Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Auteurs invités [Forum] [Contact e-mail]
AUTEURS INVITÉS
Depuis avril 2004,
date de la création
du premier numéro
de la RALM.
La personne chez les stoïciens
Navigation
[E-mail]
 Article publié le 8 mars 2007.

oOo

La personne chez les stoïciens
Rachid DZIRI

Relève la tête comme un être délivré de l’esclavage ; ose regarder Dieu en face et lui dire : « Use de moi à ta volonté ; je suis d’accord avec toi, je suis à toi ; je ne refuse rien de ce qui te paraît bon ; mène-moi où tu veux ; revêts-moi de l’habit que tu veux. Que veux-tu ? Que je sois magistrat ou simple particulier ? Que je sois exilé ? Que je sois pauvre ou que je sois riche ? Dans toutes ces situations je prendrai ta défense devant les hommes ; je leur montrerai ce qu’est réellement chacune d’elle. [1]

Penser l’homme et le monde 

La personne : notion et mise au point

Le Destin : entre la volonté et la raison

oOo

1- Penser l’homme et le monde

D’après cet exergue des Entretiens d’Epictète on se rend compte à quel point la pensée stoïcienne pense l’homme dans son rapport volontaire à Dieu tout en acceptant son sort selon le destin[2] de la Nature. Il faut reconnaître que, d’un point de vue dialectique, cette résignation a constitué le destin comme un problème central de la philosophie lequel on n’a cessé de le penser jusqu’au siècle des Lumières. Depuis l’époque hellénique ce problème a été à l’origine du traité De Fato (Du Destin) de Cicéron pour qui le destin est l’expression de la raison et de la volonté de Dieu, il n’hésitait pas d’y opposer « la liberté humaine à l’inflexibilité de destin »[3].

Or, il faut dire d’emblée que cette notion est strictement liée à celle de « personne » laquelle a longtemps été du seul ressort de la psychologie et de la philosophie : une longue tradition occidentale s’est interrogée sur la persona, devenue progressivement la catégorie permettant de subsumer l’âme et le corps pensés comme indissociables, doués de raison et amendables. Les différentes spéculations sur l’être se sont davantage centrées sur les problèmes du comportement, des interactions entre les personnalités, des processus de l’éducation et de l’univers de valeurs qui en formait le contexte. Aussi faut-il rappeler que les éléments fondamentaux de la philosophie stoïcienne sans lesquels le statut particulier de la notion de personne ne saurait être mis en valeur constituent la charpente incontournable de la pensée du Portique. Ils sont au nombre de trois : la logique, “logos”, principe recteur de l’univers par lequel les philosophes de cette école ont édifié une remarquable théorie du raisonnement et de la démonstration. La physique, à partir de laquelle ils conçoivent le monde selon ses rapports intrinsèques qui le définissent ; elle est considérée comme une “théologie” qui, par une méthode d’interprétation allégorique, les stoïciens plaident pour un monothéisme qui est une façon de décrire l’unité profonde de l’univers, dominé et organisé. Enfin la morale, elle permet de saisir la sagesse dans son accord avec la nature qui l’accomplit. Tous ces préceptes concourent, dans un lien nécessaire, à penser le monde et l’action humaine. Il est important de notifier que la notion de personne, dans le système philosophique stoïcien se trouve mise en exergue selon ce triple axe. Elle a une dimension morale qui ne peut être dissociée des autres dimensions physique et logique[4].

La juste compréhension du monde doit nous révéler que celui-ci est un Tout parfait, ordonné par le Créateur, régi par les lois de la raison. Dans son Essai sur le système philosophique stoïcien, Ogereau résume parfaitement cette idée :

[...] tout est à sa place, tout vient à son heure, ce n’est pas assez de dire que le monde forme un tout bien ordonné, il faut ajouter qu’il est l’ordre même (κόσμοζ). [5] 

Ou encore Marc-Aurèle dans ses pensées :

Toutes les choses sont entrelacées entres elles ; leur enchaînement mutuel est sacré, et il n’est rien pour ainsi dire qui soit isolé de toute relation avec quelque autre objet. Les choses sont toutes coordonnées ; et elles contribuent au bon ordre du même monde. De son unité ce monde renferme tous les êtres sans exception ; Dieu, qui est partout, est un, la substance est une ; la loi est une également ; la raison, qui a été donnée à tous les êtres intelligents ; leur est commune ; enfin la vérité est une, de même qu’il n’y a qu’une seule unique perfection pour tous les êtres d’espèce pareille, et pour tous ceux qui participent de la même raison [6]

