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Blessure & écriture-farmakon - María José PALMA BORREGO
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 Article publié le 16 juillet 2006.

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María José PALMA BORREGO
BLESSURES ET ÉCRITURE-FARMAKON

Écrire la déchirure

L’art et l’écriture nous conduisent à mener à bout ce désir, un désir de mère visible, en dehors de toute conception religieuse, comme un être-femme sexué.

L’impondérable de la déchirure, et tout de suite, même pas une seconde après, la séparation corporelle de la mère, la blessure archaïque, sanglante, charnelle pour toujours et à tout jamais. Pour cela, il n’y a pas de thérapie ou, en tout cas, la seule thérapie possible c’est de mettre dans les discours collectifs la mère sexuée. L’art et l’écriture nous conduisent à mener à bout ce désir, un désir de mère visible, en dehors de toute conception religieuse, comme un être-femme sexué.

Dans son article Blessures et littératures (2005), Gaëtan Brulotte signale la blessure comme une composante de la condition humaine et comme le fait le plus privé au point d`être refoulé, et le plus universel.

Or bien, cette blessure, cette déchirure archaïque et séparation corporelle de la mère, ne sont pas spécifique de l’écrivain homme ou femme, mais ceux-ci ou celles-ci ont la particularité de conférer à cette expérience anonyme (le mot est ici pris dans le sens étymologique du terme, c’est-à-dire, dans celui de la méconnaissance du nom, d’avant le nom propre), une singularité et une manière qui rend la blessure ou la déchirure, dans ce sens les deux mots sont synonymes, partageables, visibles et toutefois lisibles.

L’Art et l’écriture, prise celle-ci dans le sens derridien du terme[1], sont sans doute les meilleurs moyens, la meilleure thérapie, pour traduire cette expérience personnelle et générique et la mettre en forme. Une forme qui a à voir avec la mémoire aérienne, et certainement, avec la trace profonde de la cicatrice identitaire. Ce sont évidemment, des formes spécifiques de chaque vécu que l’écrivain(e) pousse en dehors, propulse jusqu`au moment où elles mêmes se frayent un chemin à travers la conscience, et s’affirment.

« si je souffre, c’est qu`à l’origine de moi-même, il y a mutilation, séparation : Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne sais pas le nommer, mais je suis séparé. » [2]

Pour les femmes, cette séparation est double et encore plus difficile à dire que pour les hommes. Pour les femmes-auteurs cette expérience est beaucoup plus dans l’indicible car, en même temps, blessées par la séparation, elles sont à la fois non séparées à cause de leur similitude corporelle avec la mère. Paradoxe de l’indicible refoulé où la blessure peut languir avant de surgir, traduite en mots, à la clarté de la page écrite, si on arrive à l’à-voir.

Ainsi, l’écriture des femmes devient destruction, production et création.

Commencement d’une autre chose où justement, LA CHOSE fait irruption, se montre comme énergie, et énergie langagière de la trace originaire, et se laisse dire par l’acte « inconscient » et sublimatoire de l’écriture.

Dans ce sens, les femmes, celles qui écrivent ont des choses spécifiques de LA CHOSE à dire : leurs expériences semblables et différentes de leurs façons individuelles de vivre la déchirure ou la blessure, deux mots pour dire que la mère est toujours là et que le père est manifestement absent.

 Dans Préparatifs au delà de l’abîme (1978), Hélène Cixous nous interpelle : « Comment as-tu vécu ta déchirure ? »

Écrire la déchirure est une sorte de thérapie dans le sens de la cure, mais aussi dans le sens secondaire du mot thérapie qui veut dire vénération des dieux.

 Au delà de la blessure originelle, il y a aussi d’autres blessures, sporadiques, légères, profondes, avec la vitesse temporelle de l’eau ou la pesanteur du vent touchant les rochers. Blessures que la vie au quotidien impose et que l’écrivain, homme ou femme, encaisse pour conformer son bagage, ou comme dit le poète anarchiste Gaston Couté, son baluchon.

