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L'arme du chuchotement (fin)
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 Article publié le 12 novembre 2017.

oOo

Saviez-vous, M. le directeur, que vous utilisiez à merveille l’arme du chuchotement ?...

Il vous arrivait de chuchoter pendant un quart d’heure ou une demi-heure, voire plus, avec quelqu’un…Vous murmuriez quelque chose à un collaborateur… Devant toute votre équipe. Et vous deviez trouver cela très efficace, n’est-ce pas, pour distiller, parmi votre personnel, parmi les membres de votre « équipe », disiez-vous, le doute, l’anxiété ou la jalousie.

Que dit-il ?... Pourquoi parle-t-il à x plutôt qu’à moi ? A-t-il des informations confidentielles à communiquer ?... Pourquoi ne s’adresse-t-il pas à l’ensemble des collaborateurs du groupe que nous étions censés former ?...

Vous étiez un grand chuchoteur devant l’Eternel.

C’était pour vous un instrument de pouvoir parmi d’autres…Dans les pires moments de la terreur stalinienne, les citoyens, chez eux, dans la rue, dans les transports en commun, chuchotaient, mais c’était, eux, pour se protéger.

Vous, vous chuchotiez, au contraire, pour instiller le doute, la gêne et la terreur.

Misérable con !...

L’esprit d’équipe, vous ne cessiez de nous en vanter les mérites… Combien de fois en avez-vous parlé ?!... « Travaillez ensemble ! …Collaborez ! », nous disiez-vous. Vous excelliez dans l’art du double, du triple, voire du quadruple langage…

Très jeune, vous aviez compris une chose essentielle : la politique est avant tout l’art du mensonge.

Lors du dernier Plan Social, intitulé PS 15, la plupart des personnes licenciées étaient des femmes seules, âgées, peu diplômées et surtout peu onéreuses en termes de salaires. Elles ont été « remerciées » et ne retrouveront plus jamais de travail…

La veille d’annoncer ce Plan au Comité d’entreprise, un dimanche à l’église, il parait que les représentants de notre haute Direction avaient prié avec ferveur… Il semblerait qu’ils avaient,d’avance, demandé pardon au Seigneur du mal qu’ils s’apprêtaient à commettre, et des vies, peut-être, qu’ilsse proposaient de briser.

Donner satisfaction à nos actionnaires…

Vous nous en parliez souvent…Ils ont le droit de vivre, eux aussi !... Ce sont des gens bien, vous savez !...

J’entends encore votre voix d’adolescent attardé…

Vous pensiez que devait s’accomplir la loi naturelle de la sélection des meilleurs et de la lutte pour la vie.

Pardonnez-moi d’exprimer ce sentiment si bas, monsieur le directeur, de vous faire cet aveu, ici et maintenant, au lieu de l’avoir fait de votre vivant, en face, en vous regardant dans les yeux : je dois vous dire que nous sommes tous, ou presque tous,ravis de votre disparition…

Oui, je sais, ce n’est pas très glorieux, c’est plutôt pitoyable de penser et de ressentir ce genre de choses… Il ne faut souhaiter la mort de personne, j’en conviens bien volontiers.

Mais, que voulez-vous ?... Pour réaliser notre désir, celui de vous tuer, il nous eût fallu une bonne dose de folie et d’inconscience ! …Et un talent que nous ne possédions pas et que nous ne posséderions jamais, car nous, les ouvriers de Bureau, ne sommes guère doués pour les travaux manuels.

Oh, je sais bien, certains d’entre nous sont parfaitement capables d’allumer un barbecue dans leur jardin, le dimanche, ou de couper des bûches à la hache, sur un billot… C’est même leur façon, à eux, de « décompresser », comme ils disent, pendant leurs jours de repos…

Mais vous voir disparaître est resté un désir inassouvi… Ce désir, nous l’avons nourri pendant les deux ans où nous avons dû supporter votre tête de premier communiant recouverte de cire et sortie tout droit d’un bocal de formol qui l’eût conservée depuis l’avant-guerre...

Et pourtant, le Destin, dans sa grandeur, a bien voulu travailler pour nous !...

Votre fatuité et votre incompétence, votre orgueil d’épicier provincial, nous inspiraient surtout de la honte… Votre incroyable naïveté aussi, à vous imaginer que l’on vous attendait, vous, le bon jeune homme bien coiffé avec une raie sur le côté…

Où aviez-vous appris que les clients nous attendaient  ?...

Ils n’attendent personne, c’est à nous d’aller les chercher et de les convaincre. Un par un… Il nous appartient de leur communiquer le désir d’acheter ce qu’on leur vend, et de nous rester fidèles. Mais pour cela, il faut non seulement de la compétence mais aussi une profonde humilité, que vous n’avez jamais possédée.

Auriez-vous seulement été capable de vendrequelque chose, Monsieur le directeur, ne serait-ce qu’une boîte de sardines ?...

On vous avait appris l’orgueil, dissimulé sous un costume sombre et une chemise blanche…

Mais, pardonnez-moi… Suis-je bien placé pour vous faire ici une leçon de morale ?... Je suis loin, moi-même, d’être irréprochable !...

Combien de clients avons-nous perdu ?... Vous les avez tous découragés avec votre fatuité misérable de bon-garçon-qui-ne-doute-de-rien et surtout pas de lui-même…

La Direction générale n’avait pas l’air de vous en faire le reproche…Qu’importe un client de plus ou de moins ?!...