Pour les stoïciens, le monde est un grand être unique, un organisme, une sorte de grand vivant constitué par les quatre éléments principaux de la nature : l’air, la terre, l’eau et le feu qui passent l’un dans l’autre[7]. La pensée du Portique y voit la loi de l’éternel retour c’est à dire l’idée d’un temps cyclique selon lequel au bout d’un bon millénaire ce qui a été redevient. Par conséquent, il n’est pas de liberté d’action de l’homme. La seule liberté est la liberté intérieure : la liberté de pensée. Le monde est un organisme où tout se tient et la vraie liberté consiste à agir selon l’ordre du monde. Soit nous nous prononçons contre l’ordre du monde et nous demeurons éternellement malheureux et frustrés, soit nous acquiesçons à cet ordre même et par là y participer et être heureux. Le malheur, en effet, est de désirer ce qui ne dépend pas de soi. Il faut désirer l’ordre du monde, s’accorder avec le monde sinon tout acte quelle que soit sa nature devient illogique, irraisonné et donc irraisonnable. L’homme qui se révolte[8] est quelqu’un d’insensé, de misérable car il n’aura pas ce qu’il désire dans la mesure où il aspire à changer ce qu’il n’est pas en son pouvoir de changer. La sagesse stoïcienne n’est pas une acceptation passive et conformiste de l’ordre de la nature mais bien le vouloir actif de cet ordre. Ce serait un devoir pour l’individu de délimiter sa propre sphère, de découvrir ce qu’il est vraiment. Pierre Hadot l’exprime clairement dans La citadelle intérieure  :

Et si la physique stoïcienne, nous aurons à le dire, fait apparaître les évènements comme tissés inexorablement par le Destin, le moi prend conscience de lui-même comme d’un îlot de liberté au sein de l’immense nécessité. Cette prise de conscience consistera à délimiter notre vrai moi par opposition à ce que nous croyons être notre moi. Ce sera la condition même de la paix de l’âme : rien ne pourra plus m’atteindre, si je découvre que le moi que je croyais être n’est pas le moi que je suis. [9]

Il est vrai que la philosophie de l’école de Zénon a développé une pensée concernant le destin d’autant plus que le monde pour elle est l’ordre même, rationnellement organisé et le hasard n’a ici nulle place. Au contraire, il mettrait en péril l’harmonie du monde. Notre pensée agirait mieux au sein de ce monde grâce à cette harmonie non pour changer le cours des choses mais parce que notre bonheur dépend de la juste appréciation de notre sphère de liberté et d’action :

 Que tout ce qui arrive, arrive selon ce que la justice exige, c’est que tu reconnaîtras pour peu que tu y appliques ton attention. Ainsi, je dis que les choses se succèdent, non pas seulement selon l’ordre, mais en outre selon la justice, et comme si elles étaient disposées par un être qui les distribuerait d’après leur mérite. Continue donc à le reconnaître ainsi que tu as commencé à le comprendre ; et quoique tu fasses, fais-le toujours avec cette pensée, la pensée unique d’être homme de bien dans toute l’étendue de ce mot, tel que le conçoit la raison. C’est là une résolution que tu dois conserver avec toute l’énergie dont tu peux être capable. [10]

 

2- La personne : notion et mise au point

En fait, la personne est un concept que nous avons hérité des Grecs qui nous ont enseigné sur leur vision de la destinée de l’homme moyennant le théâtre notamment la tragédie, en nous tendant décidément un miroir de nous-mêmes.

Selon son étymologie latine Persona, la personne désigne le masque de théâtre[11] équipé d’un dispositif spécial pour servir de porte-voix ; terme lui-même dérivé du verbe personare, qui veut dire « résonner », « retentir »[12]. Il semble désigner seulement un rôle, non un être réel. Une personne, ce n’est ni un objet, ni une fonction, ni une apparence, c’est la présence en chair et en os d’autrui à l’égard de laquelle on a des devoirs. La personne, c’est le sujet moral en tant qu’il est considéré comme libre et responsable, ayant droit au respect et dont la dignité doit être protégée. Dans cette définition, il y a avant tout un premier sous-entendu : la personne ne relève pas de l’être, mais d’abord du devoir-être, elle ne relève pas exactement de l’acte, mais du droit. En fait, l’homme se doit d’être garant de ce qu’il fait, d’assumer moralement sa liberté, il se doit de limiter sa marge d’action à cette frontière invisible que pose le respect de la personne en l’autre, comme en lui-même. Le respect, premier sentiment moral, c’est surtout le respect de la personne humaine.

