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Le silence de l'Ardèche
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 Article publié le 5 février 2018.

oOo

Avertissement. Ce récit, hélas, relate des faits réels. Une triste réalité connue de rares habitants d’un village ardéchois que je ne peux citer et le lecteur comprendra pourquoi.

Ils sont là, se suivant bien alignés, venus en grand nombre pour pouvoir tous les emmener. Dans des rues discrètes où la circulation à été interrompue, en longues files, telles des colonnes de chenilles en départ de procession, ils attendent la récolte de la rafle monstrueuse. Il faut complaire à l’occupant allemand et lui livrer comme promis les coupables des maux de l’humanité. Tous ceux qui ont provoqué cette guerre et, pourquoi se passer de rabâcher un mensonge supplémentaire, ces mêmes qui ont contribué à la défaite éclair de la glorieuse Armée Française…

 Réquisitionnés par la police, plus d’une centaine d’autobus de la RATP sont prêts pour acheminer les 13000, dont 8000 iront vers le vélodrome d’hiver. L’opération « Vent de printemps » peut commencer en ce chaud milieu d’août 1942. On reconnaîtra facilement la masse à embarquer : chaque individu est marqué d’une étoile de David jaune cousue sur la poitrine.

  Dans le bel immeuble cossu dont elle a la propriété, la famille Bernheim est absente quand débarquent les vociférant fonctionnaires venus faire appliquer la loi nazie. Tous ces moins que rien, ces tortionnaires de Christ, ces sous-hommes aux nez crochus et aux griffes acérées doivent être expédiés sur l’Allemagne où certainement un traitement de faveur les attend. Allant au-delà des ordres, car n’est certes pas humains de séparer une famille,les enfants eux aussi seront du voyage d’agrément, y compris les tous petits. Le gouvernement officiel, établi à Vichy, transmet les quatre volontés du dictateur fou de Berlin. Hélas, apparemment certains semblent prendre un goût morbide dans l’accomplissement de l’incompréhensible, de l’ignoble, de l’abject.

  Edmond Bernheim a de solides relations haut-placées, parmi lesquelles quelque rares qui déjà sont organisées en réseaux de résistants. Depuis plusieurs jours il a été prévenu de l’imminence d’une grande rafle destinée à évacuer une partie de la population juive ; c’est Paris qui va être bientôt touché par l’horreur. Avec Eloïse son épouse et ses quatre enfants dont la plus jeune vient de fêter ses six ans, il a réussit un presque miraculeux passage au travers des mailles d’un filet pourtant soigneusement tendu.

 Un ami très proche, chef du département de documentation à la Préfecture, lui a procuré juste après l’armistice, des véritables faux papiers d’identité Les prénoms heureusement peu caractéristiques n’ont pas été changés. Un vicaire qui plus tard payera de sa vie ce genre d’illégalité, a fourni pour les enfants des actes de baptême selon le rite catholique. Connaissant parfaitement bien la langue allemande, le chef de famille en écoutant les discours de haine du Chancelier du III° Reich à la radio, dés la capitulation, a obligé tout le petit monde sous sa coupole à apprendre par cœur les Je vous salue Marie, Notre Père et autres prières. Munie d’un minimum de bagages afin de ne pas attirer l’attention, les Bernheim allias Grandjean quittent la capitale le 14 juillet 1942. En ce jour de fête d’amertume, la famille se tasse à bord de leur berline Peugeot 302 que monsieur a achetée, d’occasion et bien chère en ces temps de crise, avec ses faux papiers. Le 16 commencera la grande rafle, personne côté français ne sachant exactement quelle sera la destinée des arrêtés.

 Quant à la destination, tous en Allemagne ! Ce que l’on fera d’eux ne sont pas nos oignons.

 

 Edmond est un remarquable organisateur qui ne laisse pas le plus petit détail sans une minutieuse étude préalable. Mais il faut aussi prévoir l’imprévisible, imaginer toutes les situations possible. Pour faire face, une importante somme d’argent en liquide est dissimulée dans le double fond d’une valise d’apparence vulgaire, passablement usée et contenant du linge de corps. Une poche de son léger veston est garnie de quelques gros billets suffisant à eux seuls pour fermer les yeux à quiconque trop curieux avec une cupidité à fleur de peau. Deux vilains défauts très souvent réunis. Tous les papiers sont en règle mais il manque le laissez-passer pour aller au-delà de cette frontière intérieure qui sépare la France en deux, cette ligne de démarcation qui courre des Pyrénées jusqu’à la Suisse en un singulier tracé dont seuls les Allemands sont responsables. Pas d’Ausweis, pas de passage, c’est donc clandestinement qu’elle devra être franchie.

 Quel bonheur, merci papa de si bien parler la langue des envahisseurs ; les gradés aux nombreux postes de contrôle en sont favorablement impressionnés. L’autorisation de voyager jusqu’à Chalon sur Saône, dûment tamponnée par la Kommandantur militaire de Paris (autre exploit de fidèles amis) au nom de ce monsieur Grandjean si distingué, connaisseur de Goethe et admirateur de Wagner, accompagné de sa respectable famille modèle française de bonne souche, de bonne race, document précieux qui ouvre des portes pourtant bien gardées. Le voyage se passe donc sans trop d’incident et Dieu merci sans une panne mécanique. Les enfants n’ont commis aucun imper et contrairement aux parents, ils sont loin de soupçonner que le bel appartement de la rue d’Auteuil, dans le 16° arrondissement, a été pillé et que peu s’en faut qu’y compris les parquets n’aient été ôtés. Pour « les petits » toute cette épopée paraît un grand jeu et ils semblent y prendre un plaisir évident, leur bonne humeur non feinte elle aussi aidera à la fuite vers la liberté. Le danger n’est pas encore palpable et… vive les vacances, uniquement de très rares privilégiés peuvent y prétendre en ce beau mois d’août 42.

 Les expressions sur les visages vont brusquement changer quand il faudra que la famille se divise pour un passage trop risqué s’il est tenté tous ensembles. Et au moins si un groupe se fait prendre, les autres auront la chance de réussir. Les pleurs deviendraient fontaines si un seul des six pouvait un instant imaginer quel sera le destin qui les attend. Dans le gros bourg de Chagny, après maintes discutions, le fractionnement se fait. Papa maman ensembles, Victor quatorze ans et Maude huit et demi puis enfin Achille douze ans avec la petite dernière Marthe dont les six bougies ont été récemment soufflées ; tels sont les trois groupes qui se promettent de se retrouver bientôt. Le réseau qui s’occupe d’eux n’en est pas à son coup d’essai et organisera les retrouvailles de l’autre coté, plus tard si cela s’avère difficile. Pour beaucoup de précédents, la grande ville de Lyon était la première destination.

