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First Rays of the New Rising Sun
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 Article publié le 22 septembre 2019.

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First Rays of the New Rising Sun

 

Es sind noch Lieder zu singen jenseits der Menschen.

Paul Celan

-1-

Notes du Journal de Max, en date du 18 août 2069, retrouvées dans la maison de campagne qu’il occupait non loin de Woodstock après sa disparition. La chronologie des faits laisse perplexe, indissociable qu’elle est de l’existence-même de Max, toujours là où on ne l’attend pas.

 

Dans l’élan qui fut le mien - je courais au-devant des pierres - l’écho d’un presque-champ ânonné peinait à porter ses maigres vibrations jusque dans le tombereau à betteraves.

Tant de pierres à sucre giclaient, s’écrasaient sur le sol juteux qu’on en vint à penser que la fin du monde était proche. Cette ritournelle fataliste avait de plus en plus d’adeptes.

Pensées globales, anonymes et sanglantes lisibles et visibles sur les réseaux sociaux se confondaient allègrement avec le fond de ma personne coagulée.

Je gisais dans la pensée pétrifiée des autres, ne voyais d’issue que dans les statues de sel qui se dressaient à l’horizon, depuis que l’humanité européenne avait renié les dieux de ses ancêtres et jusqu’à ses ancêtres-mêmes.

Le monothéisme battait son plein, ferraillait depuis des siècles dans des luttes intestines sans fin, rameutait ses troupes vers l’Orient galvanisé par un ultime prophète.

Le pire était à venir.

-2-

Max en était là. Et ce n’était pas tout, hélas.

Comme tout le monde, mais avec ses mots et dans ses mots et son phrasé à lui, il en était là. 

Personne ou presque n’inclinait à l’écouter. Sa voix aigre et douce, infiniment modulée, presque basse mais toujours ferme et comme portée par une allégresse venue d’outre-tombe, c’était tout ce qu’il lui restait.

Ses pensées couraient inlassablement de sa langue à sa main droite, depuis qu’il s’essayait à écrire dans l’espoir qu’il jugeait insensé de ralentir le flux de ses pensées. Ces dernières, non contentes d’empâter sa langue, lui collaient à la peau telle une marque d’infamie, une lèpre

 

absolumentnon contagieuse, mais si visible, même en pleine nuit. Sa peau devenue luminescente ne devait rien à cet illuminé de Brandt qui s’imaginait extraire de l’or des urines de ses contemporains et qui finit ruiner. Le phosphore ainsi découvert par hasard devait faire la fortune d’autres que lui. Ainsi vont les rêves fous.

Sa peau luminescente devait tout aux temps présents qui déifiaient ce que certains avaient affublé de ce terme obscur : la transparence.

Big Brother mort mais jamais enterré - en effet, comment enterrer un corps-esprit omniprésent et ubiquiste rapide comme la lumière et présent à chaque instant sous tous les doigts du monde tapant sur tous les claviers du monde ? - tout un chacun était devenu en une saison sa propre source d’informations.

La bonne nouvelle s’était répandue comme une trainée de poudre à l’heure des microprocesseurs. I’m watching you ! avait été remplacé par I watch myself !

Le temps s’était distendu, le présent d’habitude laissant entendre que des pauses étaient toujours possibles, ne serait-ce qu’en dormant. La surveillance globale battait son plein, l’auto-censure s’était généralisée. Certains allaient jusqu’à affirmer que la censure à l’œuvre dans l’élaboration des rêves nocturnes pouvait être contrôlée et appliquée aux rêveries diurnes, aux pensées vagabondes, aux raisonnements les plus abscons, les plus tordus, les plus complexes, je veux parler de ceux qui nécessitent des années de travail continu. Quant à la parole, il suffisait de se taire et le tour était joué.

Chaque citoyen devenu son propre inquisiteur jouait donc au chat et à la souris, interprétant les deux rôles en même temps, se délectant d’être son propre bourreau, son Heautontimoroumenos ; tout en s’érigeant en phare de sa petite humanité insulaire. Les péninsules n’étaient plus. Il n’y avait plus que des archipels éloignés les uns des autres.

Micro-professeursholographiques de la taille d’un chaton qu’on pouvait poser et animer sur son bureau, robots à même d’interagir avec les humains en analysant leur comportement : voilà qui vous donne une idée du monde idéal que les cowboys de la Silicon Valley associés aux ingénieurs nippons, indiens, européens et chinois avaient en tête dans ses années-là.

La petite musique de nuit de Max, perdue dans le grand concert des nations développées, passait inaperçue, on s’en doute.