Du théâtre il est passé aux choses de la vie, au rôle social joué par le personnage sociétal. Le stoïcisme a porté jusqu’à nous la notion de la personne morale, de celle qui est sujet de droits et d’obligations dans l’ordre éthique. Les chrétiens ont repris cette idée et, en outre, ont admis, vers le milieu du IVe siècle l’équivalence des termes « hypostase »[13] et « personne ». Or, c’est au milieu des controverses trinitaires et christologiques que l’acception de ce terme a été rapetissée, voire même vulgarisée.

En fait, Persona désigne le rôle de l’acteur ou le masque par lequel on pouvait identifier son rôle, et d’un point de vue juridique, elle recouvre l’idée d’individu considéré en tant que sujet de droit et de devoirs, une entité prédisposée aux lois.

La personne ne s’accomplit qu’au terme de résolutions progressives, dans un processus qui s’effectue tout au long de la vie sociale et grâce à tout un système de signes et de marques, notamment le rôle joué dans la société, qui en instaure l’excentricité. Cependant, n’existant que dans un entrelacs d’éléments socio-mythiques, elle s’inscrit très différemment de celle de l’homme des sociétés industrielles, centrée sur le “moi” et sur l’introversion.

Certes, cette notion définit le savoir d’une société relatif à l’être humain en tant que situé à une place sociale qui est authentifiée, corrélative de droits et d’obligations et localement conçue comme “naturelle”. Elle est en elle-même assez ambiguë. Elle dissimule un réel problème : celui de l’articulation de la notion d’homme envisagé dans une double acception, “individu” et “personnage social”, par une conciliation de l’identité individuelle et l’identité morale et sociale. Il y a séparation entre deux tendances antithétiques, l’une dirigée vers soi (introversion), l’autre vers autrui (extraversion) sans vider l’homme de toute substance.

On pourrait parler chez les stoïciens d’une utilisation envisagée de la notion de rôle dans un sens qui tend à distinguer formellement le rôle en tant qu’il est social et l’individu en tant qu’il doit apprendre à jouer ce rôle même, et donc assimiler les règles qui le constituent. Ceci renforce indubitablement l’acception de la notion originelle de persona qui soutient que l’acteur ait dû apprendre sous le masque le rôle qu’il joue. Cette valeur est flagrante dans les écrits stoïciens notamment lorsque nous jugeons que chez Sénèque l’art de revêtir différentes personae relève d’une philosophie dont il se réclame lui-même. Il s’agit pour lui qu’à travers l’art de l’hypocritēs[14], l’homme doit assumer le rôle des différentes facettes de la personæ sur quoi Sénèque a précisément mis l’accent. A propos du rôle, nous lisons dans Les Bienfaits de l’auteur ce qui suit :

Si l’on me demande mon avis, j’approuve le refus en lui-même : car c’est une chose intolérable qu’un contempteur de l’argent tende la main pour en obtenir. Haine aux richesses, as-tu dit : c’est la profession de foi ; tu as pris ce rôle : il faut le jouer. [15]

La même idée se trouve avancée dans Le Manuel d’Epictète : si le monde s’apparente au théâtre, et si la tache qui nous incombe est celle de bien jouer notre rôle que le dramaturge nous a donné, ce n’est pas notre affaire de le choisir[16].

Il y a d’autres termes assez considérables qui concourent à mettre l’accent sur cette réalité du rôle assumé par l’homme dans la vie. Le mot grec prosôpon renvoie lui aussi à la notion de théâtre puisqu’il désigne le personnage en scène. L’individu est compris comme une entité binaire : d’une part il est centré sur lui-même, en tant que “moi”, pure intériorité ; et d’autre part il est envisagé dans sa dimension sociale en tant que personne, pure extériorité, masque à l’usage des autres. Il ne s’agit pas de penser le masque de façon dépréciative comme le lieu de l’artifice ; la personne n’est pas une imposture, un mensonge social, elle présente au contraire le lieu de l’accomplissement moral et social de l’homme.

Si la notion de rôle est récurrente chez les stoïciens, elle n’est pas exploitée au préjudice de l’individu mais au contraire afin de permettre l’émergence d’une pensée du destin individuel.

C’est dans ce contexte de sérénité que s’inscrit la notion de personne puisqu’elle présente le rôle que nous avons à jouer, même si nous ne l’avons pas choisi. Quant à la dimension morale que revêt cette juste évaluation de ce que nous sommes et de ce que nous devons être, elle se voit au cœur de notre vocation d’homme. La sagesse réside dans l’action droite à condition de savoir comment agir et c’est là que la notion de personne prend tout son sens chez les stoïciens.

