Extrait de La vague à l’âme :

«  -Ça va ? demandai-je, embarrassé.
Ma question me parut idiote, d´ailleurs il ne répondit rien.
- Ce n´était pas facile de s´interposer, me justifiai-je.
- C´était même impossible, sauf à être champion d´art martial ! renchérit un chauve en costume qui empestait l´eau de toilette.
Sous le choc, l´asiatique n´attendait visiblement pas d´explication. Il essuya ses lunettes mouillées par la sueur. Ses mains tremblaient.
- On aurait dû descendre à Jean Jaurès et prévenir le chef de station comme vous venez de le faire, commenta le voyageur parfumé en s´adressant au troisième type. Figurez-vous que je n´y ai même pas pensé.
- Moi non plus, reconnus-je.
- On n´a pas forcément le bon réflexe dans ces cas-là.
Un agent de la RATP arriva, flanqué de deux policiers. Ils s´occupèrent du garçon qui n´avait toujours pas prononcé une parole, puis nous demandèrent de les accompagner au commissariat pour recueillir nos dépositions. »

« La radio a annoncé une catastrophe en Asie, un tremblement de terre ou un truc dans le genre, mais j´entendais mal à cause du brouhaha des conversations. À la faveur d´un silence dans la salle, j´ai capté le terme inhabituel de « tsunami », dont les trois syllabes m´ont brisé le cœur.
A la fin des années 70, quand Papa et Maman ont acheté leur maison de vacances au pays basque, sur la plage d´Hendaye dès qu´arrivait une vague plus forte que les autres, David criait :
- Ouh la la, Jean, mate là-bas, mate ! Un tsunami ! Un vrai tsunami j´te dis !
Mon frère adorait les tsunamis, il en avait trouvé la définition dans le bel ouvrage illustré Volcans et tremblements de terre que j´avais reçu en récompense à la fin du CM 2.
Un bilan provisoire annonçait déjà plusieurs milliers de victimes. Cette information aurait dû me bouleverser mais quand j´ai lancé une sonde au fond de mon cœur, elle n´a pas rencontré d´autre obstacle lors de sa chute que cette poignante nostalgie adolescente. Lors du séisme de l´année dernière à Bam, je n´avais pas non plus éprouvé tellement de chagrin pour les 41 000 personnes passées de vie à trépas en quelques minutes. Pratiquement aucun pour tout dire. Il est parfois difficile de s´identifier à des gens avec lesquels on ne partage rien d´autre que la condition humaine. »

« -Alors je vais vous dire, à force de lire et d´entendre partout qu´ils ont besoin de nous, je finis par me demander si nous n´avons pas autant besoin d´eux que l´inverse, pendant notre interminable noyade quotidienne si peu de nature à exciter une compassion quelconque. C´est nous au milieu de nos SDF qu´il faudrait resigler FDS pour Fracassés De la Société qui crèvent comme le retour du refoulé sur les trottoirs de nos opulents centres villes piétonniers, nous et nos cliniques psychiatriques bourrées d´adolescents dévastés, nous et nos neuf millions de dépressifs shootés aux psychotropes, nous et nos obèses et nos anorexiques et nos culturistes comme futurs modèles de complexion humaine, nous et notre bonheur d´exister conditionné par la croissance du Produit Intérieur Brut, nous et notre recherche obsessionnelle du confort domestique comme idéal indépassable, c´est nous qui avons besoin de leur éclatant désastre pour croire notre sort encore un peu enviable. »