 Toute écriture est une thérapie, m’a-t-on dit, et je constate dans ma pratique la partie de vérité que cela comporte, mais aussi ses proportions dramatiques : perte mortelle et vie, exposées ou cryptées, analysées ou dépassées. Mais ici, la thérapie de l’écriture fonctionne pour les femmes sous un autre sens, celui de s’occuper des circonstances du moment pour guérir, pour la « sanation » de la « folie féminine » à laquelle le patriarcat nous soumet.

Cependant ce qui importe, ce qui m’importe, ce sont les autres blessures, celles d’après la blessure originelle, les blessures temporelles ou celles qui se maintiennent jusqu’à la mort.

Ce n’est pas leur nature qui m’intéresse, mais leur retentissement en soi et par conséquence dans l’écriture. C’est ainsi pour Valérie Valère, Chantal Chawaf, Hélène Cixous, Marie Cardinal, Jeanne Hyvrard, Nelly Arcan , Marguerite Duras, Marie Céline Agnant et bien d’autres, pour ne rester que dans le domaine francophone.

Leurs écritures sont les retrouvailles individuelles des mots pour dire LA CHOSE. Ce sont des écritures-farmakon, antidotes qui possèdent une double fonction : une positive, purificatrice et créatrice qui est en rapport avec le savoir du vécu et l’accès aux vérités, et une autre négative, dans le sens où l’écriture-farmakon tue, détruit, produit addition[3].

Dans ce dernier sens, il existe une écriture-farmakon qui est littérature et elle est liée à la reproduction de sens, c’est pourquoi, elle est toujours fascinée par le « farmakeus », c’est-à-dire, par les séducteurs, -aujourd’hui les éditeurs-marketing ?. Dans le premier, dans celui de l’écriture-farmakon créatrice, il s’agit d’une écriture implacable et personnelle, avec des mots modules, non modulés, dans le sens de la cure.

Et si bien, il n’y a pas une thérapie possible pour cette blessure originelle, l’écriture-farmakon dans son sens purificateur est la traduction plurielle des autres blessures pour les rendre plus fluides, et dont les effets sont la peur, le désespoir, le désir de mourir, l’auto dévaluation, l’apitoiement sur soi, le gémissement, l’amertume, le cynisme et l’ironie despotique si espagnole, dans son double jeu tragi-comique, celui de l’esperpento de Valle Inclán, rire grotesque et rictus laïque nécessaires pour la survie, en fait, des personnages noirs de Goya.

À supposer qu’on survit par la thérapie de l’écriture-farmakon, celle qui adoucit toute douleur et notamment la douleur originelle. Dans ce cas, toutes les autres douleurs sont conduites à un autre stade qui est celui de la souffrance dans ces justes termes, au niveau du supportable.

Ce passage est en effet, celui de l’insertion de la souffrance dans une durée et dans un processus de connaissance-conscience, pour l’intégrer dans une dialectique à trois termes, dans l’histoire et dans les mémoires du Sujet et du « sujet féminin ».

Pour l’écrivain(e), pour la/le peintre, enfin, pour l’artiste, un des aboutissements du travail sur la blessure est celui de moduler la pâte/graphite fine et longue du crayon, du pinceau, pour créer. Quant aux femmes, déçues du monde qui les entoure et provoque, elles s’enferment et se vengent en écrivant la blessure retrouvée, c’est-à-dire, la blessure reconstituée par les mots. Transmutation divine du corps dans l’écriture produite par l’art et occasion d’une exploration fondamentale qui se traduit en connaissance propre et savoir femelle et féminin pour la postérité

Comment mettre ce savoir sur la blessure en formes ? Il s’agit de guérir sous des formes écrites, pour y laisser sans cesse les traces et des nouvelles manières spécifiques à nos dire(s). Ces nouvelles manières sont parallèles à celles des autres arts. Vraiment parallèles ou à la fois ? Je ne sais pas. Mais voici, l’écriture-peinture exceptionnelle de la graphie chinoise, pâte-graphite, chair saine, de sang, comme déjà dit. Mélange de tous ces éléments, car la gamme d’émotions qui suscite la souffrance, et le travail de l’écriture, ne relève pas seulement du registre de la représentation, mais aussi de la guérison et de la création des nouvelles formes.

