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Dictionnaire Leray
BOULEZ (Pierre) - in CORTO 26
[E-mail] Article publié le 3 avril 2016. oOo Ce texte
Qu’on me permette de penser que, si l’origine de l’acception musicale de l’adjectif « sériel » se trouve bel et bien chez René Leibowitz, la propagation de la notion de série en musique doit, en termes de discours, tout ou presque à Pierre Boulez. La figure de Pierre Boulez est si considérable qu’elle en devient quelque peu embarrassante. Sa carrière a été jalonnée de polémique et sa personne a cristallisé la plupart des controverses autour du sérialisme. La dernière d’entre elles – d’ampleur, à tout le moins – est celle de Benoît Duteurtre qui, dans son Requiem pour une avant-garde, concentre toutes les assimilations entre la sérialisme, l’atonalité et la personne de Pierre Boulez. Mais peu importe ce débat d’arrière-garde. Ce qui apparaît déterminant, pour ce qui nous concerne, n’est pas tant la question de la « validité » du sérialisme (la question est déjà tranchée) que le phénomène proprement discursif que recèle le sérialisme musical. Une chose est claire : Pierre Boulez appartient à une lignée dont la filiation est de nature purement lexicale. Une filiation dont la racine commune réside non dans le sens du mot « série » mais plutôt dans sa place au sein du discours. Chez Charles Fourier, déjà le mot « série » prend un ascendant exorbitant (avec une prédilection pour son acception statistique). La série est, pour lui, le mode d’organisation de la nature elle-même. C’est ce qui justifie que la société soit elle-même appelée à s’organiser en séries.
Cette caractéristique se retrouve également chez Proudhon, bien que cet aspect de son œuvre soit aujourd’hui méconnu. On imagine mal le retentissement de la « doctrine sérielle » de Proudhon. La pensée positiviste, elle aussi, a donné une importance de premier plan à la notion de série. C’est une tendance tardive chez Auguste Comte mais elle ne fait que se renforcer au fil du temps. Quand Emile Littré écrit son dictionnaire, le terme est directement associé à la pensée positiviste. Progressivement, toute la pensée scientifique de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1930 a subi la pression de de cette notion. Auguste Comte, Antoine-Augustin Cournot, Henri Daudin ou encore Henri Bergson. – Chez tous ces auteurs la série, si elle n’est pas « le » concept clé de voûte qui’elle est chez Fourier ou Proudhon, exerce un ascendant incontestable. Chez les deux utopistes que sont Fourier et Proudhon, la série est centrale.Chez ceux que Baudelaire appelait les « philosophes zoocrates et industriels », la série est périphérique mais sa dynamique tend vers la centralité. Il faut tout de même noter que Daudin consacre deux ouvrages à l’idée de série, ce qui serait aujourd’hui presque inconcevable car les locuteurs d’aujourd’hui ne conçoivent pas qu’il y ait quelque chose comme « la série ». Si l’on parle de « la série » de nos jours, on s’entend rapidement rétorquer : « Mais de quelle série parlez-vous donc ? »
La série comme objet autonome s’éteindra peu après l’apogée conceptuelle que lui confère la philosophie de Proudhon. Il est remarquable de voir que la « doctrine sérielle » pour laquelle il a tant milité a été abandonnée par ses successeurs, même si elle a semble-t-il laissé quelques traces dans les sciences sociales. Même si « l’idée de série » conserve une certaine aura jusqu’aux années 1920, le système de Proudhon, controversé et même parodié par certains de ses contemporains, est parvenu à un point de saturation. Voici, par exemple, l’image qu’en donne Colin,ardent défenseur du catholicisme, vers 1860 :
On remarque bien, dans cette critique véhémente de la pensée de Proudhon, l’ascendant exorbitant qu’a pris le mot « série » lui-même. Et c’est là un aspectsingulier de l’histoire de ce mot tant il est manifeste que la métaphysique sérielle de Proudhon n’aura pas d’héritage direct, là où sa pensée politique a eu un retentissement considérable sur l’histoire politique du XXe siècle. Mais le cours d’une langue est tel que rien ne se perd et que tout se transforme et la trajectoire linguistique du mot « série » est le témoignage le plus parlant de ce processus graduel et constant, permanent. Aussi la discontinuité qui affecte la lignée conceptuelle qui fait de la série un maître mot (Diderot, Fourier, Proudhon puis Leibowitz, Boulez, Deleuze…) trouve-t-elle son pendant dans la dissémination du mot dans des domaines et dans des discours de la plus grande variété. L’histoire de la série, si elle observe un creux de quelque soixante-dix ans en tant que concept omnipotent, ne cesse de se ramifier dans ces deux ordres de discours savant tandis qu’elle se multiplie (ce qu’il ne faut pas oublier) dans la diversité des domaines techniques émergents : manufacture, cinématographe ou même sport (sans parler de l’administration qu’elle structure depuis le XIXe siècle). La pensée sérielle, satellite finalement de la pensée scientifique et du positivisme, se résorbe avec leur règne à la veille de la seconde guerre mondiale. L’être et le néant est sans doute le dernier témoignage de cet héritage pétri de rationalisme et voué à une acception linéaire, continue et graduée de la série. Ce qui émerge après la guerre est une série plus convulsive, en effet. Elle n’est pas sans parenté avec ce qui la précède. Mais elle ne lui est pas continue. La série portée par le discours scientifique n’est passeulement