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Chapitre trente six - L'île
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 Article publié le 14 octobre 2018.

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Il navigue en père pas peinard du tout dans une brume cotonneuse. De la barre qu’il ne peut pas lâcher… son pilote automatique n’a jamais existé, Ornicar scrute au-delà de proue, au-delà du bout-dehors (sorte de grand zizi qui pointe toujours en avant et soutient les voiles) essayant vainement d’entrevoir un petit quelque chose.

Le cap est au plein nord et l’île ne doit pas être bien loin. Là, quelque part devant lui. La mer, encore heureux, est plate ; pas un souffle de vent et le moteur puissant de ses cinquante chevaux sans vapeur mais affamés de gasoil ronronne à faible régime.

Ornicar a trente-six ans, une semaine, deux jours et une heure si son papa et sa maman, qui l’on vu naître dans la joie pour l’un et dans la douleur en plus pour l’autre, ne lui ont point menti en narrant pour la énième fois l’événement de leur vie.

C’est un gone ! S’est exclamé le fier papa.

A l’époque, l’écographie n’a pas été encore inventée. La question se posait alors : fille ou garçon… quand il a vu pendouiller quelque chose au bon endroit, l’homme qui l’espérait tant (cette chose) s’est irradié de bonheur.

Que ceci reste entre nous, il parait même qu’une voisine aurait dit que si ç’avait été une fille elle serait passée à la poubelle ; mais Ornicar… qui revient de loin, n’est pas certain que ses gentils géniteurs se soient révélés capables d’une telle monstruosité.

L’innocent a ouvert ses yeux un 19 novembre 1946 à Barcelone et rempli ses minuscules poumons pour la première fois d’un air non encore trop contaminé. Il a poussé son premier cri d’incompréhension.

Trente-six ans plus tard, après moult autres hurlements, l’homme qu’il est devenu reste toujours un innocent qui n’a encore rien compris.

 

Et l’étrave du bateau coupe en deux parts égales, l’une s’en allant à bâbord l’autre à tribord, une eau froide, hostile, verte presque grise… et salée de surcroît. Nous sommes en novembre 1982. Le GPS en version petit bateau (comme les slips) n’est pas encore disponible sur l’étal des shipchandlers. La navigation se fait avec un sextant, des tables d’une simplicité digne des plus hautes écoles d’ingénieurs mais plus que tout grâce à l’estime. Une sorte de pifomètre très élaboré où interviennent le cap, la vitesse, le temps, la force du vent et sa direction, les courants, l’allure du bateau… plus quelques dizaines d’autres paramètres.

Seul l’âge du capitaine est exclu du calcul, encore que…

 

Ornicar n’a jamais eu peur de sa vie. Seule l’incertitude engendre ce mal dont souffre la majorité des humains ; pourtant, l’inquiétude, cousine au troisième ou quatrième degré de la panique, le gagne doucement. Il arrête le moteur. Le voilier file sur son erre puis s’immobilise. Le marin peut maintenant écouter le silence, guetter les bruits. Si près de terre – et peut être à cause aussi de cette purée de poix qui l’entoure, qui l’enveloppe comme un cocon – un relevé goniométrique se révèle trop imprécis pour éviter le danger.

Le ketch d’acier de dix mètres trente se balance doucement sur la grande mare des canards et s’adresse à son propriétaire préoccupé.

– Alors Ornicar, tu reprends la barre ? Où c’est-y qu’on va ? Il faut que tu te décides à réparer ce petit foc que la dernière branlée m’a méchamment déchiré. Ah, il est beau notre retour ! Hé, banane, tu pars avec moi pour faire le tour du monde et après deux jours au nord de la Sardaigne tu rentres au bercail Parti d’Hyères… tu reviens aujourd’hui. Hi, hi, hi, elle est bonne celle-ci !

 - Tais-toi, écoute !

 L’homme et le bateau tendent chacun l’oreille en élargissant leurs pavillons tels ces sonotones d’autrefois.

- Ecoute, c’est pas le ressac sur des rochers que l’on entend, pas loin ? Bien près, je dirais même.