Écritures fragmentaires, cassées dans leur logique - cette logique n’est-elle pas source de folie pour les femmes ?- quelques fois illogiques, ce sont les écritures de la Modernité, notamment féminines. Ces écritures sont très souvent marquées par la psychanalyse, car elles sont liées à l’impuissance du Sujet, et du « sujet féminin », face à la souffrance, effet et manifestation de la blessure dans un espace corporel et psychique.

La liaison étroite de certaines femmes auteurs et des écrivains avec la psychanalyse, nous a laissé tout un corpus d’œuvres où le « sujet féminin » et le Sujet, s’explorent et nous montrent le fait thérapeutique et la « santé » narrative de l’écriture-farmakon. Cette écriture se nourrit d’une double circularité : d’abord, des blessures régulières qui en sortant à petites doses des corps sexués et différenciés, s’inscrivent à nouveau en eux.

Et après, et cet après n’a pas un sens temporel, mais il est dans l’obligation qui impose l’ordre du discours, la souffrance produite convertie en histoire vouée à une révision perpétuelle. Autrement dit, comme dans la cure analytique, la mise en mot/mort de la blessure-souffrance ne la supprime pas, mais la présente selon une nouvelle perspective, plus aimable, plus supportable. Et dans cette nouvelle perspective effleure, dans l’éternel retour du vivant écrit, une multiplicité des nuances qui aident à vivre mieux, en intégrant les deux, blessure et souffrance, à la trame de notre existence.

En effet, écrire la blessure ne l’efface pas, mais sa mise en forme enlève du poids à la douleur comme si l’écrire permettait un détachement, un soulagement, un apaisement. Ceci est valable d’une manière générale, mais pour les femmes, l’écriture-farmakon se nourrit aussi d’un paradoxe : soulagement et apaisement de la douleur par les mots et condamnation à travers eux-mêmes, car ils nous envoient à cette douleur paradoxale d’être objet[4], de laquelle l’écriture-farmakon essaye de nous faire sortir. Boucle bouclée, mais quelquefois les nœuds faits dans la grille de la logique sont si fins et si faibles qu’il existe une faille, où l’écriture-farmakon, malgré le paradoxe, peut exercer son pouvoir de révolte.

Dans une époque comme la nôtre, d’une incompréhensible terreur et dominée par les dangereux mythes de la décadente Vérité absolue et par les Grands Récits débilités, il correspond à l’écriture, sans adjectifs, limpide, corporelle et générique, de donner une voix à ce qui est réprimé par les discours dominants : l’indicible féminin et les douleurs qui l’entourent pour une nouvelle articulation de la différence sexuelle.

Ainsi, les écritures-farmakon et productrices de la Modernité mettent en œuvre tous les moyens dont elles disposent, pour la remise en question permanente des Grands Récits, et pour le dévoilement des souffrances qu’ils sèment et qu’ils infligent. Dans ce sens, elles sont thérapeutiques car elles luttent contre l’oubli et révèlent des joies insolentes, défiantes, subversives qui sont des petites victoires pour l’insensé mâle.

Parfois cependant, cette valeur thérapeutique de l’écriture échoue, le farmakon attaché à elle tue. De nombreux suicides d’écrivains(e) incitent à ne pas trop l’idéaliser. À Valérie Valère, après ses trois livres autobiographiques, il ne lui reste que la mort. À 20 ans, elle se suicide en se jetant aux rails du métro de Paris. Dans ce sens, l’écriture sape tout ce qui est vital. Les sources créatrices succombent à l’état mélancolique où toute vie intérieure se mobilise vers un seul but : la mort. Alors, la fonction thérapeutique de l’écriture s’éteint et devient exclusivement farmakon, pris ici dans son sens grec premier, celui de l’autodestruction.