continue en termes de traits de signification. Elle est une pensée de la continuité dans l’ordre des choses. Elle instaure une continuité entre la nature (le tableau des espèces de Lamarck) et l’industrie (la « fabrication en série », attestée en 1905, marquera un véritable tournant dans l’histoire du mot). La série post-atomique plonge au contraire dans la discontinuité et l’arbitraire d’une réalité en crise. Le sérialisme des années 1950 ne prend pas la forme d’un tableau exhaustif mais d’une table rase. Car le sérialisme musical est bel et bien liée en quelque chose à des circonstances historiques exceptionnellement graves : la Shoah d’un côté, Hiroshima de l’autre. Qu’il suffise de rappeler le cauchemar que fut la jeunesse de Stockhausen. La série, jusqu’alors conçue par Schoenberg et ses élèves comme un aboutissement de la pensée musicale classique, devient l’instrument de la destruction systématique des systèmes antérieurs. Il ne doit rien rester. Il y a quelque chose d’Attila dans le sérialisme musical. C’est principalement la notion de « série généralisée » qui va faire basculer tout un pan du monde musical dans une frénésie qui n’a d’exemple que chez Proudhon (aussi bien en ce qui concerne les zélateurs que les détracteurs, d’ailleurs). La série généralisée. Jacques rebotier a ironisé sur ce terme qui apparente la série à un cancer. Si l’on passe l’effet comique que chacun appréciera pour soi,le rapprochement indique bien la suspicion que l’expansionnisme affirmé de la série a suscité (et suscite encore, peut-être plus que jamais). Le rejet, faut-il croire, a été proportionnel à la force du discours. Or, si un discours s’est affirmé tout au long de la seconde moitié du XXe siècle non seulement en tant que théorie de la musique mais en tant que pensée musicale – et transdisciplinaire – et en elle-même artistique, littéraire, c’est sans équivoque celui de Pierre Boulez, dont les écrits forment une œuvre à part entière, dont l’impact excède largement sa seule spécialité artistique. La dimension littéraire de l’œuvre du compositeur commence, on le sait, à son écriture musicale elle-même. Les commentaires y abondent et vont bien au-delà des notations conventionnelles qui se bornent en général à des indications standardisées d’intensité et de vitesse. Dans la partition boulézienne, l’indication verbale touche tous les aspects du jeu instrumental et demandent parfois de l’interprète un solide sens de l’interprétation textuelle autant que musicale. Mais l’œuvre critique de Pierre Boulez demande à être prise pour elle-même. Sans doute le premier coup d’éclat est-il le fameux article intitulé « Schoenberg est mort », qui dresse sans complaisance l’inventaire du sérialisme tel que pensé par son initiateur.C’est un article dur, iconoclaste (écrit au lendemain de la mort du compositeur viennois, il formule des critiques pour le moins radicales du conservatisme de Schoenberg, qui ne va pas aux bouts des conséquences de son invention) qui va contribuer à faire la réputation d’intransigeance, voire de dogmatisme,de Pierre Boulez. Tout au long des années 1950 et 1960, un certain nombre d’essais jalonnent le parcours de Pierre Boulez, qui sont autant de coups d’éclat ponctués d’injonctions fermes : « Tout musicien qui n’a pas ressenti… » conclut l’article Eventuellement avec fracas. C’est dans le cadre des journées de Darmsdadt que la pensée sérielle de Pierre Boulez a pris la forme d’une démarche totalisante, entièrement régie par le principe de la série transposée à tous les niveaux du phénomène musical. Le texte des conférences prononcées par Boulez à ce moment, Penser la musique aujourd’hui, n’a à ce titre aucun équivalent. Ce texte, qui synthétise toute une expérience (collective, puisque l’expérience de la série a été le fait d’un groupe de jeunes compositeurs issus de divers pays d’Europe), porte une ambition radicale : redéfinir les fondements de la composition elle-même. Le texte est d’autant plus complexe qu’il emprunte à de multiples domaines, à commencer par les mathématiques. Mais la part des mathématiques y est finalement assez limitée. Il s’agit surtout d’emprunts à la théorie des ensembles. En revanche, ce qui transparaît clairement dans ce texte, c’est la volonté de conquête. Ce texte, rappelons-le, marque une « prise de pouvoir » institutionnel (Boulez ayant pris la place de Varese, initialement pressenti pour ces conférences). Il institue un ordre complet – celui de la série – qui se décline de la forme base de la série de douze sons aux grandes articulations de l’œuvre. Cette progression analytique qui décrit le fait musical en allant du cas le plus simple aux organisations les plus complexes est en elle-même une forme sérielle, on ne peut que le souligner et nous ramène aux fondements métaphysiques de la série. Ce n’est là qu’un aspect de l’emprise que prend non seulement une notion mais réellement un mot sur toute une pensée. Le mot et certains de ses dérivés (l’adjectif « sériel » au premier chef ) sont omniprésents dans la démonstration. On peut même dire qu’ils prolifèrent.On peut même voir là l’effet d’une propriété récursive du mot « série » qui, en somme, tend à faire ce qu’il dit ou plus précisément à reproduire dans son fonctionnement son signifié. Pierre Boulez a-t-il conscience de l’emprise qu’exerce le mot lui-même ? C’est difficile à dire. Néanmoins, il est frappant de constater que dans le cadre d’un projet encyclopédique, il aborde la notion en soulignant… l’apparition du mot.
