Quand il parle de la voix, Ossip Mandelstam en vient très vite au rasoir Gilette.
Je n’ai pas de manuscrits, pas de bloc-notes, je n’ai pas d’archives. Je n’ai pas d’écriture, pour la raison que je n’écris jamais. Je suis le seul en Russie qui travaille à la voix, quand cette saloperie de meute en rage autour de moi écrit, écrit. Un écrivain, moi ? Hors de ma vue, crétins !
Par contre, j’ai plein de crayons - tous volés, et de toutes les couleurs. On peut les tailler au petit rasoir « gillette ».
Il en vient même à glorifier avec lyrisme cet outil, pur produit du génie industriel dont il est l’emblême.
La petite lame de rasoir « gillette », avec ses bords dentelés un peu tordus, m’a toujours semblé une des productions les plus nobles de l’industrie sidérurgique. Un bon rasoir gilette coupe comme le carex, se plie — et ne rompt pas - entre les doigts, il est soit la carte de visite d’un martien, soit un billet laissé par un démon correct, avec un trou ciselé au milieu. La lame de rasoir gilette est la production d ’un trust de morts qui compte pour actionnaires les hordes de loups venus de Suède et d’Amérique.
Pourtant, il ne faut pas s’y tromper. Quand il évoque les qualités de la lame de rasoir Gillette, c’est encore de la voix qu’il parle.