Tout là-haut, le grand barbu qui veille claque des doigts et – miracle ! – aussitôt se lève le voile de coton qui enrobait indélicatement Ornicar et son maître le bateau. La toile se détricote, préparant le tissage de son prochain piège pour attraper d’autres couples navire/équipage… en un autre lieu… en un autre temps.

Ho, bon Dieu !

C’est vrai qu’il est bon, plus que bon et miséricordieux. Avant le claquage des doigts, c’est un grand coup de pouce qu’il a donné encore une fois à Ornicar le marin. La barbe pleine de sel n’est pas aussi belle et aussi blanche que celle du Tout-puissant alors celui-ci n’est pas encore jaloux de ce petit minus, tout en bas sur sa précaire embarcation.

Les jambes flageolantes, les genoux espagnols jouant allègrement des castagnettes, abasourdi, l’homme aux trente-six ans, une semaine, deux jours et désormais deux heures se laisse maintenant aller contre le grand mât. Les innombrables couches de chemisettes, chemises, pulls et enfin le ciré l’empêchent de se meurtrir le dos sur les drisses montant le long du mât.

Les hautes falaises se découpent devant ses yeux écarquillés, rougis d’avoir trop veillé, trop scruté. Là, à même pas cinquante mètres, de l’horizon bâbord à l’horizon tribord se dresse un vertigineux mur de rochers. Tout là-haut, les pins qui le bordent semblent minuscules.

Ornicar est vert d’une trouille rétrospective. Quand simultanément, le premier rayon d’un soleil franchissant la crête de l’île fait retrouver ses belles couleurs au petit voilier et que les goélands curieux – petits cerveaux et ventres affamés – arrivent aux nouvelles (si près des cailloux, serait-ce un pêcheur ?). L’homme se précipite dans son cockpit et lance le teuf-teuf qui va l’amener, désormais plein pot, sur l’autre face de l’île.

Le port, surmonté d’un vieux fort – il est rare de voir le contraire – l’attend avec impatience. Le marin a l’espoir d’un abri douillet où il ne sera plus obligé de s’attacher pour cuisiner, pour dormir, pour piloter, pour pisser et davantage, pour se déplacer presque à quatre pattes sur le pont de sa bête qui a trop souvent refusé de se laisser dompter.

Tu as connu l’Atlantique autrefois mon pote, ici, en Méditerranée c’est elle et moi qu’on commande !

 

Et Ornicar a baissé les bras. Enfin un nid douillet où il pourra de nouveau accueillir l’une de ses congénères pour une complémentarité plus charnelle, plus sexuelle que celle du couple homme/bateau. Mais avant toute autre chose, plus ou moins inconsciemment, il cherche encore et toujours à pouvoir enfin pousser un cri qui ne soit pas d’incompréhension.

Ornicar, dans cet apparent petit paradis va essayer de savoir. Qui est-il ? Pourquoi cette fuite en avant – ou en arrière peu importe – qui l’entraîne depuis ses dix-huit ans… le jour où il s’est engagé dans l’Armée plus que parfaite, plus que Française.

Pendant quatre longues années, il a vécu alors en tant que conjonction de subordination, ce qui, vu son nom et sa nature, vous l’admettrez, ne pouvait pas lui aller fort bien. Ses vêtements étaient trop étriqués et le casque trop ajusté, adapté spécialement pour empêcher la coordination cérébrale.

A vingt-deux ans, Ornicar a fort bien réussi – avec pourtant un brillant grade de sous officier et pleins de beaux diplômes qui lui promettaient une belle carrière – a fort bien réussi donc à se faire foutre à la porte de la glorieuse institution. Comprenant tardivement qu’il avait été le seul grand con de l’Armée à ne pas savoir qu’après quinze ans tirés, une retraite était versée en plus d’un petit boulot assuré.

Bof, tant pis, Ornicar lui aussi prend sa cessation d’activités en achetant son premier bateau… Mais quelle galère !

Ses rêves de liberté se sont bien vite estompés en vue des notes salées, voire exorbitantes, du prix des abricotiers (pardon, du prix des nuitées dans les ports de plaisance).