L’idée selon laquelle le rôle, en tant que masque, implique certaines règles à respecter pour qu’il soit bien joué confère à l’individu quelques manières d’agir. Il faut savoir que chaque rôle renferme une méthode, un ensemble de codes et de caractéristiques qui lui sont propres. Epictète l’énonce à plusieurs reprises dans ses Entretiens :

On ne mélange pas ainsi des rôles différents ; tu ne peux pas jouer à la fois celui de Thersite et celui d’Agamemnon. Si tu veux être Thersite, il te faut être bossu et chauve ; si c’est Agamemnon, tu dois être grand, beau et aimer ceux qui sont sous tes ordres. [17]

En effet, par le fait de remplir son rôle comme il faut, l’individu se distingue formellement de l’animal. Tous les deux peuvent agir selon leur nature et conformément à celle-là. Sauf que l’homme est doué de raison, et donc il lui est difficile d’agir en dehors de cette sagesse de peur de ne pas réussir dans ses représentations et son rôle. C’est dans ce raisonnement que réside l’essence de la personne en tant que fin en soi :

 ... Dis-toi encore, disait Marc Aurèle, que tout être se porte naturellement à la chose pour laquelle son organisation a été faite ; et que la chose vers laquelle il se porte de cette façon, c’est précisément son but et sa fin. Or, là où est la fin de l’être, là aussi est dans tous les cas son intérêt et son bien. [18].

Ce qui est important dans la pensée stoïcienne, c’est cette volonté et cette faculté de choisir son rôle, ce que les grecs désignent par proaïrésis. Il s’agit d’une faculté qui transcende toutes les volontés excepté le bon comportement et la vertu. Ce qui revient à dire qu’elle ne rencontre pas d’entraves en dehors d’elle. Epictète le dit avec justesse :

Mais notre volonté, qu’est-ce qui est capable de l’entraver ? Rien en dehors d’elle, mais elle-même quand elle dévie de la droite ligne, aussi est-elle seule à devenir vice ou vertu. [19]

A ce titre, nous pouvons dire que l’action humaine est tributaire du choix fait quant au rôle qu’il faut assumer, et ce rôle soit il est conforme à celui que la nature a prévu pour l’homme ou pas. Il s’ensuit que le rôle est lié soit au bon choix soit au mauvais[20]. Mais cela n’affecte en rien les points de vue de Sénèque et d’Epictète quant à la volonté même de la nature de ce choix : le premier affirme parfois prendre quelques distances avec la lettre stoïcienne, et Epictète l’exprime autrement dans son Manuel :

 Si tu assumes un rôle au-dessus de tes forces, non seulement tu y fais piètre figure, mais tu y laisses de côté celui que tu aurais pu remplir. [21]

 

3- le Destin : entre la volonté et la raison

La volonté qui est l’apanage de l’homme s’avère strictement liée aux trois principes de la philosophie du Portique : la Physique, la Morale et la logique. Il faut que le rôle, chez les stoïciens, soit adopté raisonnablement :

L’homme véritable est celui qui se livre à sa tâche d’homme et qui cultive son âme raisonnable [22].

Il est le seul façonnier de sa destinée terrestre et spirituelle. Il se doit donc de mener une vie morale, active et généreuse. Mais ce destin provient d’une cause unique à partir de laquelle se développent tous les êtres particuliers. La “Providence” est alors synonyme de “Nécessité” : il y a identité entre Dieu, la raison, le destin, l’âme du monde et la nécessité des choses. Il n’y a donc pas de place pour le hasard, l’arbitraire. L’idée de destin est rationnelle et l’homme suit de toute façon un ordre logique.

Ainsi, d’après les stoïciens, la raison ne peut-elle être que liée à la vertu par laquelle l’homme accède au rang des êtres agissant selon les normes de la nature. Toutes les deux se confondent chez Cicéron :

La vertu elle-même est une disposition de l’âme, mais permanente et variable, qui, indépendamment de toute utilité est louable par elle-même et rend dignes de louanges ceux qui la possèdent. Par elle nous pensons, nous voulons, nous agissons conformément à l’honnêteté et à la droite raison. Pour tout dire en un mot, la vertu est la raison même. [23]

Il faut reconnaître que c’est dans la volonté de bien choisir son acte et par cette volonté seule que la personne diffère des autres “étants”, qu’elle s’accomplit et prend tout son sens. Aussi pouvons-nous lire chez J. Gardair ce qui suit :