La série, dans Penser la musique aujourd’hui, apparaît comme un organisme vivant, qui prolifère non seulement par le jeu des dérivés (sériel, sériellement, sérialime, sérialiser) mais par la constellation des associations adjectivales formées sur l’adjectif « sériel » :« système sériel », « structure sérielle », « organisation sérielle », « déduction sérielle », « fonction sérielle », « engendrement sériel »… La série – le mot « série » - comme il évolue dans ses écrits théoriques, est la plus manifeste des « formes sérielles » qu’a pu inventer Pierre Boulez. Elle n’est pas seulement récursive mais réellement performative : la série fait ce qu’elle dit mais pas dans un ordre exclusivement tabulaire.Tout d’abord, dans un ordre germinatif, organique, tantôt végétal tantôt animal.
La notion d’engendrement conduit à une métaphore de la fertilité, très présente chez Boulez. Il s’agit biendu « mot série » - Boulez insiste sur ce point dansl’article encyclopédique repris dans Points de repère. Ce moment est réellement le sacre de la série en musique. Les années qui suivront verront un déclin progressif de la notion concurrencée par d’autres approches (musique répétitive d’un côté, spectrale de l’autre…) L’après de la série est encore prolifique puisqu’il conduit à la création de nouveaux adjectifs : « postsériel » et « néosériel », dans un espace discursif (celui de la musique contemporaine) où la série apparaît tantôt comme un concept historique déclassé, tantôt comme un élément accessoire de la pensée musicale quoiqu’il garde une certaine centralité dans la réflexion de compositeurs comme Jean-Claude Risset. Mais le mot n’a plus la fonction élucidante qu’il avait au temps de la série généralisée. Chez Boulez, on peut soupçonner un jeu de cache-cache, l’œuvre orchestral qui se déploie depuis une vingtaine d’années s’ancre en effet profondément dans les études sérielles des premières années, à l’image des Notations pour orchestre et la pensée musicale de Boulez, si elle a décentré son appareil conceptuel et l’a émancipé de la référence sérielle, elle reste étroitement liée à une thématique qui demeure sous-jacente quand le compositeur évoque, par exemple, le rhizome selon Gilles Deleuze. La singularité du texte boulézien ne réside pas tant dans la clarté de ses idées ou leur pertinence scientifique que dans sa force poétique. En quoi Boulez serait plus proche de Fourier que de Proudhon, soit dit en passant. Le mot « série » est ici au cœur d’un espace discursif qui, à bien des égards, relève de la littérature. Et d’une sorte de littérature qui est particulièrement active à cette époque : la critique littéraire elle-même, texte autant que métatexte. Au sein de cet espace, Boulez apparaît à la marge.Son rapport à la littérature est affirmé (le « Prétexte » invoque Baudelaire, Valéry autant que Debussy…dans ses écrits). Les relations entre disciplines – littérature, musique, art – sont une préoccupation constante chez lui. Mais l’appareil théorique qu’il construit est assez bigarré, si l’on y regarde de près.La série boulézienne est structurale, c’est un fait. Elle n’est pas moins polymorphe. Dans Penser la musique aujourd’hui, elle englobe jusqu’au montage en série.
Elle procède d’un transfert initial, de la méthode de composition avec douze sons qui prévalait jusque-là à une notion mathématique qui, paradoxalement, se relie moins à l’analyse ou même aux statistiques qu’à la théorie des ensembles, qui constitue le principal emprunt de la théorie sérielle (du moins telle que l’expose alors Boulez) au domaine des mathématiques. C’est ce transfert qui permet de généraliser la série. Or, cette généralisation n’a rien de mécanique puisque aucun des quatre paramètres ne répond aux mêmes lois et que leur hiérarchie, si elle est à interroger, semble répondre à des principes « psychophysiologiques acoustiques » quasi universels. Le discours boulézien ne s’inscrit pas seulement dans une métaphoricité organique, même si cette dimension est toujours très présente dans sa conception de l’œuvre musicale – et de la série elle-même, définie par lui assez caractéristiquement comme un « germe ». C’est également un discours épique qui décrit une véritable conquête.
A tous égards, la série apparaît comme une utopie,elle est la promesse d’un lendemain. Le futur est fréquent sous la plume du conférencier qui décrit,autant que des processus compositionnels avérés,une vision tournée vers un futur auquel permettrait seule d’accéder la série généralisée, ouverte à l’infini de ses propres virtualités et cependant marquée – à la naissance – du sceau de la limite. |
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