Son bel engin flottant amarré sur une place réservée aux passages – bien sûr les plus inconfortables – Ornicar, la barbe peignée rapidement… et avec difficulté, son livre de francisation à la main, se dirige d’un pas décidé vers la capitainerie. Elle vient de rouvrir ses portes après la traditionnelle sieste.

Le capitaine, vieil homme à quelques mois seulement de la retraite, et son second (qui attend visiblement que le chef s’éclipse pour en faire à sa guise) regardent cet Antoine qui s’avance vers eux en souriant. Ils soupèsent déjà combien d’argent ils pourront en tirer.

 

– Ornicar, je m’appelle Ornicar. Pourrais-je passer l’hiver dans vos eaux ?

Que cela est bien dit !

– Bien sûr, laissez-nous vos documents, nous allons vous donner pour tout ce temps, une place moins exposée, plus calme.

Premier bon point.

– Venez régler votre facture demain, l’hivernage se paye à l’avance.

Egalité. Premier mauvais point, le marin n’a pas un sous vaillant en poche… mais il a de l’idée.

Entre deux pannes, le navigateur solitaire désillusionné de son si court tour du monde, vient d’apercevoir, coulée, une barcasse de bois qui paraît pourtant en bon état. Elle tranche sur un fond de trois mètres à peine sur lequel on n’aperçoit même plus la vase tant une multitude de plastiques de toutes dimensions la recouvre. Impressionnant qu’un lieu aussi beau soit laissé aussi sale !

Il est loin alors de se douter que les habitants de l’île sont à l’échelle de leur port. Que de braves gens paraissent vivre au paradis. Il faudra pourtant à la conjonction de coordination bien du temps pour découvrir de rares grains de beau, de bon blé parmi l’épaisse couche d’ivraie qui s’étale sur les quelques kilomètres carrés de l’île.

 

Après une nuit enfin tranquille où l’innocent toujours aussi fou rêve encore de lointaines évasions en solitaire, un copieux petit déjeuner et en route pour le marchandage du siècle.

Heureusement, le seul interlocuteur d’Ornicar est le capitaine. L’homme se révèle ferme, mais aussi compréhensif et va accepter un échange insolite.

– Monsieur, tel que vous me voyez, je n’ai pas d’argent sur moi, rien hélas non plus à la banque. Mais il n’est pas question que je reste dans votre port sans payer. Je me propose donc de vous offrir deux heures quotidiennes de travail en échange du gommage de mon ardoise.

– Nous avons du personnel pour l’entretien, et en cette période je ne vois pas en quoi vous pouvez nous aider.

– Il y a ici une plate en bois, coulée. Je vais la renflouer, la remettre au sec, la réparer. Avec elle et une grande perche munie d’un crochet à son extrémité je vais vous débarrasser des immondices en plastique qui jonchent le fond du bassin…si vous n’êtes pas content de moi, vous me foutez à la porte. Je pense que j’aurais par ailleurs gagné quelque argent pour vous payer. … Marché conclu ?

Le vieil homme souriant tend la main et propose une cigarette.

 

Brrr… elle est froide !

Il a fallu trois heures d’effort à Ornicar pour sortir la plate de sa gangue. La combinaison de plongée n’a que cinq millimètres d’épaisseur… même avec un Damart et un pull dessous, ça caille ! Et m…crotte il n’y a pas de compresseur sur l’île ! Comment diable regonfler la bouteille ? 

 On verra ça plus tard…

Chose promise, chose due, des centaines de kilos de sacs, de bâches et de déchets en tous genres vont s’entasser bientôt dans un coin au fond du port, vers la zone technique ; petite montagne qu’il faut recouvrir d’un vieux filet de pêche, lui-même récupéré, afin qu’avec le vent, ne s’éparpillent pas de nouveau ces immondices.

Le capitaine est content. L’adjoint reste hostile. Il fulmine. La secrétaire, super sympa, est mariée, mère de famille d’un petit garçon et d’une grande fille dont les formes font rêver le nouveau nettoyeur-de-fond-de-bassin-de-port-des-îles. Ses quinze ans à peine obligent toutefois à un peu de recul, un peu de retenue.