 Monsieur et madame sont invités à changer d’aspect.

 -Trop Parisiens !

 -Mais nous le sommes !

 Les arguments pour une simple modification vestimentaire sont valables, quand on veut passer inaperçu à Rome, il vaut mieux être habillé en Romain.

  Albert Després et sa femme Julie dite « La rougeaude »sont agriculteurs ; ils ont tous deux la soixantaine bien tassée et la malchance a divisé leur modeste exploitation. La ferme est en zone occupée, celle du Nord, mais leurs terres, pour la plus part, sont en zone libre. Le couple bénéficie donc d’un document permanent au beau nom chantant de « Ausweis fur den kleinen Grenzverkher », laissez-passer pour les petits déplacements frontaliers. Il n’y a pas de barbelé, pas de mines, il leur faut seulement aller jusqu’au point de passage parfois dix fois par jour. Cela fait un grand détour ; alors, au fil des mois ils ont pris l’habitude de couper à travers la vigne, à travers leurs champs comme autrefois, en faisant maintenant de grands signes de la main aux sentinelles qui aujourd’hui connaissent bien de loin leurs silhouettes, leurs manières caractéristiques de marcher et cette immuable manie qu’a Albert de soulager sa vessie auprès du même arbre. Au début les gardes prenaient leurs jumelles pour bien vérifier, et peu à peu, avec la force de la routine, ils répondent eux aussi par un salut et quelques plaisanteries hurlées à pleins poumons

 La ligne est gardée en permanence uniquement du coté nord et les patrouilles de nuit y sont fréquentes, avec des horaires irréguliers ; les passeurs par ici préfèrent donc tenter leur chance de jour. Coté sud, dans la zone familièrement nommée Nono (pour non occupée), beaucoup moins de problèmes, les rares gardes n’ont pas les Allemands sur le paletot pour les contrôler, souvent ils regardent à droite quand on passe à gauche et vis et versa, lèvent les yeux vers les nuages quand les mouvements sont en bas dans vallée ; et pourtant…

 Dans cette moitié de France non germanisée militairement, Vichy est capitale mais Berlin commande. Ici aussi la racaille juive est traquée par la police et bien des gendarmes. Depuis 1941 les premières rafles ont emplis quelques camps discrets comme celui de Rivesaltes à dix kilomètres au nord de Perpignan, camps où il ne fait guère bon vivre. En aout 42 plusieurs convois ont évacué ces prisonniers très particuliers sur le nord à Drancy, la totalité de ces mille sept cents malheureux sera vite emmenée vers les terribles usines exterminatrices allemandes. Des réseaux s’organisent pour sauver tous ces hommes, femmes et enfants en péril immédiat. Au sein de ces mouvements, des bêtes malfaisantes profitent de la situation pour se remplir les poches, d’autan plus que les fuyards emportent souvent argent et bijoux facilement transportables. Et si, par hasard, une dénonciation bienvenue se produit… personne ne viendra réclamer plus tard….

 Les Després ne mangent pas de ce pain là et grâce à eux une cinquantaine de personnes sont passés de l’autre côté sans qu’il ne leur fut demandé un sou. Et puis, côté occupé, le Baba est de service. Basile Sarage est un titi parisien goguenard, caporal de l’armée qui renseigne la résistance de tout ce qu’il sait ; plus que précieux. Prévenu d’un passage, ce joyeux drille s’évertue pour que Hans son corpulent compagnon d’outre-Rhin devienne une véritable outre à vin. Et il rit aux éclats de son jeu de mots…Pendant que l’Allemand peine à ouvrir les yeux, il n’y a plus de risque sur la ligne ! Aujourd’hui un couple doit passer, alors, dans la musette plusieurs bonnes bouteilles sont prêtes, l’on entendra le beau bruit des bouchons quittant les goulots par la force tournicotante. Et c’est la catastrophe ! Le bon Hans n’est pas là. A sa place, deux hommes aux regards durs qui ne parlent qu’un Français rudimentaire et qui tiennent en laisse un chien aux babines trop souvent retroussées, tout aussi avenant et sympathique que ses maîtres. Pire encore quand l’un d’entre eux commente froidement :

 -Kein alcohol ! Zervice zervice, arbeit ! Trafail !

 Et merde, le vieux paysan doit être caché dans la remise délabrée au milieu de ses vignes, à flanc de coteau. Comment le prévenir de ne pas faire passer les deux candidats à la liberté qui l’accompagnent ? Baba arme son fusil et tire un coup de feu visant des buissons proches.

 -Un lièvre, nom de Dieu !

 Les deux Allemand ne comprennent rien, l’un tire la culasse de son pistolet mitrailleur vers l’arrière, l’autre engage une balle dans le canon de sa carabine et lâche le chien. Maudit soit le vent apportant les effluves qui viennent du versant tout proche. En aboyant l’animal fonce déjà entre les ceps chargés de grosses grappes rouge-bleuté presque mûres pour la vendange. Trois personnes fuient en courant. Une femme certainement est la dernière ; se tordant le pied, elle chute et roule vers le bas en criant. Un des deux hommes revient pour lui porter un secours dérisoire, l’autre hésite puis fait demi-tour lui aussi. Il sort une arme de poing de la poche de sa veste et fait feu plusieurs fois en direction des soldats mais le tir est imprécis, la carabine allemande répond. Albert touché en pleine poitrine s’écroule. Edmond Bernheim récupère le revolver et abat le chien qui s’acharne sur Eloïse à terre ; le premier soldat vide son chargeur sur le couple d’une seule et longue rafale ….

 A cent mètres, Baba arrive essoufflé et pleurant ; il lui faudra bientôt convaincre ses supérieurs de l’existence d’un lièvre, sinon il sera remis à la Gestapo. Cette perspective ne l’enchante guère ; la réputation de cette police un peu spéciale ne compte qu’en brutalités, tortures pour faire parler leurs prisonniers et exécutions sommaires par la suite. Pas l’ombre d’un doute pour le caporal qui connaît tous les passeurs du coin. Il sait les noms de certains des guides qui acheminent des soldats déserteurs français, des Alsaciens et Lorrains refusant l’incorporation de force dans l’armée ennemie, des aviateurs anglais qui ont du se poser en catastrophe ou sauter en parachute, des Juifs de plus en plus nombreux depuis les grandes rafles, des méchants réfugiés Espagnols républicains trop rouges, des francs maçons et bien d’autres qui craignent le despotisme intolérant nazi. Il connaît aussi tous ceux qui aident au ravitaillement de la résistance, bien des informations sur le marcher noir également…si Baba parle ; beaucoup vont mourir alors il décide de fuir lui aussi. Mais avant, il faut venger le vieil Albert. Son fusils réarmé, il dégoupille une grenade et s’approche de la scène de la tragédie.