L’écriture-farmakon dépasse ici la seule personne de l’écrivain(e) et affecte son entourage immédiat : familles et amours détruites, destins bafoués, passions oubliées. Dans ce sens, la fonction thérapeutique de l’écriture créatrice laisse place à une seule passion, à un seul besoin : la solitude et le silence nécessaires pour s’affronter soi-même. Ceci comporte une attitude totalitaire, masturbatoire et sacrificielle où le plaisir de se sacrifier est en vue d’une autosatisfaction à laquelle on aspire et la jouissance inaliénable est due au profit symbolique qu’on en tire.

Joie supérieure, en effet, de dépasser par l’écriture créatrice, nourrie des miroitantes possibilités de séparation, de compensation et de survie, la médiocrité d’une existence sans transcendance.

Elle aide aussi à la survie des autres, des lecteurs et des lectrices, enfin des autres. Les aide à comprendre non seulement la blessure originelle, universelle, mais à entreprendre, avec celle-ci et les autres blessures tardives que nous inflige notre quotidien, un dialogue. Et ce dialogue entre les lecteurs et lectrices et leurs blessures crée un sous-texte certainement libérateur.

Un danger guette cependant l’écrivain(e) devant la blessure d’autrui : être voyeur/-euse qui prend exclusivement des notes devant la souffrances des autres au lieu de les aider. C’est le danger esthétique qui surévalue l’art aux dépends de la vie. Mais la blessure qui habite l’écriture créatrice dispose davantage la conscience à se mettre à la place de l’autre, de la souffrance de l’autre. Par leur place historique, les femmes, les écrivaines, ont passé leur vies à la voir et à l’écouter.

Ces femmes auteurs savent bien que ce danger est possible, mais elles savent aussi que la reconnaissance de la souffrance est facile pour elles, et que ni les catégories médicales ni la raison scientifique ne suffissent à rendre compte de leur douleur, d’où le relais nécessaire de l’écriture créatrice dans sa fonction thérapeutique pour lui donner un langage.

L’écriture agit dans ce sens comme un « supplément » aux blessures de celui ou de celle qui écrit. Elle devient aussi étrangeté, ce qui donne la possibilité non seulement d’extirper la souffrance du domaine privé, mais de remettre ce soin aux lecteurs et lectrices tellement la lecture libère des forces. Comme dit Anna Garréta, (2000) « La lecture est une chose trop dangereuse lorsqu’on la laisse se développer à l’état sauvage. ». La lecture, elle aussi guérit. C’est pourquoi, dans cette double fonction, du « moi » vers les autres et des autres vers le « moi », l’écrivain(e) joue un rôle crucial pour circonscrire ce magma de passion/raison que représente la blessure humaine.

Et finalement, l’écriture-farmakon créatrice dans sa fonction thérapeutique incite à redéfinir les rapport du « moi » aux autres et à l’univers. Certainement, elle a ses limites, mais c’est aussi un instrument d’éveil et de lucidité qui aide à nous sauver de l’ignorance et de la déshérence. En fait, elle est une résistance au non-sens, au néant et à l’oubli, enfin, à la mort.

María José Palma Borrego.

Madrid 2006.


[1] La position derridienne sur l’écriture fait référence à l’écriture liée à la production de sens.

[2] Adamov (1938) L’Aveu.

[3] Pour le concept de “farmakon” voir La pharmacie de Platon de J. Derrida.

[4] Pour avoir plus de renseignement sur ce sujet voir María José Palma Borrego (2001) Contra la Igualdad Historia del Movimiento de Liberación de las Mujeres en Francia y crítica feminista al psicoanálisis y a la Filosofía.

 

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