Ornicar est peu volubile mais il se lie volontiers à la faune qui sévit dans les ports, toujours très hétéroclite. Des bateaux de riches jouxtent des bateaux de pauvres, les plus démunis restent au mouillage… personne n’a pas encore eu l’idée de les faire payer. Ne vous inquiétez pas cela viendra. Des histoires tartarinesques de ces Tarasconnais des mers, contées autour de quelques verres d’alcool offrent un excellent ciment à la fraternité des marins en attente d’appareillage.

Comment vit-on sur une île en hiver ? Tout simplement en préparant l’été ! De quoi vit-on sur une île quand la bise fut partue ? De l’exploitation rationnelle et accélérée du pingouin !

On aurait pu croire le contraire vu son nom mais ce bipède curieux ne montre pas trop le bout de son portemonez quand il fait froid. Mais quand le chaud s’en est revenu, il débarque en longues colonnes d’une flopée de navettes qui relient l’île au continent, empressées qu’elles sont d’emmener l’animal à plumer en balade pour la journée… en prenant bien sûr un peu de son précieux duvet au passage.

Petite location de bicyclette, petite balade à la plage, petite visite aux rares restaurants (réservés aux plus fortunés, les autres ont prévu leur petit frigo), petite promenade vers le phare, et retour à petits pas sur le petit bateau ; avec pour la petite famille de pingouin, qui n’a rien compris, un grand trou dans son petit budget.

Ornicar voit défiler ces visiteurs du dimanche, médusé par le comportement pinguinistique. Pourtant, sans s’en rendre compte, il va adopter le mécanisme curieux des habitants permanents de l’île : grand sourire par-devant le palmipède, et dédain narquois par-derrière. Pas longtemps heureusement ; ce pain-là n’est pas le sien… de plus, certaines des palmipèdes ne sont pas laides du tout.

Bizarre autant qu’étrange, cette capacité de s’adapter au milieu qui l’entoure. L’homme serait-il proche parent du poulpe ? Le marin d’eau de port ne se pose pas la question.

Il ne se pose d’ailleurs aucune question. Il reste innocent. Mais il n’en est pas encore conscient. Dans quelques années, au sein du futur club de plongée, il verra bien que l’animal aquatique octopode est bien plus intelligent que les bipodes de l’île et, surtout, bien moins méchant.

 

La quarantaine à peine dépassée mais alors franchement bandante la nana ! Ornicar va de plus en plus souvent « à la ferme » comme on dit sur l’île. La belle vendeuse de fruits et légumes lui distribue des sourires inéquivoques.

Quelques sous grappillés avec des petits boulots au noir permettent à la caisse du bord de surmonter des fluctuations passagères. Celles-ci l’avaient laissée bien maigrelette. L’homme qui n’a pas peur de mouiller sa chemise, dans ce pays où les poils dans la main ne poussent pas uniquement à cause des boules de pétanque, est vite apprécié. Il est demandé à un point tel qu’il n’hésite bientôt plus à se faire payer à son juste prix.

C’est désormais à prendre ou à laisser. 

 

Un petit compresseur équipe bientôt l’engin flottant métallique d’Ornicar et la belle marchande, blonde avec de beaux reflets roux partage souvent sa couche. Les mâts ces nuits-là se balanceront pire que par les moments de grand vent, quand la houle se fait sentir dans la petite rade.

Il y a toujours quelque chose à faire dans un port, surtout dans l’eau. Merci gentille Chambre de Commerce d’avoir une caisse noire pour payer Ornicar… mais, rassurez-vous, personne n’en saura jamais rien. Tout ne reste officiellement qu’un simple dépannage pour régler l’hivernage du bateau. Devenir riche ? Le marin-du-fond-de-l’eau n’y pense même pas. Le ventre bien plein et les burnes bien vides, il se fout de l’état de ses autres aumônières. Ne vous ais-je pas déjà raconté qu’il est innocent ?

Et quand, après les jours trop courts et les nuits trop longues, la bise s’en est allue, l’été d’un coup s’en est revenu. Avec son lot de pingouins journaliers désormais. Et malheur aux ceusses qui ratent le dernier bateau du retour qui lui n’attend jamais. L’heure c’est l’heure, à la minute ! Seule ressource alors, les deux taxis qui appliquent un tarif exorbitant, voire carrément digne de la flibuste.

Peu d’hôtels – de toute façon eux aussi hors de portée du commun des mortels – les pingouins attardés se rabattent donc, par obligation, sur les petites locations… dans des bateaux par exemple. Le gardiennage trouve là quelques extras non imposables dont les propriétaires ne verront que du feu.

Mais ceci n’est point grave : une première nuit d’amour sur un engin flottant est à coup sûr une expérience qui donnera prétexte à bien des récits plus tard. Et allez donc savoir si un enfant conçu sur un bateau ne sera pas fort différent des autres. Graine de pirate va !

 

Si les sourires ne sont pas plus francs, les mains, elles, se frottent d’avantage l’une sur l’autre et les aumônières des exploitants de palmipèdes deviennent plus que garnies, se transformant rapidement en bas de laine puis en coffre ou en lessiveuse au choix, mais le tout, débordant de bonheur. Vite, vite, fourmi gonfle-toi bien avant que la bise fut venue, que l’été ne s’en soit allu. Refrain !

Et l’on voit ces pôôvres et braves gens qui travaillent dans des conditions zépouvantables ‘’ si loin ky fo prendre le bato’’, (nous verrons plus loin pourquoi cet orthographe si particulier) se regarder tous les uns les autres en chien de faïence quand il faut plumer l’animal. Des fois que mon voisin, mon ami ou même mon frère serait mieux servi que moi. Les coups vaches pleuvent –surtout par derrière – car voyez vous m’sieur, chez ces gens-là, on n’est pas très franc m’sieur. Oh non !

Le barbu qui a lavé le fond du port, remanillé les chaînes pesantes et emmêlées dans la vase, travaille aujourd’hui comme apponteur, dûment appointé, salarié déclaré… et tout et tout. Avec un statut un chouïa spécial, normal qu’à bientôt trente sept-ans et connaissant le port mieux que sa poche, il dirige l’équipe des petits jeunes dont les âges s’échelonnent entre dix-sept et vingt-quatre ans.

Ces étudiants, un peu pistonnés, venus se faire quelque argent pendant la saison forte, vont comme leur chef courir – voler plutôt – sur les pannes au service d’une rare catégorie d’individus : les plaisanciers. Ils ont vite compris qu’un travail bien et rapidement exécuté peut rapporter de gros pourboires. Et merci messieurs les Italiens aux bateaux si beaux… et aux femmes (si belles) car ils semblent tous avoir une planche à billets en fond de cale.

Vous, messieurs de la Douane, des Affaires Maritimes et de la Gendarmerie, s’il vous plait, soyez indulgents avec ces vrais monnayeurs, ils sont si sympathiques et si bons marins.

C’est pour ces caravaniers de l’eau salée qui longtemps à l’avance ont réservé leurs places – certains habitués dès le mois de janvier – et pour l’équipe des joyeux apponteurs qu’enfin Ornicar apprécie l’île. Bon, il y a réellement un autre motif… La blonde un peu rousse, vendeuse de fruits et légumes dont une spécialité buccale ferait monter un cul de jatte manchot au plus haut du plus grand mât du port… avec les yeux eux aussi bandés. Non, ce n’est pas ce que vous pensez, ce n’est pas une spécialité de la bonne ville de Saint Claude bien qu’elle excelle aussi en cette matière. Pour une communication plus précise de la recette, vous êtes priés d’envoyer vos dons au compte bancaire indiqué en fin de volume. Plus cher payé… plus de détails croustillants. Système basique pour la modeste somme de 100 Euros. (Garantie pour garder monsieur at home et très hot.)

Pourtant il n’est pas vraiment amoureux notre grand marin. Il se trompe souvent de femme, avec des pingouines de passage, des caravanières flottantes ou leurs filles et quelques fois avec d’autres îliennes dont il taira les noms à tout jamais. Les maris dans cette belle place sont beaucoup trop occupés à s’entourloupéter pour avoir le temps de bien aimer leurs épouses.

Ornicar depuis toujours aime à dessiner, à peindre. Il a désormais suffisamment de temps pour se consacrer à sa passion et les murs de la capitainerie vont bientôt servir de salle d’exposition. En usant de prix raisonnables, cela mettra un peu de beurre dans les épinards et autres délicieux légumes de la ferme.

 

Serait-ce le hasard si un fin et joli voilier aux belles lignes d’eau est gruté pour se refaire une beauté ? Pas très grand – vingt huit pieds – une longue quille et probablement de race nordique, il a l’apparence d’un vrai coursier des mers, un pur-sang. Saint Innocent se transforme en conjonction d’opportunité pour se débarrasser de celui qu’il surnomme dans sa tête, sans jamais oser le dire, son fer à repasser. Car c’est bien vrai que le beau ketch d’acier dont il est le malheureux propriétaire est presque aussi maniable sur la grand mare des canards que le serait cet ustensile de ménage universellement connu, destiné normalement à laisser impeccables jupettes, calbutes et limaces.

Celui qui a vendu l’ustensile – trop cher d’ailleurs et même pas à vapeur de surcroît ! – en rit encore. Quel innocent !!! Merci l’ami, si tu savais, où que tu sois, combien Ornicar t’en est aujourd’hui, vingt-sept ans plus tard, reconnaissant.

Vite fait, bien ou mal fait, sans soupeser le pourquoi du comment, un inconnu est reparti avec un fer à repasser échangé contre un voilier.

Tout l’hiver à naviguer mes amis en Méditerranée, avec les îles Espagnoles qu’Ornicar connaîtra beaucoup mieux plus tard et qui, elles aussi, se dédient à l’exploitation des palmipèdes. Il est à noter toutefois que l’animal est là-bas de meilleure qualité, du moins sur l’île la plus grande, ce pingouin-là est Allemand donc nourrit exclusivement au Mark, une sorte de granulé beaucoup plus nutritif que le petit Franc.

Tempêtes et calmes plats vont se succéder. Mais le marin, souvent trempé jusqu’aux os, est… heureux !

Son nouveau bateau est tellement bien équilibré, qu’une fois les voiles correctement établies, il file tout seul son bonhomme de chemin. Une véritable merveille. Vous pensez ! Suédois ! Ça c’est du bon matos ! Les milles défilent au compteur du loch… mais il faut retourner sur l’île.

Le marin a promis à la Chambre de Commerce, conquise par sa bonne prestation de l’été, de rentrer à son nouveau bercail pour le premier avril… non ce n’est pas un poisson. Il sera désormais l’adjoint du maître de port, second du nouveau capitaine, l’ancien ayant pris sa juste retraite.

Ornicar va vivre en enfer.

 

Redevenu conjonction à la subordination d’un homme qui, sous un aspect avenant, va se révéler un véritable sadique. À tel point que le marin désormais presque démarinisé, toujours barbu mais beaucoup plus présentable – avec même un uniforme s’il vous plaît – va être à deux doigts, dès les premiers jours de leur coopération, de lui casser la figure, quelles qu’en soient les conséquences.

Ornicar n’est pas un balaise, loin de là, mais ses quatre années passées dans la grande muette – notamment dans une école de commandos – puis ses pérégrinations tourdumondesques, l’ont maintenu dans l’ignorance de la peur et ont développé chez lui non seulement la science des coups de gueule mais aussi celle des coups de poing. Dès le début de son existence parmi les plumeurs de pingouins, quelques gnons judicieusement – et au demeurant justement – distribués ont calmé les ardeurs de ceux qui voulaient se montrer trop méchants.

Il faut savoir respecter les conjonctions de coordination. Bien qu’elles ne représentent que sept petits mots dans les océans que forment dictionnaires et encyclopédies, elles sont indispensables à toutes formes d’écriture, de pensée, de vie.