 Un Allemand furieux le met en joue :

 -Et ! Ca va pas non ? Du bist farouk !1

 L’ennemi baisse la garde en esquissant un vague sourire, Baba marche tranquillement le fusil sur l’épaule gauche, main en avant au dessus du plat de la crosse, il lâche la poignée de son engin de mort. Synchronisant avec ses pas il compte mentalement, avançant en souriant : un, deux, trois, qua…à vingt mètres il lance en s’aplatissant au sol, comme à l’exercice !… Deux familles, l’une bien loin dans le nord, près de la mer Baltique, l’autre dans la belle vallée de la Moselle, ne verrons pas revenir leurs fils.

 Il n’y aura pas d’évasion possible, les renforts arrivent beaucoup trop vite, mais ce n’est pas seulement pour eux que Basile Sarage arrache l’anneau de sa deuxième bombe à main. En comptant de nouveau, il pense très fort à sa mère et pleure maintenant de ses toutes dernières larmes.

 

 

***

 

 

 Victor et Maude ont tous deux passé la ligne, noyés dans parmi une ribambelle de gamins de tout âge qui tous les jours la franchissent pour allez à l’école, tous souriants, contents de faire une bonne blague aux Allemands en incorporant deux inconnus à leur groupe.

 A peine une semaine plus tard c’est à Lyon qu’ils se cachent. Au « cent moins n’un »2 Montée de la Grande Côte comme certains vieux gones3 le disent encore. Au flanc de la colline de la Croix Rousse, ce quartier proche de l’Hôtel de Ville présente l’avantage de voir beaucoup de ses allées communiquées entre elles par un jeu compliqué de traboules. Il désoriente quiconque n’étant pas initié à cette sorte de labyrinthe où il vaut mieux ne pas compter les marches d’escalier… elles y pullulent par milliers. Les innombrables rues, ruelles impasses et montées bourdonnent d’une activité toute particulière, on y entend le bruit caractéristique des métiers à tisser avec l’incessant tacatacatac des navettes chargées de fils de soie. D’autres ateliers complémentaires et indispensables se sont aussi installés au même endroit, c’est le cas de ce local où l’on ourle les carrés. Une vielle dame dirige une dizaine d’ouvrières qui voient défier sur leurs machines des kilomètres de magnifiques tissus multicolores. Tous les ballots sont montés pedibus-jambus jusqu’au cinquième étage, puis les précieux foulards empaquetés descendus de la même façon par des femmes jouant le rôle de yoyos de charge aux bons jarrets.

 Les deux petits Parisiens apprennent un accent et des expressions particulaires à Lyon. Le matin ils descendent les équevilles4 et reconnaissent le quartier se tenant par la main sans jamais s’aventure trop loin. Ils sont toujours accompagnés par leur Mémé, rarement avec Pépé complètement gâteux. Ils ont pris pour habitude de se signer comme pour conjurer un mauvais sort quand il se présente, en bon catholiques qu’ils sont devenus

 Aucune ouvrière n’est dupe, pas une ne croit que ces deux enfants sont réellement les petits neveux de Madame la Patronne mais la paye est bonne et personne dans l’équipe n’est vraiment pro-Allemand. Les boches sont plutôt haïs. Ils ont pris la ville aussitôt après que leurs troupes aient passé la ligne de démarcation.

 A seulement deux cents mètres à vol d’oiseau de la planque, en ce début 1943, une immense croix gammée flotte sur la hampe de l’Hôtel de Ville, orgueilleux symbole maléfique de l’occupant ; désolation, impuissance et larmes de la plus grande part des Lyonnais. Désormais toute la France est occupée, plus de zone nono, la probabilité d’un débarquement sur le sud pousse les forces nazies vers la côte méditerranéenne. La flotte de Toulon se saborde pour ne pas se donner et enrichir l’ennemi de modernes navires de guerre supplémentaires.

 Les contrôles vont se faire plus pressants, les dénonciations sont heureusement si nombreuses que l’occupant aidé de la police collaboratrice ne peut tout vérifier, c’est par milliers que les lettres anonymes affluent pour indiquer où se cachent soient des juifs soient des supposés résistants, des communistes et tous les autres. Le premier pli discret d’une voisine de palier au sourire pourtant si affable ne provoquera pas la « descente » espérée. Le second signalant deux probables juifs au nonante neuf Montée de la Grande Côte, cinquième gauche, sera détourné par une employée du tri postal qui, par ce simple geste souvent répété, sauvera bien des vies jusque au début de la retraite de l’envahisseur.

Le mal est obstiné, il rode sans fin pour s’assouvir. La troisième lettre anonyme sera remise directement à un factionnaire allemand de garde face au commissariat de police du premier arrondissement ; la fielleuse dénonciatrice ayant payé un gamin pris au hasard pour cette odieuse commission. Petit gone tout content d’avoir si facilement gagné une mignonne pièce de vingt sous.

 Moins d’une demi-heure plus tard une nuée hurlante, couvrant tous les autres sympathiques bruits de cette ruche du textile, s’engouffre dans la montée et attaque les escaliers trois par trois puis bien vite essoufflée seulement deux à deux. Un petit garçon et une petite fille montent d’un étage vers le sixième en volant presque, ils sont accompagnés d’Adèle, une des ouvrières qui s’est portée volontaire. Ces messieurs les envahisseurs ne connaissent pas toutes les possibilités du puzzle compliqué des traboules. Or c’est par les combles que le nonante neuf correspond avec une allée de la toute proche rue des Capucins et la méchante voisine prise au dépourvu papote avec la pipelette, nom par lequel est communément appelée une concierge à Lyon. De son palier elle aurait probablement indiqué le chemin des fugitifs.

 Le nouveau gone et la petite ont maintes fois reconnu l’itinéraire de la fuite et peuvent le parcourir pratiquement sans avoir à réfléchir ; bien qu’un peu essoufflés ils s’en vont tranquillement vers un point de contact lui aussi déterminé depuis longtemps. C’est dans une librairie de la rue Constantin qu’ils devront demander à monsieur Maurice deux exemplaires du Petit Prince de Saint-Exupéry. Attention, seulement à monsieur Maurice. Pas plus de dix minutes à pied, un trajet étudié facilement…pratiquement tout droit. Stupeur, le magasin fourmille d’Allemands qui, au milieu de centaines de livres jetés pêle-mêle sur le sol, fouillent à la recherche d’on ne sait quoi.

