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 Article publié le 4 novembre 2018.

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De la terrasse où nous prenions notre déjeuner, on pouvait voir la façade côté jardin. Il était parti sans fermer les fenêtres. À l’intérieur du salon, des objets brillaient dans le soleil. Karen (elle s’appelait Karen et n’était pas du tout le monstre de chair avec qui j’avais imaginé coucher) Karen m’expliqua que Pedro Phile collectionnait des objets d’art qu’il exposait dans son salon. Une ou deux fois par mois, des visiteurs se pressaient sur la pelouse et les baies vitrées demeuraient grandes ouvertes jusque tard dans la nuit. Pedro Phile possédait deux voitures de luxe. Il ne sortait jamais qu’en costume trois pièces et fumait des cigares cubains sans se soucier de ce que cette pratique pouvait lui coûter si les autorités s’y intéressaient. Mais personne ne semblait porter une attention particulière aux activités de Pedro Phile. Elle ne lui connaissait pas de relations sexuelles. Elle était en planque depuis six mois, ce qui remontait à l’hiver. Qu’est-ce que je foutais à cette époque ? J’en savais rien. Elle ne me posa pas la question. Elle était discrète.

« Je regrette de m’être comporté comme un exilé de l’asile… murmurai-je comme si je souhaitais ne pas être entendu de ces deux belles oreilles aux pendentifs d’émeraude et d’acier.

— Il vous a drogué. C’est un excellent praticien du GHB.

— Qu’est-ce que je foutais dans ce buisson… ?

— Vous fuyiez.

— Mais qu’est-ce que je fuyais ?

— La drogue n’avait pas fait son effet sur l’hémisphère droit. Je vous ai vu entrer. Vous aviez l’air parfaitement en possession de vos moyens. Vous arriviez en taxi. Vous avez payé avec votre carte bancaire et vous avez remonté l’allée comme si vous la connaissiez…

— Pourquoi dites-vous ça… ?

— C’est l’impression que j’ai eue. Mais je me trompais peut-être…

— Et maintenant… quelle est votre impression… ?

— Il vous a accueilli comme on reçoit un ami de longue date…

— Moi !... Un ami de Pedro Phile ?...

— Une impression… Je n’ai pas pu lire sur vos lèvres. Vous les cachiez…

— Mais ce n’était pas moi ! Je n’ai jamais caché mes lèvres !

— Ensuite vous êtes entrés et j’ai perdu le contact. La maison n’est pas connectée. Il est prudent. Tout le monde se connecte. Un manque de connexion peut vous amener à faire l’objet d’une enquête préliminaire pour soupçon…

— Mais de quoi me soupçonne-t-on… ?

— Vous êtes avec moi maintenant. Ne craignez rien. Nous vous avons injecté une dose de colocaïne. Rappel dans deux heures. »

Elle consulta sa montre. La mienne n’était pas connectée. Je l’avoue.

« Qui est cette femme… ? Celle que Pedro Phile (si c’est bien lui) prétendait me présenter… Elle a besoin de mes services. Et moi j’ai besoin de fric… luce ne m’a pas payé la pension depuis des mois…

— Elle vous a refilé un billet de cent…

— Mais c’est rien cent !... Je passe pas la nuit avec cent ! Et comment qu’elle sait que j’ai pas de chance ? On s’est à peine connu…

— Par pitié, ne mélangez pas votre vie privée avec votre existence professionnelle ! On va finir par ne plus rien comprendre. »

Elle était beaucoup plus belle que je croyais. Il fallait que je m’accroche à cette idée. Pourquoi ? J’en savais rien. Mais je le savais.

« Qu’est-ce qu’elle me veut ? dis-je sans attendre de réponse car je supposais que Karen n’en savait pas plus que moi.

— Ça, on le saura quand on lui aura mis la main dessus. Il faut d’abord retrouver Pedro Phile.

— Si on allait jeter un œil dans sa baraque… ? On trouverait de quoi satisfaire notre curiosité…

— Trop tard. Je l’ai piégée. L’imprudent qui ouvrirait cette porte finirait en chaleur et en lumière.

— Mais c’est criminel ! Imaginez que le livreur de lait…

— Pedro Phile ne boit pas de lait…

— Le livreur de journaux…

— Pedro Phile ne lit plus les journaux depuis longtemps. Il est connecté en permanence avec la cellule Dalequedale. Un maillon de l’Internationale Terroriste. Vous comprendrez plus tard ou jamais.

— Vous voulez dire que je vivrai pas assez longtemps pour… ? »

Elle baissa ses grands yeux noirs. Ses narines se dilataient au rythme d’une respiration de plus en plus haletante.

« Voulez-vous qu’on se mette en route ? dit-elle sans transition.

— Pour aller où… ? Chercher du boulot ?

— On peut appeler ça comme ça… Vous avez une arme ?

— Ma licence ne me permet pas d’en porter… Je respecte toujours…

— Fini le respect, Frank ! On entre dans la phase active du projet.

— Le projet… ? Mais quel projet ?

— Il faut retrouver cette femme !

— Si on utilisait cette énergie pour contraindre luce à me payer…

— Oh ! Le fric ! Toujours le fric ! »

Ceci dit, elle débarrassa la table en tirant la nappe d’un coup sec. Mais au lieu de réussir son coup (j’avais vu ça à la télé comme tout le monde) couverts et victuailles volèrent dans les airs avant de rouler dans la pelouse où deux chiens minuscules se mirent à virevolter en claquant des mâchoires. J’en avais le falzar imbibé de picrate et de mayonnaise. J’avais pas fini mon verre ni ma tranche de rosbif. Et le cigare que j’avais mis de côté dans la panière était maintenant tout déchiqueté dans les dents d’un troisième toutou que j’avais énervé en le balançant dans le buisson. Le seul buisson actif dans les parages. On en revient façon oursin, mais avec les aiguilles dans l’autre sens. Et je comprends que ça fait mal. Mais au lieu de se laisser emporter par une femme, le clébard s’employait à me priver du doux plaisir importé clandestinement de Cuba. Pedro Phile m’en avait mis un dans la poche. Je me souviens de ça. Il m’avait dit :

« Pour la route. »

Et j’avais répondu :

« Où qu’on va… ? »

Ni merde ni merci. Seulement où qu’on va. Et on n’y avait pas été. Je n’étais pas allé plus loin que chez Karen. Et encore : parce qu’elle m’avait porté sur son dos. Comme Énée son papa. J’aurais dû me douter qu’elle avait pas les mêmes intentions que moi. Mais sa beauté aussi soudaine que supérieure me tenait par la queue.

Les trois chiens, aussi miniatures que criards, se nommaient respectivement Pim, Pam et Pum. Pem et Pom étaient crevés des suites d’un pneu. Karen m’en aspergea des larmes chaudes pendant que je ramassais tout ce que les chiens me permettaient de toucher. Minuscules mais mordeurs. J’avais jamais observé une telle violence chez des créatures aussi réduites. Mais ils ne se déchiraient pas entre eux. Avec Karen, ils se conduisaient en parfaits gentlemen. Les femelles ayant achevé leur existence sous une bagnole qui passait par là. Ce qui était bizarre, tout de même, c’est que le conducteur de cet engin de luxe avait passé le bras par la vitre pour en dédier l’honneur à Pedro Phile qui tondait sa pelouse avec son chat. J’avais pas vu de chat pendant ma visite. Ces animaux sont furtifs. De toute façon, me dit Karen, il était crevé lui aussi depuis longtemps. Pedro Phile l’avait amené avec lui au bord de la rivière pour jouer avec les gosses aux ricochets et un galet avait littéralement scié le crâne du félin. Un bol minuscule s’était installé dans l’herbe, offrant sa mixture sanguinolente au passant. Pedro Phile en avait conçu une haine tenace, non pas pour le galet ni pour l’enfant qui l’avait jeté dans le mauvais sens, celui du chat, mais pour l’inventeur de ce jeu qui ne l’avait jamais amusé même dans sa lointaine enfance. Il jouait avec les enfants dans le seul but de s’en approcher le plus près possible. Les écoutes téléphoniques n’avaient rien donné à ce sujet. Quand Pedro Phile usait de son cellulaire, c’était uniquement pour appeler un taxi.

« Il a deux bagnoles dans son garage, dis-je pour protester.

— Il s’en sert jamais, dit Karen. Ce sont des œuvres d’art.

— Comment communique-t-il avec cette femme… ?

— On pense que c’est le chauffeur du taxi qui sert de relai…

— Toujours le même… ?

— Jamais le même ! La stratégie de communication est au point. Elle vient en taxi et repart avec. Cela deux fois par semaine….

— Quels jours ?

— Le mercredi et le samedi…

— On est lundi, non… ? Si on attendait mercredi, vous et moi, en amis… ?

— Ça ne marchera pas. Il s’est enfui. Vous ne comprenez pas qu’il s’est enfui ? On ne sait pas où. On interroge votre système opératif en ce moment même…

— Ne me dites pas que je suis… !

— On l’est tous plus ou moins, Frankie… Des fois je me demande si c’est tout ce qu’on finira par savoir… »

 

 

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