La liberté entraîne la responsabilité sans laquelle il n’est pas de morale ; et la détermination nécessaire ferait de l’homme un animal indigne de louange ou de blâme, de récompense ou de châtiment. [24]

En conséquence, la personne ou l’individu doit vivre selon la nature et la vertu consiste à la connaître et à vivre en harmonie avec elle. Pour vivre selon la nature, il faut logiquement d’abord la ressentir. La philosophie stoïcienne repose sur une physique qui suppose elle-même une théorie de la connaissance ou dialectique. La dialectique est seule susceptible de nous apprendre à raisonner correctement, c’est une forme de connaissance ; elle est la science du vrai et du faux[25]. Selon Cicéron, si la présomption et l’ignorance sont des vices, leur suppression relève à juste titre de la vertu qualifiée comme étant une maestria. Il existe sans doute une vertu logique. L’homme, ou bien il est vertueux ou bien il est vicieux ; il n’y a pas de mitan entre la sagesse et la folie car ou l’on veut l’ordre du monde, ou l’on ne le veut pas sans position intermédiaire. Toutes les fautes se valent sans gradation car toute faute s’insurge contre l’ordre rationnel du monde. La vertu consiste sans doute à vivre selon le préférable, le plus possible en accord avec le monde au niveau des actions. C’est la dimension pratique, voire technique de la sagesse. [26]

Il y a chez les stoïciens une morale de l’intention. C’est dans le vouloir de l’ordre du monde et c’est dans l’intention que réside la morale. On comprend que le stoïcisme soit aussi bien la philosophie des esclaves que celle des empereurs, d’Epictète que de Marc Aurèle. Celui qui naît esclave doit jouer son rôle d’esclave le mieux qu’il peut, tout comme l’empereur doit jouer le sien. Le point commun entre le maître et l’esclave, c’est la pensée ; c’est elle qui les rend hommes égaux. Celui qui donne son accord à la nature est heureux. La recherche du plaisir est exclue. Ou le plaisir est contraire à l’ordre du monde et est impossible, ou il lui est conforme et nous obtenons non pas le plaisir mais le bonheur. En conséquence, suivre l’ordre du monde, c’est suivre la raison. Le stoïcisme va aboutir à l’indifférentisme et à l’ascétisme. Le sage est heureux partout, même dans les pires douleurs car son bonheur est d’acquiescer à la Nécessité.

Le but premier de tout vivant consiste non dans le plaisir mais dans la seule conservation de soi. L’idéal stoïcien est la disparition des désirs et de certaines passions considérées comme des indispositions. Si nous n’avons aucun empire sur le cours des choses, nous pouvons vaincre nos passions. Le bonheur a lieu lorsque nous sommes dans un état de calme dégagé des plaisirs et des désirs. C’est dans l’apathie que nous sentons et nous expérimentons que nous sommes permanents. Le bien suprême, le plus haut, c’est le beau, au sens éthique d’harmonie avec le tout. La vertu est quelque chose de substantiel. Elle s’enseigne puisque les méchants peuvent devenir vertueux.

La tendance, par laquelle la personne cherche à se conserver, à se développer et s’accomplir se trouve dans la sagesse qui est en harmonie avec la nature. Pour l’homme, la fin suprême est à la fois l’accord de soi avec soi, unification de la vie et de la personne sous la loi de la raison et l’accord avec la nature universelle. Dans le domaine de la vertu, la raison investit la personne entière ; la passion, dévoiement pathologique de la tendance, est une erreur de jugement, et donc une maladie à extirper, non une vigueur à orienter dans un sens déterminé.

La notion de personne dans la philosophie du Portique ne peut donc être saisie que d’après son acception ancienne[27]. Elle y renferme une dimension particulière qui ne peut être dissociée des trois principes majeurs du système de cette école. C’est une notion qui tend à penser l’homme en rapport avec la nature et Dieu. Les stoïciens ont “hypostasié” la personne dont le sens au départ était lié au masque, puis elle est devenue entité morale et juridique. Il y a eu donc glissement de sens qui a conféré au concept toute sa complexité. Mais pour rendre compte de l’étendue de cette notion et pour mieux en saisir le sens exact, il nous semble essentiel de procéder à un rapprochement systématique avec la personne dans son sens contemporain.

Rachid DZIRI

 

Bibliographie

- Les Stoïciens, éd. Gallimard, Paris, 1962.