 Adèle qui tient Maud et Victor par la main est désorientée et marque un léger temps d’arrêt, tous trois attirent l’attention. Une femme élégante, coiffée d’un chapeau à la plume bariolée, tout miel et avenante, s’avance vers eux un grand sourire aux lèvres.

 -Vous ne chercheriez pas deux livres d’un célèbre aviateur de notre belle ville par hasard ? Deux Petit Prince pour plus de précision ?

 Maud répond avant que son accompagnatrice ne puisse le faire.

 -Mais vous n’êtes pas monsieur Maurice !

 -Non bien sûr, évidement que je ne puis le prétendre, comme vous le voyez petite Demoiselle ce bon monsieur ne peut vous recevoir aujourd’hui, mais je connais toute l’histoire et nous allons trouver une solution à votre problème.

 En hésitant, Adèle emboîte le pas à la belle inconnue.

 Plus personne ne la reverra jamais. Ses cris de souffrance ne perceront pas les épaisses murailles du Fort Montluc mais la Gestapo aura confirmation que personne à part Madame La Patronne ne savait que les enfants étaient juifs, pas même son mari sénile depuis quelques années déjà. Cette gentille Madame la Patronne trop vielle pour courir, qui s’est jetée du cinquième étage dans la cage d’escalier du cent moins n’un Montée de la Grande Côte. Son adorable voisine, reconnue comme dénonciatrice à la libération de Lyon, reniée par sa famille, n’ayant plus aucune amitié en sortant de prison, se suicidera à son tour en allant souiller de son corps maudit les eaux vertes et tranquilles de la Saône toute proche.

 Trois semaines après leur arrestation, le 30 mars 1943, au bout d’une très longue route d’agonie, tassés dans un wagon de marchandises tels des bestiaux, Maud et Victor vont mourir sous la douche d’un terrible camp dont le pommeau ne donnera pas une goutte d’eau. Les poumons brûlés par le gaz injecté dans une horrible vaste chambre hermétiquement close. 

 

 

***

 

 

 A cette date Achille et Marthe sont toujours ensembles. Le sourire qu’ils affichaient en partant de Paris, disparu au moment de la séparation de la famille, n’a pas pu réapparaître sur leur frimousse. Ils sont passés de maison en maison, sans qu’on les autorise à sortir seuls dans la rue un minime instant ; des dizaines de personnes se sont relayées pour les protéger mais en les tenants en permanence dans l’ignorance du lendemain. Jamais ils n’ont supposés les longs conciliabules précédant chacun de leurs déplacements, la peur constante de tous ceux qui les entourent est communicative ; c’est dans un hameau proche de Portes les Valences qu’ils sont désormais cachés, bloqués et recroquevillés sur eux même par la terreur de leur condition d’incognito.

 Occupation ou pas, la vallée du Rhône est une voie de communication importante, elle l’était avant et le reste pour le déplacement des armées Allemandes, des étapes de ravitaillement doivent s’implanter. Et c’est précisément le lieu-dit où se cachent deux petits juifs qui est choisi comme un important centre de stockage d’essence pour les nombreux convois militaires. Sans aucun avertissement préalable, les quelques maisons bordant la Nationale 7 sont réquisitionnées, les habitants invités à quitter les lieux précipitamment n’ont bien sûr pas mot à dire. Personne fort heureusement n’aura l’idée de contrôler la documentation des expulsés, la présence de deux petits parisiens aurait certainement levé quelques doutes. Mais il va falloir improviser et trouver une autre cache. De l’autre côté du fleuve, dans les grands bois du plateau de l’Ardèche de nombreuses petites exploitations agricoles souvent très isolées les unes des autres sont propices à héberger beaucoup de ceux qui fuient la terreur meurtrière germanique.

 Les rares ponts qui franchissent le fleuve majestueux mais aussi souvent capricieux sont tous sous haute surveillance, les contrôles et fouilles y sont plus approfondis qu’en d’autres points de transit. De nouveau il est décidé de séparer frère et sœur. Achille passera avec une barque de pêcheur à l’épervier, une de ces nuits noires ou par temps de pluie la réussite du projet est pratiquement assurée. Quant à Marthe, ce sera certainement plus facile car l’on possède maintenant des faux papiers pour elle. En conservant encore son prénom la petite fille filera rejoindra ses parents adoptifs à Saillans dans la Dôme. Elle retient par cœur sa leçon ; le nom de la rue, celui des voisins et quelques autres détails si un quelconque gendarme ou collaborateur de la Gestapo pose trop de question lors d’un banal contrôle. Y compris la véritable histoire du fils du curé du village ! Cette petite anecdote racontée avec son mignon sourire édenté doit lui faire passer tous les barrages possibles et imaginables.

 

 

***

 

 

 Achille grelotte de froid. Aplati dans le fond de la barque il a été très vite tout mouillé et il éternue le plus discrètement possible, visage enfoui dans une couverture dégoulinante, on pourrait la tordre comme une serviette. La brume s’épaissit au dessus des eaux sombres aux remous inquiétants. Cette masse cotonneuse bizarrement ne touche pas l’eau, elle flotte à un mètre à peine de la surface. Si l’embarcation n’a pas la malchance de choquer contre un bateau allemand ; il est peu probable qu’elle se fasse repérer. L’ennemi lui aussi est silencieux, il remonte le courant près des berges puis se laisse filer à la dérive, impossible à détecter. Un bruit anormal et le pêcheur qui mène la barcasse lui aussi s’aplatit de tout son long. Le faisceau d’un puissant projecteur s’allume en amont, il balaye lentement le fleuve.

 Le bateau allemand est passé ! La brume a dilué la lumière d’un phare devenu inefficace. Enfin la rive opposée est atteinte. Trop bas ! Il va falloir marcher plus d’une heure sur l’ancien chemin de halage pour trouver Sébastien. Présent au rendez-vous comme d’habitude, avec son puissant percheron et la carriole qui autrefois distribuait du bon vin dans les environs. Le Seb, il n’a été contrôlé que très rarement ; normal quand on ravitaille la Kommandantur de Valence en tonneaux soigneusement sélectionnés. Ses spécialités sont le Banyuls et le Cahors, les soldats d’outre-Rhin en raffolent. Il y rajouterait volontiers de la mort aux rats, mais son combat il le mène différemment, sans violence pour le moment, comme des milliers d’anonymes dans toute la France.

 Dés le soleil levé, sa camionnette Berliet VSF 1938 partira et franchira le Rhône. Vu ses clients, aucun problème pour avoir de l’essence. Pas besoin de carte de ravitaillement, des bons spéciaux lui sont attribués. Presque comme à chaque voyage, Seb visitera son frère à Brisboulle5 en n’oubliant pas quelques bouteilles de "bouché" de celui que l’on ne trouvait pas dans le commerce même avant la guerre. Aujourd’hui le petit Achille sera du voyage. Lui aussi remonte vers le nord après une courte visite chez ses grands parents.

 Sur la nationale 86, peu avant le carrefour avec le chemin du grand pont, juste en face de Valence, le contrôle est toujours là. Mais heureusement, le sergent allemand qui commande le poste est un familier qui s’avance aussitôt.

 -Bonjour Monsieur Lemoine ! Alors il est bon le vin cette fois ?

 -Il n’a jamais été mauvais sergent, et vous le savez bien. Tenez, comme d’habitude j’ai pensé à vous et à vos hommes pour qu’ils sortent un peu de l’ordinaire. Prenez ce panier !

 -C’est qui le jeune, avec vous ?

 -Achille ? C’est le petit-fils de mon voisin. Faîtes pas attention à lui, il est un peu …heu…vous voyez ce que je veux dire ? Achille, dis bonjour au monsieur !

 -Bonjour monsieur le soldat ! Tu me prêtes ton beau fusil ?

 -C’est une mitraillette et les enfants ne doivent pas jouer avec…allez, passez monsieur Lemoine.

 -Sébastien, je veux une mitréillette moi aussi, tu m’en achèteras une ?

 La barrière est levée, contents et salivant déjà à l’idée d’ouvrir une bonne bouteille, les soldats font signe de rouler

 -Tu m’as l’air de faire un excellent comédien petit. Bientôt tu seras en sécurité pour le reste de la guerre, car tu peux me croire, ces sales boches vont recevoir la raclée un jour prochain. On les a eus en 18, on finira encore par les avoir.

 -M’sieur Sébastien, vous croyez que je retrouverai mes parents, mon frère et mes deux sœurs ?

 Il faut parfois savoir faire des promesses qui peuvent ressembler à de gros mensonges

 -Bien sûr mon petit gars !

 

 

***

 

 

 

 Ce jeune couple d’agriculteur un peu gauche au sourire avenant qui vient chercher le petit juif en cavale, semble rustre mais sympathique. Ni le Joseph ni la Marie Tranchet ne doivent pas dépasser les vingt cinq ans d’âge Se retrouver à deux seulement pour mener à bien l’exploitation de six hectares est un rude travail. D’autant plus que les terres sont morcelées en une multitude de parcelles souvent éloignées les unes des autres de bonnes distances. En plus, il faut s’occuper du pépé devenu complètement gâteux. Ce vieux fou a encore un peu de force mais ne sait plus où et comment l’utiliser. La grosse ferme est à une demi-heure du bourg, complètement isolée avec les plus proches voisins si distants qu’ils sont invisibles…Qui ira fouiller ce trou perdu pour y trouver un juif ?

 Achille, un peu de linge de rechange et de quoi se débarbouiller dans sa petite valise tenue bien en main, parait heureux en gravissant le chemin de terre qui s’enfonce dans les collines boisées. Il a appris à reconnaître les noisetiers, comme ceux-ci sembles pulluler, quand viendra la saison, il pourra s’en faire de bonnes ventrées. Et avec les longues tiges flexibles ce sera facile de fabriquer arcs et flèches pour jouer. Beaucoup de châtaigniers aussi, quel délice quand le fruit est grillé sur un feu de bois. Coin charmant. D’ailleurs en passant sur la nationale avec la camionnette de Monsieur Sébastien, n’ont-ils pas traversé un village au doux nom de Charmes sur Rhône ?

Les aboiements des chiens signalent l’arrivée du petit groupe. Mais, contrairement à tout ce qu’Achille avait vu auparavant, dés le grand portail de bois franchi, ces loyaux amis à quatre pattes ne se précipitent pas vers leur maître en frétillant de contentement. Ils s’enfuient bien vite échine basse, la queue entre les pattes, et la truffe au raz du sol.

La coure est traversée puis la porte de la maison d’habitation franchie. Le jeune citadin a déjà eu l’opportunité de connaître ce genre de pièce où une imposante cheminée sert de refuge à la famille en hiver. Une bonne soupe y mijote en permanence dans un grand chaudron au dessus d’un feu ne s’éteignant jamais. Ici le spectacle est désolant. Sombre, sale, une indéfinissable odeur de moisit, de vieux lard rance prend à la gorge.

 -J’ai envie de faire pipi

 -La cabane au fond de la cour.

 -J’ai peur des chiens.

 -Ne t’inquiète pas, ils ont encore plus peur de toi, et comme ils t’ont vu avec nous, ils te laisseront tranquille.

Quelle abomination ! Quelle pestilence ! Très haut, des éclats de déjections qui remontent collés aux planches mal jointes donnent la nausée au gamin qui se dépêche de quitter ce lieu infect. Mais il faudra y revenir souvent…et y rester plus longuement aussi ; user de ces feuilles de papier journaux fichée sur un clou rouillé ! Achille prend peur et envisage à peine arrivé, que la vie en ce lieu peut prendre un aspect jamais effleuré en pensée. 

Depuis le repas de midi, le petit n’a rien mangé. Une grosse tranche de bon pain noir, ce pain levé que les traditions juives désignent comme "Hometz", impur, avec du fromage et du saucisson. Cette viande de porc interdite, qu’il n’avait jamais goûtée avant la fuite de Paris, et que papa avait non seulement autorisée sinon recommandée, précisant que tout bon catholique en était fervent. Et…que c’est bon ! Le gentil Monsieur Sébastien lui a fait boire un peu de vin. Attention, un tout petit peu, dilué dans beaucoup de limonade, quel délice !

 De retour, le gamin élève le loquet de son index et pénètre dans la maison. Son estomac lui rappelle qu’il réclame pitance avec des bruits de torsion. A bientôt treize ans le corps nécessite du combustible pour pousser !

Des hurlements le pétrifient.

 -Dis-donc merdeux, personne y t’a appris à frapper avant d’entrer ?

 

 Prudent retour en arrière et trois coups timides avec le heurtoir sur la plaque de fer…Rien. Trois autres un peu plus fort, la porte s’ouvre laissant passer un homme en colère qui assène aussitôt des coups brutaux, puis explique en postillonnant.

 -Mais non de dieu, merdeux, tape plus fort ! Si qu’on est loin dans la maisonnée, on va pas t’entendre. C’est pas possible qu’on nous ait refilé un manche pareil !

Les larmes apparaissent. Elles ne vont pas émouvoir ce bon et brave paysan ardéchois.

 -Allez, rentre, va falloir que tu apprennes les règles des Tranchet si tu veux faire de vieux os ici. Sinon on t’ramène vite fait chez les Boches. Et arrête de pleurnicher, on dirait une fille ! Écoute que j’t’explique…

 Mon père y m’a laissé c’te terre quand qui l’est mort d’un truc du foie. Le docteur y l’a dit une cirrhose. Ma mère elle s’est barré j’sais pas où quand que j’étais petiot. Au début de la guerre on m’a mobilisé et pi envoyé dans les Chasseurs ralpins. Neuf mois sans que personne y s’occupe de ma ferme. T’entends ? Neuf mois !

 Et tous les journaliers qu’y zont travaillé ici y n’sont pas restés. Parce qu’ici y faut travailler. T’as d’la chance que je te cause Français, avant ici y avait que le patois. Tu comprends petit ?

 Dis, on répond quand je demande ! Tu comprends ?

 -Oui.

 -Oui, monsieur Joseph !

Entre deux sanglots, le petit peine à articuler mais répète le "oui monsieur Joseph" d’une voix déformée par l’incompréhension.

 -Viens avec moi, je vais te montrer ta chambre !

 

Une chambre ça ?

 

 Il faut descendre quelques marches d’escalier de pierres usées et incertaines pour pénétrer dans une pièce minuscule. Pas d’autre ouverture qu’une mince fente d’où vient pourtant un bon courant d’air. Contre un mur saupoudré de salpêtre une paillasse à même le sol de ciment craquelé. Une épaisse couverture pleine de taches suspectes y est jetée. Un pot de chambre de métal émaillé et un tabouret boiteux constituent le reste de l’ameublement.

 -Comme que je t’ai dit, ici on travail ; et quand que tu auras commencé le boulot demain, t’auras droit à manger. Debout à cinq heures mon gars, alors roupille !

 

Bien venu en enfer petit juif !

 

 

***

 

 

 

Le minuscule coin de ciel apparent est devenu noir. Des étoiles de faible magnitude y sont difficiles à discerner, pour mieux les observer il faudra monter sur le tabouret et mettre le visage tout près de la fente. A la mi-avril la chaleur se fait attendre, l’obscurité est presque complète quand Achille s’enroule dans la couverture et essaye vainement de trouver le sommeil. Plus que les gargouillis de son estomac tiraillé par la faim, c’est l’abattement, l’impuissance, la stupeur et l’horrible peur du lendemain qui le gardent éveillé.

 -Petit, hé, petit !

 La voix de la Marie murmure tout bas, peureuse même quand le diable n’est pas dans son antre.

 -Tiens, prends ça, et ne laisse pas de miettes sinon mon homme y va savoir. A cette heure ci, l’est souvent à jouer aux cartes. Quand qui va rentrer, faut pas qui voye, compris ?

Un grand bol de lait tiède, une grosse tranche de pain, un bon morceau de lard et surtout, surtout un peu de réconfort, un peu de tendresse, requinquent le gamin qui finit par s’assoupir. La Marie est restée, attentive aux aboiements des chiens qui annonceront le retour de son Jo. Quand elle monte se coucher à l’étage, les claquements de ses sabots couvrent à peine le bruit de ses sanglots.

Marie, mariée à un Thénardier, possède un prénom6, celui d’une femme que l’église appelle la mère du Christ. Prénom donné par l’orphelinat peu après son abandon devant une porte de couvent. Marie qui pleure autant sur le sort du petit misérable d’en bas que sur le sien. Marie hurlante tous les vingt huit jours. Marie déniée du droit à reproduire la vie par un grand docteur, spécialiste gynécologue, le professeur Marmet de Valence.

 -Rétroversion de la matrice, madame. Vous ne pourrez pas avoir d’enfant !

Marie que son tyran ne veut pas laisser opérer parce qu’elle ne pourra rien foutre pendant trop longtemps. Pas de voisine qui vient papoter, une unique escapade dominicale pour aller à la grand-messe de dix heures. Escortée par le Jo qui veille, qui surveille de sa méchanceté et prévient d’un écart, avec un regard faisant froid dans le dos. Personne ne leur parle jamais.

La venue du petit réfugié s’est palabré pendant les jeux de cartes, sans que la femme n’ait son mot à dire. Mais la Marie est contente, elle va tout faire pour qu’Achille souffre le moins possible. Ce compagnon de misère que la destinée lui a octroyé est bien jeune, il ne survivrait pas sans aide.

 -Debout là d’dans !

Déjà ? Une dure réalité recolle immédiatement au temps présent.

 -Écoute vermine, ma femme elle est trop gentille mais elle a aussi parfois raison. Si que tu bouffes pas, tu pourras pas bosser dur à la tache. Elle m’a dit qu’y fallait que tu soyes fort. Alors pour une fois j’m’en vas l’écouter. Attention, si que tu bosses pas, t’auras moins dans ta gamelle. Vu ?

 -Oui monsieur Joseph !

 -Tu vois femme, ce gamin il est intelligent, on va bien s’entendre tous les trois ! Le soir, c’est lui qui s’occupera du vieux avant d’aller dormir.

Il faut reconnaître que le petit déjeuner est copieux, lait, ersatz de café ressemblant à de la chicorée, pain, fromage, confitures, purée de châtaignes et bon lard à profusion.

Et un verre de gnôle en plus pour Jo. Bien plein !

 Le maître de séant n’aime pas à partager son couteau, un Opinel c’est sacré ! Il se lève et va chercher un deuxième si simple et si pratique ustensile et l’affûte sur une pierre, jusqu’à lui donner un fil au tranchant parfait.

 -Tiens petit homme, coutel qué bé talio7, à ton âge il est temps que tu sois armé pour la vie ! Fais attention, cette bête-là se replie sans avertir et ça coupe fort !

 

Achille, me suis-je trompé sur Monsieur Joseph ?

 

Le réveil de si bon matin n’est pas dans les habitudes et dés le premier repas avalé, il faut se bouger, pas même le temps de bailler !

 -Tu vas porter ça au vieux. Au premier étage, la porte en face du couloir et tu en profiteras pour le nettoyer. Tu prendras la bassine, le savon et une serviette. Avec plusieurs brocs d’eau chaude tu rempliras la bassine. Ce sera chaque jour ta première tâche ensuite tu nettoieras les vêtements et les draps souillés. Ce vieux cochon se laisse parfois un peu trop aller. Finalement tu feras pas ca le soir avant de te coucher, mais juste après le petit-déjeuner.

 Si Joseph n’avait pas précisé la porte, le doute n’aurait pu être permis. Laissant la chambre de Jo et Marie sur la gauche au sortir de l’escalier il avance dans le couloir, une odeur pestilente indique le chemin à suivre. A peine le lourd panneau de bois ouvert, un spectacle de désolation fait reculer Achille. Il laisse tomber le baquet et recule en pleurant. Quelle abomination ! Comment peut-on laisser un être humain dans de telles conditions ! Deux doigts d’acier lui emprisonnent l’oreille gauche en imprimant un mouvement de torsion.

 -Tu as de la chance de ne pas avoir cassé le baquet ! Le vieux ne peut pas bouger et on n’a pas le temps d’être toujours avec lui. C’est en partie pour ca qu’on que t’a pris chez nous ! Allez, au boulot !

 Ravalant ses larmes et surmontant ses nausées, celui qui n’est encore qu’un enfant passe brutalement dans le monde des adultes. De ceux, abjectes, qui ont la méchanceté pour ombre si permanente qu’elle les accompagne même sans soleil. Une force étrange va maintenir debout celui qui n’aura jamais d’adolescence. Du coup, c’est comme si son cerveau refusait certaines réalités et bizarrement, comme si une main invisible se tendait pour l’aider et allégeait sa tâche.

 En trois heures, le vieux grabataire est lavé puis recouché dans un lit muni de draps propres, de couvertures battues et dont les bois sont passés à la lessive noire. Sans que rien n’ai été précisé, l’ensemble de la chambre qui était dans un désordre indescriptible est balayé dépoussiéré puis rangé. Les volets sont enfin ouverts et le soleil refait sa réapparition après une beaucoup trop longue absence. Le Jo n’en croit pas ses yeux et appelle la Marie.

 -Femme, monte en haut ! Viens voir, on a touché le gros lot avec ce môme ! Petit, j’avais pas prévu de te donner un casse-croûte, mais tu te l’as bien gagné. Tiens, je vais même t’offrir une topette de bo vi.

 -Non, merci, je ne bois pas monsieur Joseph !

 La gifle est fulgurante. La réponse postillonne en criant, avec soudain des flammes dans de très méchants yeux.

 -Ne t’avise plus de refuser mes gentillesses, petit. Compris ?

 La tranche de pain de campagne est épaisse et l’Opinel coupe un bon morceau de lard en plusieurs petits dés qui sont piqués avec la pointe et menés à la bouche, comme monsieur Joseph. Bien sûr le pichet passe mal, Achille s’étrangle et ses yeux deviennent fontaine. Jo lui aussi s’étrangle, mais de rire.

 -Finis au moins ton vi, faut que tu deviennes un homme, pas une mauviette ! Et ca s’ra pas en buvant de l’aigue8 qu’t’vas y arriver.

 En se forçant et déglutissant difficilement le vin est bu. La tête doit se gondoler, se déformer en tous sens, autant que les murs et tous les objets à portée de vue, tellement qu’à vouloir se mettre debout peut-être trop vite, le tournis fait perdre l’équilibre. En vomissant, le petit tombe par terre. Jo s’en tape sur les cuisses. 

 -Si tu saoules ce gamin, il ne pourra plus bossé. Enfin, réfléchis…un peu de jugeote Josef ! Il est ici pour la tâche, pas pour dégueuler ! C’est pas parce qu’il est grand pour son âge que c’est déjà un homme !

 -Mmmuum, vouai t’as raison, t’as toujours raison, mais faut pas qu’y m’emmerde ! Qu’il aille enlever les mauvaises herbes aux patates dés qu’il sera sur pieds.

 A deux heures de l’après-midi Achille émerge de son coton, heureusement que Marie l’a nettoyé et changée. Après une bonne tisane de thym où flottent des croûtons de pain frottés à l’ail le petit bonhomme est de nouveau bon pour le service. Ce n’est qu’à la nuit tombée que Marie va l’appeler alors que son dos n’en pouvait plus, cassé en deux au milieu d’une centaine de rangs de patates.

 -Achille, à table ! Je t’ai préparé une bonne soupe aux choux, rien de tel pour la gueule de bois.

 Sitôt son repas avalé et après un arrêt le plus rapide possible dans l’abominable cabane du fond de la cour, le gamin va se coucher, anéanti de fatigue. Le lendemain il pourrait fêter ses treize ans mais se promet de n’en rien dire, pas même à Madame Marie.

 

***

 

 Quand Monsieur Jo ne s’est pas trop imbibé, le bras se lève mais les coups sont rares. Dés que l’haleine empeste, ils n’y a pas que les postillons qui pleuvent. La force mystérieuse qui maintient le jeune juif serait-elle parente de celle qui aida son peuple dans sa traversée du désert ? Le corps s’habitue, la respiration se contrôle, les muscles deviennent durs et les reins ne soufrent plus. La terre de Jo forme un nouvel homme, un gars rude à la tâche qui surprend parfois son propre bourreau.

 Le petit travaille, il n’a plus envie de s’enfuir, la radio du Maréchal Pétain demande encore à tous les Français de dénoncer les sales Juifs, responsables des maux de l’humanité, promettant y compris de substantielles récompenses aux délateurs. Une fois, alors qu’il était particulièrement ivre, Joseph a dit qu’il allait vendre le petit aux Boches. Ce n’est qu’avec la supplique de Marie et son argumentation sur tout le boulot abattu qu’il a changé d’avis en disant une fois de plus "t’as raison"…mais les gnons ont redoublés. Achille a aussi appris comment encaisser ces coups. Comment faire de légers mouvements en arrière pour en atténuer la force. Comment faire semblant d’avoir encaissé "morflé" comme dit Jo. Comment survivre dans son enfer au quotidien. Et puis un soir…

 Il dort profondément, la palliasse avait été changée, remplacée par un mauvais matelas posé sur un véritable sommier, quelle différence ! Toujours cette femme merveilleuse avec sa magnifique idée de bon repos égal plus de travail ; à ces trois derniers mots, le Jo avait succombé…plus de travail.

  Achille se réveille, une chaleur qu’il n’avait jamais encore connue s’est plaquée contre lui. Humaine certainement, mais surtout féminine…terriblement féminine. Une main douce prend la sienne et la pose sur une chair d’une incroyable texture, sur un corps totalement nu.

 La brute vient de partir au village et il est bien rare qu’elle ne rentre avant une heure du matin. L’éducation va se faire sans un mot mais avec une grande dextérité, beaucoup de calme, une infinie lenteur et une douceur jamais connue.

 En ce début octobre 43, à Poznan, un certain Himmler confirme devant tous les hauts gradés SS, le sort réservé à tous ceux de sang juif capturés sur les territoires envahis par la Grande Allemagne. En Ardèche, un petit gars fortifie ses muscles en commençant à ruminer sinon sa rébellion mais au moins sa vengeance. Volontairement il coupe le bois et la cognée bientôt n’aura plus de secret pour lui. Son visage s’est durci et parfois ses yeux ne fuient plus ceux d’un Jo qui perd contenance. D’un Jo qui maintenant n’ose plus taper…la main se lève mais la détermination de celui qui est de moins en moins petit la fait baisser. Hélas pas toujours.