 

– Tu sais Ornicar, dans notre boulot, nous sommes souvent face au public et nous devons paraître toujours unis, en harmonie, notre équipe doit être soudée et homogène. Toi, la secrétaire et moi ne devons jamais donner une mauvaise image.

– Bien mon capitaine !

– Arrête tes conneries, appelle-moi par mon prénom.

 – Bien mon capitaine…

 C’est un automatisme que je vais perdre facilement.

 Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Le travail de préparation à l’afflux massif des juilletistes puis des aoûtiens avance. Les réservations peu à peu s’agencent en un puzzle compliqué.

Les bateaux de passage passent comme il se doit et le maître de port fait triste mine à voir son adjoint au nom si bizarre se faire plus de pourboires que lui… sans compter la vente des tableaux accrochés aux murs. Les journées se terminent vers dix-sept, dix-huit heures et Ornicar, qui aime beaucoup les cartes, surtout le Tarot, c’est de famille, s’initie aux joies de la manille, sport plus local.

Un beau soir…

 

– Il y a deux gars qui nous prennent à la belote coinchée. Tu viens Ornicar ?

– D’accord mon capitaine.

 

Les adversaires, plus chanceux dans la distribution des cartes, vont vaincre l’équipe du port de quelques points seulement dans la première manche. La revanche vient à peine d’être entamée quand le grand salopard s’adresse à sa conjonction de subordination.

 – Dis donc, mon gars, tu es presque aussi mauvais aux cartes qu’au boulot !

Silence gêné avec naissance d’un petit sourire narquois à la commissure des lèvres des deux adversaires.

Il y a déjà eu quelques perfidies, mais ce soir c’est Le Bouquet ! Ornicar devient blanc pâle, bleu et peut-être vert.

 

Paraître en harmonie, donner une bonne image !!! Le marin retrouve son fin coursier amarré près de la zone technique avec plus que de pleurer, une envie de vomir de dégoût tant il est écœuré. Ses cris dans la nuit et dans l’intimité du minuscule habitacle sont encore et toujours d’incompréhension.

Le sadique n’a pas respecté. Tellement stupéfait et désemparé, Ornicar n’a pas frappé. Lui si peu vindicatif, pas revanchard pour deux sous, mijotera sa vengeance… longtemps… longtemps. Sans haine, sans violence… non innocemment. Mais ça fera mal… très mal.

 – Demain je mets les voiles, c’est le cas de le dire.

Et puis… et puis il y a la belle brune qui va revenir cette semaine, elle a laissé le voilier de son papa bloqué par le mauvais temps. Il lui faudra hélas repartir bientôt. Cette toute belle sait, elle aussi, tellement bien faire balancer les mâts. Et puis la promesse faite au responsable des ports de la Chambre de Commerce… L’homme est compétent, avenant, Ornicar va se confier à lui.

Le capitaine, après une sérieuse réprimande, lèvera le pied quelques temps. Mais c’est un récidiviste malsain et il ne tarde pas à retrouver sa véritable nature. Chassez le naturel et il revient au galop.

La conjonction devient interrogative.

 

Depuis ma glorieuse démobilisation avec un coup de pied au cul, je hurle sans savoir pourquoi. Je devrais comprendre, si je suis intelligent, que l’injustice est dans le génome humain et que de s’époumoner contre elle ne fera jamais avancer le schmilblick. C’est donc que je suis idiot.

Ornicar confond encore la bêtise avec l’innocence. Quel con ! 

Bien sûr qu’il n’en est pas à son coup d’essai d’imbécillités non coupables. Lors d’une permission, à un peu moins de vingt et un ans, le sous-officier qu’il était, avec sa belle tuture, une Citroën ID 19, rencontre et baratine – là il est fort – en racontant de monstrueux bobards, une belle et haute blonde-aux-cheveux-courts-à-la-garçonne on ne peut plus séduisante. Elle tombe on ne peut plus enceinte.

Ornicar retourne dans sa caserne tout là-haut en Allemagne et n’écoute pas les appels aux secours de la future maman désespérée. Que voulez-vous, l’armée enseigne à tuer pas à aimer ! Conjoncturellement, la descendance qui avait un choix relativement limité, a opté pour la version garçon qui portera donc le nom de famille de son grand-père maternel.