- DEGRE A., Les idées morales de Cicéron, Paris, Librairie Bloud et Cie, 1907.

- GARDAIR J., Le libre arbitre, Paris, Bureau des annales de philosophiques chrétiennes,1889.

-HadotP.,Lacitadelle intérieure, éd. Fayard, Paris, 1997.

Marc-Aurèle, Pensées, Librairie Germer-Baillière et Cie, Paris, 1876.

Marc-Aurèle, Pensées, Traduction de J. BARTHELEMY St-HILAIRE, Librairie Germer-Baillière & Cie, 1876.

Marc-Aurele, Pensees pour moi-même, traduction nouvelle avec prolégomènes et notes par Mario Meunier, paris, librairie garnier freres. (Manque la date d’édition)

MAUSS M. Sociologie et anthropologie, éd. PUF, Paris, 1950.

Ogereau, Essai sur le système philosophique stoïcien, éd. F. Alcan, 1885, rééd, Encre Marine, La Versanne, 2002.

Sénèque, Des Bienfaits in Œuvres Complètes, éd. Hachette, Paris, 1914.

ZANTA L., La traduction française du Manuel d’Epictète d’André RIVAUDEAU au XVIe siècle, Paris, éd. Edouard Champion, 1914

 


[1] - Epictète, Entretiens, II, XVI, 41-42 in. Les Stoïciens, éd. Gallimard, Paris, 1962, p. 923. Toutes les citations seront extraites de cette édition, sauf mention contraire.

[2] - Le mot « destin » évoque littéralement le latin « fatum », synonyme de « nécessité » ; le destin, c’est ce qui advient nécessairement, c’est une sorte de puissance qui fixe de façon irrévocable le cours des évènements selon certaines croyances (cf. Dictionnaire Le Robert). Ce sens est proche de « fatalité », de « destinée ». Le « destin » renvoie donc à ce qui est de l’ordre du mythe, de la croyance, d’une subjectivité individuelle. Il peut renvoyer, dans une deuxième acception, à « l’ensemble des évènements contingents ou non qui composent la vie de l’homme, considérés comme résultant de causes distinctes de sa volonté » ; il se rapproche alors du « sort », du « hasard », de la « fortune ». Enfin, dans une troisième acception, il peut désigner « le cours de l’existence considéré comme pouvant être modifié par celui qui la vit ».

[3] - E. Brehier, Notice pour le Traité du destin de Cicéron in Les Stoïciens, op. cit. p. 469.

[4] - Si la physique s’attache à la compréhension de la nature du monde et des êtres vivants, la logique permet l’apprentissage du raisonnement nécessaire pour avoir une juste représentation des événements sans laquelle aucune action morale n’est possible. Cependant cette juste représentation est elle-même conditionnée par une juste appréhension de la nature des choses rendue possible par la physique. Et d’après l’expression de Zénon, selon laquelle nous devons vivre "conformément à la nature", nous constatons que la morale est tributaire d’une juste compréhension physique du monde.

[5] - Ogereau, Essai sur le système philosophique stoïcien, éd. F. Alcan, 1885, rééd, Encre Marine, La Versanne, 2002, p. 97.

[6] - Marc-Aurèle, Pensées, Librairie Germer-Baillière et Cie, Paris, 1876, VII, 9, pp. 215-216. Nous reprenons ici le même texte dans sa traduction récente d’Emile BREHIER Les Stoïciens aux éditions Gallimard de La Bibliothèque La Pléiade page 1191 : « Toutes les choses sont entrelacées les unes avec les autres ; c’est un lien sacré, et il n’y a presque aucune d’elles qui soit étrangère à l’autre ; car elles ont une ordonnance commune et elles forment un seul et même monde. Le monde, fait de toutes les choses, est unique ; à travers toutes circule un dieu unique ; une substance unique, une loi unique, une raison commune à tous les êtres vivants intelligents, une vérité unique, puisque tous les vivants du même genre et participant à la même raison il y a une perfection unique ».

[7] - Nous retrouvons ces idées préalablement avancées chez les physiologues ioniens notamment Thalès de Millet qui, tout imprégné de la cosmologie traditionnelle (il s’est préoccupé de remplacer l’explication mythique de la Création par une explication physique en s’appuyant sur le raisonnement arithmétique et géométrique), a le mérite de justifier la création de l’univers à partir de l’eau, primordiale et primitive, qui par un processus physique, engendre la terre, l’air, le feu sachant que ces deux derniers éléments n’étant que des exhalaisons de l’eau, dont la terre, de son côté, est le dépôt résiduel. Donc pour lui, l’eau est l’origine des choses et que le dieu, c’est l’intelligence qui fait tout avec l’eau.

