les deux ghettos que je veux éviter. [...] La place de l´écrivain n´est ni près ni dans le pouvoir, mais près du peuple. Or ce peuple est en excellente forme, il y a toute une jeunesse qui arrive et qui n´attend que d´être alimentée sur le plan des idées.[24]

La syntaxe française sous le fer rouge katébien s´est laissée happer comme par effraction ; elle s´est comme pliée, courbée, malaxée pour faire de l´éruptif. Briser la loi du silence. Entreprise artisanale, patiente, méticuleuse, rageuse d´avérer l´Algérie en lui qui n´est pas encore une nation. Aux lendemains de l´indépendance, les ténors de l´idéologie du pouvoir sans partage, la montante bourgeoisie compradore se sont empressés de tout effacer. "Aucune trace du passé. Ils ont tout effacé. Le nom des rues. L´ancien nom des rues d´Alger. Les affiches. Les anciennes affiches d´Alger. Les enseignes. Les vieilles enseignes d´Alger. Cette grande soif d´effacer la moindre trace du passé est quelque chose que tu ne parviens pas encore à nommer", regrette Réda Bensmaïa[25].

Kateb Yacine ce poète du nerf à vif. S´emparer de la langue de l´autre pour lui dire qu´on est autre ; qu´on est un ailleurs ; se mêler au débat pour torpiller le politiquement correct au profit du politiquement toujours. Il faut de nouveau reprendre "ta valise, Mohammed !"[26] Indésirable, pourtant essentiellement vivant. Ici et là. Tu as péché par trop d´inadéquation aux canons de l´apologie du pouvoir. Renégat, tu devins à leurs yeux qui n´ont eu aucun intérêt à te regarder. Ou alors, de loin. Méfiance. Aux aguets. Le verdict des tenants de la ligne : France ennemie d´hier, ennemie de toujours : ignorer jusqu´à l´existence de cette voix du progrès et de l´humanité, souhaiter son extinction. Certes Kateb Yacine ne connut pas les affres de l´intégrisme[27] sur fond de détestation perpétuelle de l´occident et de ceux accusés d´être le parti français. Il mourut juste avant. Mais il mourut dans l´oubli, depuis longtemps déjà moralement assassiné, non pas seulement par les "fous de dieu" mais par les fous tout court.

Le projet de bousculer les résistances ne fut pas du goût des décideurs. Kateb est revenu "au pays" pour faire parler ses langues (arabe dialectal et tamazight). Mais c´est que ces langues-là aussi ne sont pas les bienvenues ! Toute langue qui nomme les souffrances, qui entame les privilèges est une langue à proscrire. Toute langue collée au peuple est suspecte. Kateb a compris que la langue arabe parlée dans les discours politiques, parlée dans les journaux est une langue incompréhensible pour le plus grand nombre, elle est une langue-paravent. Elle "fait basculer vers [cette] bourgeoisie" qui a tout intérêt à ce que le peuple reste dans l´ignorance. Un peuple qui comprend est un peuple qui agit, qui exige des comptes. En lui coupant les subventions d´un théâtre citoyen[28], on a tout bonnement poussé Kateb vers un ultime exil, celui dont il n´est pas revenu. Or, de cet exil, Kateb nous a envoyé une oeuvre incorruptible, la sienne.

Il s´agit donc bien de re-définir un jour ce curieux concept de trahison. En définitive, et si on ne prenait garde, la trahison, c´est toujours celle des autres.

Mourir ainsi c´est vivre
Guerre et cancer du sang
Lente ou violente chacun sa mort
Et c´est toujours la même
Pour ceux qui ont appris
À lire dans les ténèbres,
Et qui les yeux fermés
N´ont pas cessé d´écrire
Mourir ainsi c´est vivre
[29]

Nacer Khelouz
(Université de Pittsburgh)



[1] Albert de Poupourville, préfacier de Hadj Hamou, Zohra la femme du mineur (1925).

[2] Expression de Kateb Yacine in Le poète comme un boxeur, entretiens, Seuil, Paris, 1994..

[3] Distique extrait de Soliloque, La Découverte, Paris, 1991.

[4] Kateb Yacine, Nedjma, Seuil, Paris, 1956. (P.53).

[5] Se reporter à ce propos au texte de Nedjma où la narration est assumée par plusieurs personnages et dans un entrecroisement des voix si prégnant que ce brouhaha fait texte qui gronde, qui gonfle et qui finalement prédispose à l´écoute d´une sorte de voix plurielle.

[6] Dans le roman Nedjma, il y a en effet plusieurs personages-narrateurs, quatre plus le narrateur qui tente de dire ce désordre sans chercher à le domestiquer. Voix de l´auteur mais d´un auteur si particulier qu´il semble vouloir s´absenter du texte pour laisser presque ce dernier s´écrire tout seul.

[7] Stéphane Mallarmé, Igitur, Divagations, Un coup de dé...

[8] Soliloques

[9] Cette date notoirement connue et reconnue comme celle de la libération et de l´émancipation occidentale du nazisme - tout au contraire - correspond pour les Algériens à une période où la répression coloniale fut très sanglante. En effet, une manifestation spontanée des Algériens (notamment à Sétif, Khérata et Guelma) en faveur de l´indépendance promise par le pouvoir colonial comme signe de reconnaissance à l´égard de ce peuple qui a activement participé à la seconde guerre mondiale, fut finalement réprimée dans le sang. Les statistiques algériennes font état de 45.000 morts.

[10] Lire à ce propos le livre de Louis-Jean Calvet, Linguistique et colonialisme. Petit traîté de glotophagie

[11] Kateb compare le poète à un boxeur.

[12] Vladimir Siline dans sa thèse de doctorat sur la littérature algérienne parle de contexte emprunté à M. Riffaterre en ce sens que le texte se suffirait à lui-même et n´aurait donc pas besoin, pour être compris, d´une aide extratextuelle. Ce qu´il récuse évidemment en argumentant que ce type de texte autarcique ne peut exister. Son étude se sert entre autre du dialogisme tel qu´élaboré par M. Bakhtine.

[13] L´un des titres phare de l´Etat civil de l´Algérie postcoloniale est celui-ci : République algérienne, démocratique et populaire.

[14] Kateb Yacine appelait ainsi l´école française et de manière plus générale la France coloniale.

[15] Voir Mohammed prend ta valise. (Théâtre National Populaire)

[16] Voir sur cette question l´étude très pertinente de Réda Bensmaia in Experimental Nations. Or, the Invention of the Maghreb, Princeton University Press, 2003.

[17] L´organisation textuelle de Kateb mime la désorganisation voire l´érosion de la parole indigène. Dans Nedjma, la narration est à la fois polyvocalique et de ce fait objectivement équivoque. Le projet de monologisme d´un narrateur unilatéral se faisant le porte parole d´une revendication unitaire - unitariste - est mis à mal par Kateb. Chaque personnage, loin des autres et se retrouvant seulement par intervalles irréguliers ne peuvent positivement raconter la même Algérie. L´intertextualité est à chercher dans leurs lectures multiples d´un même espace référentiel et non évidemment dans une délivrance d´un hypothétique message du Colonisé.

[18] Hypocrisie d´une intelligentsia qui n´en use pas moins et dans un pays où 85% des gens étaient analphabètes. Cette sommation d´écrire une langue - l´Arabe littéraire - pour à nouveau se plonger dans le mythe de l´arabité, Islam...toutes références décrétées et consacrées d´autorité.

[19] Plus de 85% de la population était analphabète.

[20] Lors d´un entretien entre Kateb Yacine et un éditeur potentiel de Nedjma, cette phrase de ce dernier : "C´est trop compliqué, ça. En Algérie, vous avez de si jolis moutons, pourquoi vous ne parlez pas des moutons ?"in Le poète comme un boxeur, (p.24).

[21] Réda Bensmaïa, en étudiant Le fils du pauvre, y voit au contraire un arrachement à ses origines puisque l´école coloniale éloigne irrémédiablement des valeurs partagées par le reste des siens. Cf. au chapitre : "Le fils du pauvre revisited" (p.p.149-157) in Experimental Nations.

[22] Se reporter à l´excellent article de Ahmed Lanasri, La littérature algérienne de l´entre-deux guerres : Genèse et fonctionnement, revue "Itinéraires et contacts de cultures", Paris, l´Harmattan, no 10, 1990.

[23] Se référer à ce propos au livre d´Albert Memmi, Le portrait du colonisateur suivi du portrait du colonisé (Petite Bibliothèque Payot) qui dissèque de manière pertinente la sclérose de la société traditionnelle sur fond de préservation de valeurs - que Memmi nomme valeurs-refuge - même éculées et aliénantes en les opposant à la pression coloniale.

[24] Le poète comme un boxeur, propos de Kateb Yacine recueillis par Nadia Tazi,(1985), Ed. du Seuil, 1994.

[25] Réda Bensmaïa, Alger ou la maladie de la mémoire, l´Harmattan, Paris, 1997, p.20.

[26] L´une des pièces de Kateb en Arabe dialectal et en tamazight s´intitule "Mohammed prends ta valise" (TPN algérien).

[27] Beaucoup d´autres de ses frères de plume ont payé le plus lourd tribut à l´obscurantisme islamiste. La liste est malheureusement longue qui s´allonge comme une page à jamais habitée par la honte. La plume du savoir se mua en sabre du barbare. Sang pour Encre.

[28] Avec sa troupe, Kateb a sillonné plusieurs régions de l´Algérie en offrant gratuitement un spectacle qui ne pouvait continuer à exister durablement sans un apport financier du gouvernement. Or, aucun pouvoir ne consent à fournir le bâton avec lequel il se fera battre.

[29] Kateb Yacine, C´est vivre, novembre 62.

 

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