Ce n’est que poussé par sa petite mère à lui – un mètre cinquante pas plus – dont il est le fils unique et préféré, que le jeune homme inconscient, se décide, deux ans après sa libération forcée, à rejoindre mademoiselle et son adorable rejeton qu’il vient tardivement de reconnaître. Comme tout un chacun, il veut fonder une famille après s’être humblement excusé de ses mensonges et de sa lâcheté passée. Pourquoi pas ?

Il se jette dans la gueule d’un insoupçonnable loup.

Elle est douce. Elle est gentille. Peut-être Ornicar apprendra-t-il à aimer avec elle, à faire correctement l’amour ? Et ce gamin, qui à maintenant trois ans passés, voit enfin son papa à lui et va le faire fondre de bonheur. Mais…

Mais quel est cet intrus qui vient nous voler notre fils ?.... Ainsi pense la belle famille !

Papa est petit artisan prospère. Il installe des salles de bains – la modeste maison familiale en compte d’ailleurs une par chambre… c’est-à-dire une flopée. Maman est apparentée à la noblesse d’une grande ville toute proche où l’on embarque un excellent vin surtout destiné aux palais délicats de messieurs les Anglais. Ce couple fort respectable a donc génité quatre filles.

L’une d’entre elle est à son tour devenue maman… d’une fille. Encore ! Le seul garçon de la famille, qui sûrement reprendra robinets et bidets va être rapté par un estranger qui n’est même pas d’ici. Pire… qui n’est pas de notre monde.

– Mon Dieu quelle horreur, un fils d’ouvrier !

Malgré un accueil glacial au cours d’un repas où il a eu immédiatement l’envie de repartir, Ornicar, toujours innocent, ne voit rien venir. Il a trouvé du boulot – le chômage n’a pas encore été inventé en ce temps-là – mademoiselle maman est institutrice et fait presque chaque jour un tour chez les grands-parents pour amener garder le petit. Le tout nouveau papa, qui fait de son mieux pour apporter de son eau au moulin de la machine-ménage, ignore la trame comploteuse dans son dos mais sent bien que kekchose ne va pas. Il ne comprend pas les craquements, les ratés… et s’énerve. L’idiot, un jour, pour une incompréhension cette fois sans cri, envoie une gifle. Ce sera la première et la dernière de sa vie, il touche à peine la joue mais le geste malheureux est parti et les lunettes de la belle-et-grande-blonde-aux-cheveux-à-la-garçonne se cassent en tombant.

Tout comme le pot de Perrette : adieu… veau… vache… cochon… couvée. Ornicar ne comprend pas, il est jeune, il est inn … allez pour vous faire plaisir on change de terminologie, il est non coupable. Qu’à cela ne tienne, il va se dédier désormais à l’aventure, aux voyages. Plus loin ce sera forcément mieux qu’ici. Courir le monde, ouvrir enfin les yeux. Rechercher, encore inconsciemment, son moi profond comme aiment à dire ces masturbateurs de l’esprit que sont les philosophes, les psys kiatres, kologues et kananalystes. Ho kon !

Après la poursuite par ses études, sa traversée du dessert cérébral que fut sa quatriennale période militaire, Ornicar naviguera (déjà marin), à partir de dorénavant, sur sa troisième galère : les voyages qui forment la jeunesse.

Et en avant donc pour la conquête du monde, attention, chaud devant !

La conjonction d’adaptation ramera maintenant de toutes ses forces, avec en guise d’encouragements les coups de fouet de la plupart des humains rencontrés aux quatre coins d’un monde pourtant bien rond.

Mais notre homme a la peau dure, il ne souffre pas trop et de très rares gentils pansent parfois ses plaies tandis que des gentilles, fort heureusement aussi, soulagent son pêne.

Hélas, le peu de mémoire dont il est affublé le fait de nouveau trébucher sur d’autres pierres, bien pointues, là-bas…toujours plus loin.

 

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