[8] - L’idée de révolte ici recouvre une acception beaucoup plus profonde qu’elle n’a en apparence. Elle devient négation d’ordre, donc négation de Dieu ; et chez certains philosophes contemporains, elle s’apparente au nihilisme (Nietzsche). Dans son livre L’Unique et sa propriété qui devient le bréviaire des anarchistes individualistes, Max Stiner soutient que l’Unique c’est l’être.

[9] - P. Hadot, La citadelle intérieure, éd. Fayard, Paris, 1997, p.130.

[10] - Marc Aurèle, Pensées, op. cit., IV, 10, pp. 86-87. Voici la traduction de l’édition la Pléiade/Gallilard 1962,p.1161 "Tout ce qui arrive arrive justement ; c’est ce que tu découvriras si tu observes exactement ; et je ne dis pas comme conséquence de la justice, mais selon la justice, comme si quelqu’un vous attribuait votre part suivant votre mérite. Observe donc comme tu as commencé à le faire ; et l’action que tu accomplis, ne l’accomplis pas sans être réellement bon, selon la notion propre d’homme de bien. Conserve ce principe en toutes tes actions."

[11] - Personne, est le latin personna, mot emprunté à l’étrusque, qui signifie d’abord masque de théâtre, puis rôle, acteur, individu.

[12] - "Il semble bien que le sens originel du mot soit exclusivement "masque". Naturellement, l’expression des étymologistes latins, persona venant de per / sonare, le masque à travers (per) lequel résonne la voix (de l’acteur) est inventée après coup." Marcel MAUSS Sociologie et anthropologie, éd. PUF, Paris, 1950, p. 350.

[13] - Chez Plotin hypostase traduit chacune des trois étapes d’un univers structuré hiérarchiquement selon son appartenance à l’"Un Absolu" qui est la première hypostase. La seconde est l’Intellect (Noûs), qui émane de l’Un et donne naissance à l’Ame du monde "Psychè", la troisième hypostase, elle est la plus éloignée de la pure unité, puisque animant le cosmos elle a entretient un rapport étroit avec la matière considérée comme une force négative de multiplication, de dispersion, elle est véritable anti-hypostase, incapable, de soi, de s’unifier jamais. La Psychè, au niveau du monde humain, constitue par sa présence et par son mouvement ascendant l’amorce d’une conversion du sujet humain vers l’unité qui le sauve. Le Christianisme a puisé dans cette théorie pour l’ajuster à ses exigences pour former les concepts de son dogme. Le terme acquiert donc ses deux sens théologique et philosophique repris par les calvinistes à partir de 1541pour désigner chacune des trois personnes de la Trinité, en tant que substantiellement distincte des deux autres une seule nature (ousia) en trois hypostases, Père, Fils, Esprit ; la deuxième assumant, du fait de l’Incarnation, de l’union dite hypostatique, les deux natures, divine et humaine.

[14] - Du mot grec hupokritês « acteur, mime, imitateur, celui qui accompagnait l’acteur parlant par des gestes », de hupokrinesthai « feindre, jouer un rôle ».

[15] - Sénèque, Des Bienfaits in Œuvres Complètes, éd. Hachette, Paris, 1914 ; II, 17, p. 361. (L’idée selon laquelle, le rôle, en tant que masque, implique certaines règles à respecter pour qu’il soit bien joué, ici il est question de mépris de l’argent. En fait, être une personne, cela se construit. C’est un engagement doublement conçu, à la fois moral et juridique. C’est une entreprise qui demande de l’effort, de l’endurance et du sacrifice. Puis le concept de “rôle” se distingue nettement de l’individu qui choisit le rôle de “cynique” et en jouant ce rôle il devient réellement cynique. Il n’est donc pas du premier coup cynique).

[16] - Epictète, Manuel, Chap. XVII. "Souviens-toi que tu es acteur d’un drame que l’auteur veut tel : court, s’il le veut court ; long, s’il le veut long ; si c’est un rôle de mendiant qu’il veut pour toi, même celui-là joue-le avec talent ; de même si c’est un rôle de boiteux, de magistrat, de simple particulier. Car ton affaire, c’est de jouer correctement le personnage qui t’a été confié ; quant à le choisir, c’est celle d’un autre". In Les Stoïciens, op. cit. p. 1116.

[17] - Epictète, Entretiens, in  Les Stoïciens, op. cit., IV, II, 10.