 -Attention Achille, Joseph est dangereux, si tu lui tiens trop tête, il est capable de te frapper par derrière ou pendant ton sommeil. Méfie-toi mon bel amant !

 

 

***

 

 

 

 Le petit chemin vicinal qui borde un flan de la ferme est souvent emprunté par la Viviane malgré la grogne du Jo Tranchet. Bigre, tout le monde a le droit d’y passer. Pourtant ce n’est que pour ne pas alourdir davantage ses vielles jambes par un détour que la voisine traverse les terres de ce sale méchant, toujours agressif. C’est que ce salaud a même posé une barrière et il a fallu que les gendarmes viennent pour rétablir le droit de passage.

 Depuis le début, la vieille a vu le petit. La première fois elle est passée silencieuse alors que cet animal de Jo cognait sur le gamin en l’insultant. Bon, mais les histoires chez les autres, ici on en a rien à faire.

 -Cy point mi cèbes9 !

 N’empêche que le soir on en a parlé autour du chaudron de soupe, tous en rond dans la cheminée. Et la décision fut prise de ne rien faire, rien dire. Probable que le Jo maltraite un Juif. Mais que l’on aime ou pas son voisin, les Matureux, les plus gros fournisseurs de châtaignes sur Paris avant cette maudite guerre, ne sont pas des délateurs et l’argent des Vichyssois ou des Boches, on n’en veut pas ! Il n’y a personne qui souffre dans la ferme voisine. Heureusement qu’elle n’est pas trop prêt.

 Le fil ténu entre la soumission complète et la révolte est tendu. Achille devient un équilibriste, un funambule qui tombe parfois, mais il s’est arrangé pour que ce lien bizarre ne reste jamais trop haut. Les chutes ne sont guère douloureuses et souvent les récompenses nocturnes donnent un plaisir sans cesse renouvelé.

 Jo est content, il en vient à souhaiter que la guerre dure une éternité et que d’autres "Achille" travaillent pour lui. L’argent rentre avec quelques combines sur Valence et les passeurs du Rhône, la main d’œuvre bon marché est une aubaine. Merci messieurs les Nazis !

 

 Juin 44, bravant le mur du silence, perçant la chape de plomb Allemande, une voix coure à travers toute la France…

 -Les Américains ont débarqués, l’ennemi bas en retraite !

 Au village les verres se lèvent, plus qu’à l’accoutumée. Jo rentre la nuit avec autant de haine que d’alcool dans son sang. On va lui prendre Achille ! Le petit déjeuner avalé sans qu’il ait prononcé un mot, les yeux glauques, sanguins et rétrécis par la méchanceté, le maître de maison commande.

 -Petit tu vas aller donner à manger à la Bouboule. Elle a mis bas quatorze porcelets et il ne faut jamais que son auge reste vide. Je te rejoints tout de suite

 A peine Achille est –il parti que Jo va chercher son fusil, se tournant vers Marie il lui postillonne au visage.

  -Boucle-la ou j’ai une cartouche pour toi !

 Marie courre bientôt sur le petit chemin qui mène chez les Matureux. Non, elle vole. Sans reprendre souffle elle explique. Le Fernand lui aussi prend son fusil et monte voir son voisin. Un coup de feu vient de retentir. Il presse le pas. Un quart d’heure plus tard les bruits qu’il entend vont le faire vomir. Il sait ce que peut faire une grosse truie quand elle allaite…ces craquements sinistres sont des os qui sont broyés. Fernand ne peut soudain plus respirer, son bras gauche lui fait horriblement mal. La crise cardiaque va le terrasser, alcool et émotion trop forte ne font pas bon ménage.

 

 

***

 

 

 Marie ne remettra jamais les pieds à la ferme, c’est bien décidé. Il lui faut partir sur Valence voir son spécialiste en gynécologie ; il y a déjà deux mois que les terribles douleurs menstruelles ne se sont pas présenté pour la faire presque hurler une fois de plus. C’est de joie qu’elle va le faire. En son ventre une petite chose grandit prodigieusement vite.

 "Ce sont les miracles de la vie, je vous opérerai certainement aux six mois après l’accouchement" dit monsieur le grand professeur. 

 Le 25 décembre, un beau bébé vient au monde. Portrait indéniable de son papa. Par respect envers lui, jamais il ne sera porté sur des fonds baptismaux mais inscrit sur le registre civil avec le prénom d’Achille.

 Le plus beau Noël du monde pour Marie.

 

 Avant la date prévue et avec une certaine angoisse, celle que tout un chacun éprouve dans le milieu hospitalier, madame Tranchet passe sur le "billard". Plus jamais elle ne souffrira et le professeur enseignera à des étudiants en médecine que cette malheureuse aura, à chaque cycle, vécu les même douleurs que celles d’un enfantement depuis l’âge de treize ans. Sur un tableau noir amené à côté de sa patiente, détaillant l’opération pratiquée, il expliquera le miracle, en précisant qu’hélas, il ne pouvait plus se reproduire.

 Elle s’appelle désormais Marie Vincenot, un nom inventé, comme ca, sans savoir pourquoi. Madame Vincenot originaire de Crest, joli village dont la mairie à été détruite par un incendie en octobre 44. En représailles pour quelques tirs de fusil, des bombes de tanks allemands en retraite, en plus d’un lot de cadavres n’ont rien laissé des registres de l’État civil. Comme un grand ponte de la médecine, le docteur Marmet chef de service réputé dans toute la région répond d’elle, des papiers officiels vont vite ratifier cette nouvelle identité.

 Ce sympathique professeur téléphone à sa sœur, propriétaire d’un petit hôtel-restaurant sur le bord de la nationale qui file sur Die et obtient pour Marie un gîte et un emploi.

 -Allez ma belle, ce dimanche, à moins d’une urgence, je vous emmène avec votre beau bébé vers votre nouvelle vie…connaissez-vous le charmant village de Saillans ?

 


1 Tu es fou !

2 Nonante neuf (à l’époque le quatre-vingt-dix-neuf n’était pas encore à la mode)

3 Lyonnais

4 Poubelles

5 Ne cherchez pas ce nom sur un Atlas

6  Victor Hugo n’a pas pris la peine d’affubler un prénom à chacun des Thénardier. Ni père ni mère. Dans Les Misérables, n’apparaissent que ceux des enfants, deux filles Alzelma et Eponine, enfin Gavroche le petit dernier.

7 Un couteau qui coupe bien.

8 eau

9  C’est pas mes oignons

 

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