Comme pour les hommes, nous jugeons les entreprises sur les apparences…Leurs façades présentent un bel aspect, des matériaux nobles, de l’aluminium et de l’acier, des lignes droites et pures, des glaces captant la lumière…

Et pourtant ! …Pénétrez à l’intérieur, écoutez et observez !...

Vous y trouverez le chaos… Mais aussi la misère intellectuelle et morale. La bassesse des sentiments, la lutte pour des miettes de pouvoir, le gaspillage des ressources. 

Nos meilleurs collègues sont partis, attirés par d’autres entreprises, plus séduisantes en apparence, mais où ils rencontreront les mêmes misères... Nos clients, étonnés par la dégradation du service, changent de fournisseurs, car ce ne sont pas ces derniers qui manquent, aujourd’hui.

Loin d’en tirer les conclusions et les mesures correctives qui s’imposent, notre Direction répète adnauseam les mêmes erreurs…

Nous travaillons pour des retraités américains qui, dans leurs coquettes banlieues de New-York, de Chicago ou de Miami, se reposent au milieu du même décor aseptisé que celui que l’on peut voir dans les séries télévisées diffusées sur le câble.

Nous travaillons tous dans une société née aux Etats-Unis dans les années 1880, une société devenue multinationale, au siècle dernier, grâce au succès et au travail de ses milliers de collaborateurs… Je reprends presque mot pour mot les phrases que l’on nous a enseignées et que l’on trouve dans le petit manuel qui nous a été distribué, pour les adresser à nos clients.

En France, nous sommes dirigés par des individus qui se cooptent, non pas pour leur talent mais parce qu’ils appartiennent au même milieu social et qu’ils partagent le même héritage « culturel ».

Je mets ce dernier mot entre guillemets, car la culture est la dernière de leurs préoccupations.

Nous souhaitons tous - ardemment - la disparition de ce « milieu ».

Je dis bien disparition, mesdames et messieurs, vous voudrez bien m’excuser pour ma franchise… « Qu’ils s’en aillent tous ! » « Dégagez ! », comme l’a si bien exprimé l’un de nos hommes politiques. 

Ainsi, M. le directeur, s’est concrétisé notre vœu le plus secret et le plus cher.

La divine providence nous a exaucés !... Espérons que l’Ange du Seigneur pardonnera votre orgueil et tout le mal que vous nous avez fait, avec conscience et inconscience, vous, et tous ceux etcelles qui appartiennent à votre caste de brahmanes aux yeux pâles.

Mais ne nous faisons point d’illusions ! ...Très bientôt, je l’imagine, vous serez remplacé par quelqu’un qui vous ressemblera en tous points.

Les Grandes Ecoles sont des pépinières de robots façonnés à votre image, sans âme, sans cœur et sans esprit… Dressés,dès la première année, comme dans l’armée prussienne du Grand Frédéric, à un ensemble de comportements et de réflexes qui les rendront aptes à devenir les braves petits soldats du Système

Ainsi va la France contemporaine, M. le directeur… Dans un sens, vous avez bien servi ses maîtres.

Souvenez-vous des classes préparatoires et des écoles militaires, mesdames et messieurs !...

Souvenez-vous des visages bien remplis et boutonneux de leurs élèves !... Vous vous ressembliez tous, en vérité. Des grands niais à la peau de bébé, incultes et prétentieux, étalant leur mépris, leur suffisance, leur ignorance…

Et croyant tout savoir !...

L’élite de la France, répartie entre ses différentes spécialités :les militaires, les scientifiques, les juristes et les littéraires.

Toutes les provinces et tous les secteurs de la Bourgeoisie !...

Soldats !... L’entreprise vous appelle !... L’entreprise vous regarde !... L’entreprise compte sur vous, sur votre énergie, sur votre talent, sur votre dévouement !...

Jusqu’à la mort, s’il le faut !...

L’entreprise est une secte. L’entreprise est un champ de bataille.

C’est aussi, parfois, un champ de ruines.

Une chape de plomb s’est abattue sur nos âmes et le bruissement de la vie s’estompe peu à peu, jusqu’au silence.

La nuit du 9 au 10 Thermidor ne s’est jamais achevée… Maximilien de Robespierre respire faiblement, la mâchoire fracassée et le visage couvert de sang.

L’Incorruptible a puentrevoir, durant les visions hallucinées des dernières heures de sa vie, au milieu des clameurs de haine, sous les crachats de ses ennemis de la dernière heure, ce que la France allait devenir… Jusqu’à aujourd’hui.

Le pouvoir ne se partage pas.

Non, malgré mon amertume, j’essaye de ne pas trop vous en vouloir, monsieur le directeur… Nous sommes - aussi - d’une certaine manière, construits par les êtres toxiques qu’il nous arrive de croiser dans les entreprises, de plus en plus nombreux, hélas…

Que sommes-nous ?... Qui sommes-nous ?... Pour juger, pour condamner ?... De la poussière… Rien que de la matière qui se réduira en cendres,qui imprégnera une parcelle, une toute petite parcelle de notreTerre.

Notre vie ne laissera pas plus de traces que la brume qui parfois recouvre nos villes par les matins d’automne. 

Je vous entends d’ici, ricaner, et même éclater de rire comme vous le faisiez, si souvent, lorsque j’essayais de communiquer avec vous, de votre vivant.

Vous vous souvenez ?... Comme je devais vous apparaître ridicule et naïf !...

Vous vivrez à l’intérieur de moi, désormais… Vous faites partie de ma mémoire, et, vous voyez, j’ai essayé d’édifier, par ce discours, un fragile édifice de mots qui, je l’espère, survivra au Temps qui nous détruit tous.

 

FIN

 

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