[18] - Marc Aurèle, Pensées, Traduction de J. BARTHELEMY St-HILAIRE, Librairie Germer-Baillière & Cie, 1876. V, 16, p. 142. "Telles que sont le plus souvent tes pensées, telle sera ton intelligence, car l’âme se colore par l’effet des pensées. Colore-la donc par une attention continue à des pensées comme celles-ci : Là où il est possible de vivre, il est aussi là possible de bien vivre. Or, on peut Vivre à la cour ; donc à la cour on peut aussi bien vivre. - Pense, en outre, que chaque être est porté vers le but pour lequel et en raison duquel il a été formé, que c’est dans le but auquel il est porté que réside sa fin, et que, là où est la fin, là est aussi l’intérêt et le bien de chacun . Or, le bien d’un être raisonnable est de vivre en société. Que nous soyons faits pour vivre en société, cela a été depuis longtemps démontré. N’est-il pas d’ailleurs évident que les êtres inférieurs sont faits en vue des supérieurs, et les supérieurs les uns pour les autres. Or, les êtres animés sont supérieurs aux êtres inanimés, et les êtres raisonnables aux êtres animés " in Marc-Aurele, Pensees pour moi-même, traduction nouvelle avec prolegomène et notes par Mario Meunier, paris, librairie garnier freres, p. 86 Cette idée trouve son écho chez Kant qui atteste que l’homme raisonnable existe comme fin en soi et non seulement comme moyen. E. Kant, Métaphysique des mœurs, éd. Flammarion, Paris, 1993.

[19] - Epictète, Entretiens, in Les Stoïciens, op. cit. II, XXIII, 19.

[20] -Déjà Sénèque et Epictète chacun d’eux a sa propre conception de la notion de rôle : le premier admet que l’homme est responsable de son choix, alors qu’Epictète énonce qu’il est attribué par Dieu.

[21] - Epictète, Manuel, in Les Stoïciens, op. cit. XXXVII.

[22] - L. Zanta, La traduction française du Manuel d’Epictète d’André RIVAUDEAU au XVI e siècle, Paris, éd. Edouard Champion, 1914, p. 18.

[23] - A. Degre, Les idées morales de Cicéron, Paris, Librairie Bloud et Cie, 1907, p. 8.

[24] - J. Gardair, Le libre arbitre, Paris, Bureau des annales de philosophiques chrétienne, 1889, p.5.

[25] - A proprement dit, la dialectique est au cœur de la logique chez les stoïciens. Elle est science du vrai et du faux. Elle est liée au langage sous tous ses aspects et à tous ses niveaux. Pour accéder à la vérité, les stoïciens "prêtent valeur universelle aux raisonnements spontanés que sont les notions communes, et pourtant ils en reviennent à l’art social de la discussion", Pierre-Maxime Schhul, "Préface" à Les Stoïciens, op. Cit. p. XV. Ils procèdent selon la théorie des propositions complexes et des combinaisons de propositions simples. Ils ont adopté la logique des propositions inanalysées, qui fait partie de la logique. Seulement que celle-ci, par son caractère élémentaire et fondamental, se distingue essentiellement de la syllogistique aristotélicienne, et la précède.

[26] - De ce point de vue, l’anecdote célèbre de la jambe d’Epictète est significative. On raconte que le maître d’Epictète, lorsqu’il était encore esclave, aurait un jour, pour le punir, tordu sa jambe. Epictète lui aurait dit : "Si tu continues, elle va casser." Le maître continua sa torture et la jambe cassa. Epictète lui aurait simplement répondu : "Je te l’avais bien dit". Cette anecdote explique le sens qu’a pris l’adjectif stoïque dans la langue commune mais a surtout un sens philosophique : l’attitude du maître fait partie de ce qui ne dépend pas d’Epictète. Il ne peut donc rien empêcher mais sa sagesse implique non seulement d’accepter mais même de vouloir ce qui va arriver, avec la satisfaction du sage d’avoir prévu ce qui, en fin de compte, arrive. Il faut "vouloir que les choses arrivent comme elles arrivent" dit Epictète. Le seul bien consiste en la conformité des désirs avec la nature. La seule source des maux est dans la rébellion.

[27] - Cette acception contemporaine de la notion en question scinde la personne en une personne morale qui se grefferait à l’individu et en exhiberait la dignité juridique. Chez les stoïciens, il y a ne conception qui tend à faire de la personne le lieu de la réalisation publique de l’individu, qui n’a e valeur que dans la mesure où l’individu l’investit de s moralité.

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -