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Branlette de l'émigré (6)
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 Article publié le 9 novembre 2018.

oOo

L’onde de choc l’avait étourdi. Il avait avalé la poussière de ce monde. Le sang et le sable formait un mortier encore humide. Il poussa un corps dans la fosse et continua d’avancer vers la maison à quatre pattes. De loin, il vit que la porte avait disparu. Un corps était cloué dessus. Avec la guerre, on devient cruel envers l’ennemi.

Le silence était revenu dans la vallée. Le ciel s’obscurcissait lentement. Le soleil avait disparu depuis une heure au moins. La nuit s’abattrait finalement sur ce champ de bataille. Et lui, Oscar, la passerait seul dans la maison. Il ne s’occuperait pas des cadavres ni des petits animaux qui s’agitaient déjà dans la broussaille.

La guerre avait un sens. Son blog aussi en avait un. Il posa la main sur un revolver poisseux. Il ne regarda pas le cadavre. Il empoigna la crosse et posa le canon sur sa tempe. Il avait déjà ressenti ce désespoir. Un couinement sortit de la broussaille. Il la fouilla frénétiquement puis constata que les traces dans le sable s’éloignaient de la maison. Il se releva enfin et s’approcha de la porte.

Le cadavre était bien celui de Jabes. Il était nu, ne portant aucune trace de blessure, du moins à son endroit. Il ne saignait pas non plus. On distinguait à peine les traces de strangulation. Les yeux étaient bandés, la langue dehors. Les sangles de cuir étaient parcourues par des insectes noirs. Le scintillement des ailes titilla la rétine d’Oscar.

Deux heures avant, le brasero fumait sous la viande. Des enfants écoutaient une histoire. Et des femmes s’affairaient sous les cordes à linge. L’avion s’était annoncé par le déchirement de l’air. Puis tout s’était éteint.

Oscar ne regarda pas les cadavres. Il referma la porte derrière lui. Il ne réussit pas à la fermer vraiment à cause des sangles. À l’intérieur, un enfant semblait creuser la terre de ses petites mains maintenant immobiles. Ses cheveux tombaient en cascade blonde sur ses épaules. Oscar jeta une couverture sur lui. La poussière mit du temps à retomber. Et alors il s’assit sur la seule chaise qui était restée debout.

Il se mit à pleurer. Il avait tout perdu, à part les murs de cette maison. Le toit ne tiendrait pas longtemps. Dans leur cage dorée, les oiseaux gisaient sur le dos, ailes en éventail. Tout cela était déjà arrivé, mais c’était dans une autre vie qu’Oscar appelait son enfance terrible.

Ses enfants ne connaîtraient pas cette étrange sensation. L’un gisait sous la couverture près de la cheminée éteinte. Les deux autres, un garçon et une fille, avaient explosé en même temps que la bombe. Demain, l’armée viendrait l’aider à enterrer ces cadavres. Ils lui donneraient à boire et lui proposeraient de s’engager. Pourtant, on avait besoin du produit de cette terre.

Dans la nuit, on n’entendait que le bruit des camions sur les flancs des montagnes qui formaient cette vallée malheureuse et maintenant désertée. Personne ne reviendrait. Cela s’était passé dans son enfance. Et son père les avait suppliés de revenir. On avait fini par ne former qu’une seule famille. Mais tout ceci était aussi lointain qu’un pays étranger. Lointain et inquiétant. Oscar sentit à quel point il n’était plus rien dans ce monde. Il rencontrerait peut-être encore la colère sur son chemin. Il avait déjà tué une fois sous son empire.

Lentement, il ferma les fenêtres ou plutôt il fit de son mieux pour les condamner. Il fut bientôt seul et enfermé. Il connaissait l’enfermement. Il avait tué en temps de paix, sinon il aurait échappé à la justice qui est toujours la parodie de la vérité. Pourquoi les juges se déguisent-ils comme des prêtres ? Cette question avait hanté ses jours de prisonnier. Quand il sortit enfin de la prison, sa colère n’existait plus. Il se maria et fit des enfants. Il avait aimé sa femme.

Il alluma un feu dans la cheminée. Il suffisait de se baisser pour ramasser le petit bois qui avait été une charpente. Le feu illumina la pièce. On aurait dit que le ciel s’éclairait lui aussi au-dessus de la maison.

Il trouva un peu de nourriture dans un placard éventré et il la fit cuire. Il mangea lentement. Il ne trouverait pas le sommeil. Tant mieux pour la tranquillité de l’esprit. Les rêves ne sont pas un jeu en temps de guerre. Oscar était mon père.

Peut-être m’avait-il oublié. Il y avait des années que j’étais parti pour aller vivre dans un autre monde. J’avais toujours rêvé de ce monde lointain, inquiétant et facile. La guerre ne se signalait que de temps en temps par un attentat aussi lâche que cruel. J’étais moi-même tombé d’un échafaudage et j’avais perdu une jambe. Le terrible cachalot de l’industrie avait surgi de l’existence pour m’arracher ce membre indispensable aux usages quotidiens. Je souffrais aussi de cette esthétique bancale. Je n’aimais les femmes quand dans la possession.

Je pensais souvent à mon père. Je l’appelais Oscar pour ne pas trahir mes origines. J’avais la chance d’une peau assez blanche et pas trop mate. Je ressemblais à un roi espagnol. Laid et presque difforme. Et ma jambe n’était qu’un morceau de bois. On m’embaucha ensuite dans un bureau que je balayais tous les jours sans me plaindre de l’humiliation. Je ne participais plus à aucune fabrication. Je ne produisais plus. Je frottais les vitres et les menuiseries. je rinçais avec autant de minutie que de soumission. On ne peut pas être plus seul.

Mon père (Oscar) m’écrivit. Il était militaire maintenant. Il espérait ne pas être tué. Il évoqua la destruction de la maison et de sa famille. Il ne restait plus que moi. Mais je vivais dans un pays qui était la cause de son malheur. Trop vieux pour être un combattant, il se livrait à des travaux utiles et simples. Jamais il ne tiendrait un fusil dans ses mains. Il ne tuerait plus. Il souffrait de la chaleur et du bruit.

Il fallait que j’écrive à mon tour : papa mon cher papa je me branle trois fois par jour devant l’écran mes jouissances me font monter au ciel aucune femme ne m’aime je n’ai pas envie de quitter ce monde sans lui faire un enfant ô comme je m’aime ! Mais je n’écrivis rien. Les jours passaient sans que mon imagination m’inspirât une réponse digne d’un fils.

J’attendis une seconde lettre, mais elle ne vint pas. Oscar (mon père) était peut-être mort. On ne peut pas prévoir avec la guerre. Elle vous happe dans l’après-midi alors que le matin vous a enchanté. Ou vous agonisez toute une nuit dans un trou et au matin vous n’êtes plus qu’un cadavre de plus. Je n’avais pas connu la guerre, ni celle qui avait marqué à jamais l’enfant d’Oscar (mon père) ni celle qu’il vivait en ce moment s’il était encore de ce mode. À la télé, des policiers défilaient devant le drapeau et des cercueils recevaient des médailles. Un père exprimait sa colère. Une veuve récitait devant un préfet. Un enfant jetait des cailloux par-dessus la morne clôture de son école. Spectacle de l’impuissance populaire tandis que mon père (Oscar) connaissait cette guerre d’aussi près que son âge l’y autorisait.

papa je me branle tous les jours en pensant à des films dont je ne connais que les scènes de cul papa me pardonneras-tu un jour d’avoir abandonné l’idée même de famille de sang ? Mais je n’expédiai pas la lettre. Je la déchirai même. Je ne voulais pas voyager dans ces conditions. Il m’arriva même de repousser les avances d’un pédé. À travers les vitres propres, les parkings formaient un échiquier. Je jouais à ne pas jouer.

papa ô mon papa ce n’est pas en lavant les carreaux de nos bureaux ni en briquant le plancher des chiottes que je risque de perdre ma seconde et unique jambe ! jamais je ne m’étais autant branlé que depuis que je sais tu es en guerre contre l’ennemi de ton de nôtre pays ô que Dieu éclaire ma route de sa lampe d’Aladin !

Jamais je n’avais connu une telle angoisse. Jamais je ne m’étais senti aussi seul, aussi inutile, aussi loin de mes racines et de mon être véritable. Pourtant, une seconde lettre arriva. je ne la lus pas le jour-même. J’attendis, disons trois jours. On était dimanche. je ne travaille pas le dimanche. Ni le lundi. J’avais deux jours pour la lire, cette seconde lettre qui arrivait d’un pays où j’étais né. Et comme c’était dimanche, je descendis dans le parc pour regarder les gens, ceux qui venaient de la messe et les autres. Je bandais dans mes jambes croisées, car des filles passaient aussi. Elles étaient endimanchées. Et le mot « endimanchées » prenait un autre sens. Il le prenait tous les dimanches. Peut-être pensais-je à « emmanchées ». Je voyais cette manche et la manière de les emmancher. Je me masturbais ainsi en public, mais en toute discrétion. Je n’étais pas exhibitionniste. J’achevais toujours mon œuvre sur un mollet ou un avant-bras. Quelquefois un cou me servait de femme tout entière. Et je ne criais pas. Je ne grimaçais pas. Je me raidissais seulement. C’était la meilleure jouissance de la semaine. Et les semaines passaient plus vite que les jours.

Je descendis dans le parc. J’avais la lettre de papa dans la poche. Il n’était pas question de se branler dans ces conditions nouvelles. Je descendais pour la lire. Je prendrais le temps. Je banderais peut-être un peu. Bullshit ! On ne bande pas « un peu ». On bande ou on ne bande pas. Et je ressentirais toujours les mêmes effets du désir à l’approche des filles. Elles s’approchaient très près en vérité. J’aurais pu les toucher : mollets, avant-bras, cous… mais la lettre de papa interdisait toute manifestation de joie. papa n’était pas un joyeux homme. je dirais plus justement qu’il n’était pas un homme de joie. Je l’avais connu triste et avare de paroles. Et il l’était sans doute resté. J’ouvris l’enveloppe.

Il y avait une photographie à l’intérieur. Je craignis que ce fût une carte postale. Je la retournai pour constater que rien n’y était imprimé. Il n’y avait pas de pointillé pour le timbre. Ce verso était couvert de l’écriture fine de papa. Or, mes yeux ne sont plus en état de distinguer le vrai du faux. J’avais oublié ma loupe. Et tandis que je me le reprochais à voix haute, les filles vinrent à passer. Qui étaient-elles ?

Comme j’avais parlé, quelques-unes me regardèrent. En quête d’une réponse à leur interrogation. Je n’avais jamais observé ces visages de face. Ma main empoigna le gland et se mit à le presser. Je sentis tout de suite que j’allais jouir au lieu d’expliquer le sens que j’avais accordé à ma voix. Vite l’enveloppe et la carte postale… non… la photographie rejoignirent ma poche, celle percée d’un trou. Ce voisinage m’indisposa. Je me levai. Je dus faire un ou deux pas, car les filles me jouxtaient maintenant. Plus d’une s’intéressait à ma laideur. Je portais le bouc. Un bouc très mince, finement ciselé, notamment au niveau du menton. Et ce menton tremblait. On aurait que j’allais pleurer. Mais pourquoi ?

Pourquoi pleurer en de pareilles circonstances ? Leurs parfums m’environnèrent. J’entendais le gravier crisser sous leurs bottines. Elles ne portaient évidemment pas de bottines. C’était l’été. En cette saison leurs petits pieds sont nus dans des sandalettes fleuries. Mais j’étais trop près d’elles pour me pencher. J’effleurais des chemises. Alors une des chevelures me fouetta.

« Vous avez laissé tomber ceci, » dit cette voix si douce que j’en tombai à la renverse.

Heureusement le banc m’accueillit. Et par chance il était inoccupé. Des robes légères froufroutaient. Je crois même que des mains me touchèrent. Au front sans doute. Ma poche était prise de convulsions. On agitait la photo de papa sous mon nez. L’enveloppe trahissait mon secret. L’orgasme me transporta à l’autre bout du monde, loin de cette chair en folie.

Je pris le train le lendemain. Ou peu s’en faut. Un avion m’attendait. Il s’envola sans terroriste et nous déposa dans un désert peuplé de soldats en armes et de femmes pressées. À l’approche de la caserne, des enfants vidèrent mes poches puis s’enfuirent en criant comme des oiseaux. papa se tenait sur le seuil d’une baraque. Il était en uniforme mais sans armes. Peut-être un couteau à ceinture. Il me reconnut. Son visage n’avait rien perdu de sa tristesse. Je tendis la main. Il m’embrassa. Nous entrâmes dans l’ombre de ce qui pouvait être un mess. Des soldats s’écartèrent poliment. Une table était prévue pour notre seul usage.

On nous apporta de quoi boire. La chaleur était intense. J’avais oublié cette acuité orientale. papa ouvrit sa blague. Je souris. papa et sa blague. maman n’était plus là pour en rire. Je ne sais d’ailleurs pas ce que vat cette blague dans la langue de notre pays. Je n’ai jamais su apprécier ce genre de chose. maman savait. Elle était la science de papa. En la perdant, il était devenu presque idiot. Ce qui expliquait sa modeste situation militaire. Il but le contenu de son verre d’un trait. Un trait long et jouissif. C’était un jus de fruit très dilué. Je bus avec la même foi. Nous n’avions pas encore prononcé un seul mot. Ni bonjour ni rien. Il y avait eu l’accolade et la tape dans le dos. Enfin je dis :

« Ça doit canarder dans le coin… »

Mon père ne me regardait pas. Il dit :

« Ya pas de canard dans le coin, fils ! »

Je pensais à Dieu. Dieu n’avait pas quitté le désert. J’avais observé les blindés dans le hublot à travers les pales de l’hélice.

« Tu veux voir la maison ? dit mon père. Puis, après un court moment de silence : c’est la même, mais en moins belle… »

Il avait tout prévu. Une voiture nous attendait. Elle était conduite par un cousin que je ne connaissais pas car il était né en mon absence. Il n’y avait rien dans ses yeux : ni reproches ni compréhension. Il referma lui-même les portières. papa ouvrit la vitre de son côté, prétextant le mal de mer. On appelle ainsi le mal qui affecte l’estomac quel que soit le véhicule du voyage : bateau, camion, avion, chameau. Je ne crois pas avoir jamais été malade sur le porte-bagages du vélo de papa. À l’époque où je n’avais pas encore cette idée de fuir la réalité héritée de l’histoire familiale.

La route était claire. De temps en temps, un blindé nous croisait. Des soldats nous regardaient comme si nous pouvions être de possibles ennemis. Des espions, dit mon père (Oscar). On en fusillait un de temps en temps. On avait même égorgé une femme. Elle avait cinq enfants, dit Oscar (mon père). Cinq ! Tu te rends compte ?

Non, je ne me rendais pas compte. J’étais déjà fatigué de ce voyage insensé, mais je me tus. Un autocar bondé nous emplit les oreilles de son avertisseur épouvantable. On arriva au village. papa fit signe au cousin de ne pas s’arrêter. Bientôt, nous entrâmes ans la vallée. La route s’interrompit soudain. Il n’y avait jamais eu de route. Les champs n’étaient plus cultivés. Un alignement de roseaux nous guida jusqu’à la maison. Mon père (Oscar) descendit de la voiture et, tenant la portière, me demanda si je souhaitais entrer « tout de suite ». je ne répondis pas. J’étais submergé par une émotion si intense que je m’¡attendais à me jeter par terre pour en remercier la terre et ses cailloux.

Le toit s’était effondré. papa réussit à ouvrir la porte. Le cousin faisait les cent pas à l’endroit où un poulailler avait animé notre existence de ses gloussements mystérieux. papa m’invita à entrer. C’était pire que sur la photo. Il ne restait plus rien de mon enfance. Mais avais connu ici des jours heureux ? Non, n’est-ce pas ?

« Ça ne sert à rien de se battre, dit papa. D’ailleurs personne ne me demande de me battre. Je fais mon travail et on me nourrit. Je n’aurais jamais de médailles. Je n’en rêve pas non plus. À quoi peut bien rêver un homme qui a tout perdu ? Je ne le sais même pas ! »

Il riait peut-être. Je tournais en rond dans cette pièce qui elle aussi avait perdu tout son sens. Deux jours plus tard, papa habitait chez moi. J’habitais petit. Il trouva sa place. Il aimait le jardin d’en face. Il discutait avec les femmes. Il amusait les enfants avec ses toupies mystiques. Il mourut dans l’année. Je répandis ses cendres dans la mer à Marseille. Elles voyageraient jusque là-bas. Ulysse achèverait son voyage tôt ou tard. Puis je rentrai chez moi pour me branler.

Et encore, me dis-je, ce n’est pas la fin. Je vais vivre longtemps pour me souvenir. Je n’aurai pas d’enfants ni de femme pour l’aider à entrer dans le monde. La question est de savoir si je tiendrai le coup. Vit-on longtemps si on ne vit plus ?

Et le dimanche demeurait mon jour de chance. Les filles me reconnurent dès mon retour. J’étais avec papa. Elles nous saluèrent. papa me jeta un regard presque joyeux. Je me souviendrai toujours de ce regard. Qu’est-ce qu’il s’imaginait ? Et quand je revins m’asseoir sur ce banc, le dimanche après sa mort, les filles me parurent moins belles. Et moins heureuses aussi. Heureuses d’être des filles ? Laquelle pensait me rencontrer dans d’autres circonstances ? Je les regardais passer sans répondre à cette question primordiale. Laquelle ?

Et je rentrai chez moi avec cette idée étrange et idiote que le suicide peut prendre la place de la masturbation sans que personne ne s’en aperçoive jamais.

 

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