Une harmonie universelle avait toujours fait défaut, c’était à craindre. Encore n’était-ce apparemment qu’un prélude à des temps plus rudes encore.

 

-3-

Ecrit de Max retrouvé au bord d’une route de campagne quelques jours après son retour.

 

Un déluge de feu et de sang, nullement métaphorique, orage d’acier béni par les va-t-en-guerre de tous poils, s’était manifesté là où il vivait. Il ne pouvait l’oublier. Toutes les mises en garde,

 

toutesles meilleures volontés et intentions du monde n’avaient pas empêcher l’universel appétit de destruction qui animait le continent européen si fier de son art, de ses monuments, de ses techniques, de ses sciences florissantes.

La liste était longue, ininterrompue, vertigineuse. Jamais siècle n’avait concentré autant d’inventions et d’innovations dans tous les domaines de l’infiniment petit à la vie quotidienne passée à la moulinette des sciences de la matière et du vivant puissamment encouragées par des innovations techniques sans précédent dans l’histoire de l’humanité, laissant loin derrière les inventions grecques, romaines et chinoises réunies.

Jamais autant de musiques en particulier ni autant d’œuvres d’art dans tous les domaines artistiques possibles et imaginables n’avaient vu le jour aussi vite, aussi intensément, aussi profondément. L’offre excédait largement la demande des populations restées modestes dans leurs désirs d’émancipation et de justice.

Primum vivere, deinde philosophari. La bouffe d’abord, la morale après, comme le dit si bien un certain B.B dans son opéra de quatre sous.

Tribus et Stämme devenues nations, nations déchirées de l’intérieur, ivres d’elles-mêmes, éprises de frontières âprement défendues par des hommes en armes, des fils de fer barbelés, des miradors. Le constat était amer. 

L’Europe déchirée, puis détruite était donc le modèle à suivre ou à rejeter catégoriquement. La construction européenne avait apporté la paix intérieure, l’ennemi communiste veillait aux frontières, les missiles balistiques inventés par Werner von Braun et ses acolytes nazis pullulaient dans les deux camps, tandis que les anciens colonisés remâchaient leur passé glorieux, honoraient leurs morts et bâtissaient un avenir radieux sous la bannière révolutionnaire.

Le monde tournait au ralenti, de plus en plus rapide dans ses révolutions. C’était tout le paradoxe de la situation de pensée inédite dans laquelle Max était englué à son corps défendant. Toutes les sagesses du monde, toutes les pensées des siècles passés défilaient sous ses yeux médusés, aucune d’elle ne daignait le regarder en face. Il ne savait où mènerait cette course effrénée à laquelle il assistait impuissant.

Soldats de plombs animés, bourreaux et victimes, poussahs, marionnettes et pantins désarticulés, tout, en tout et pour tout, et jusqu’aux pourtours des mondes inexplorés, en venait à se confondre inlassablement. Des conflictualités inédites le disputaient à de vieilles querelles irrésolues, des territoires entiers renouaient avec la barbarie des temps reculés, utilisaient avec enthousiasme de nouvelles armes de destruction massive, s’imaginant bâtir un monde nouveau en accord avec Dieu tout puissant.

L’ineptie de la fin d’un monde habité confondu avec le règne humain l’enjoignait à penser le mal à la racine : les adversaires du déclin annoncé reproduisaient fidèlement le schéma le plus éculé qui avait servi de guide, de leitmotiv et de justification béate à ce fait tout simple, au moins depuis la révolution industrielle : les hommes confondaient leur destin avec la planète qu’ils habitaient si mal.

La naïveté d’un Descartes était devenue flagrante. Toutes les pensées du monde contraires à ce puisant courant de pensée et d’actions n’y pouvait rien changer. Le capitalisme naissant en Angleterre allait précipiter l’humanité entière dans une marchandisation forcenée du monde, englobant absolument tous les domaines de la vie sur terre, de la vie intra-utérine aux grands espaces encore inexplorés. La Lune serait un jour l’objet de toutes les convoitises et la planète Mars elle-même n’échapperait pas à cet élan d’enthousiasme.

Le plus singulier était bien que ce fait indéniable - l’ineptie de la fin d’un monde habité confondu avec le règne humain - était en même temps une idée ancrée en chacun, ainsi la confusion, redoublée, pouvait être dite complète : un cercle parfait en passe de devenir une sphère gigantesque qui avalait toutes les énergies humaines, animales, végétales et minérales existant dans ses parages et au-delà, l’essentiel pour la sphère humaine étant de continuellement repousser les limites de son action.

L’homme, ce machiniste en chef de l’univers tout entier avait pris la place du grand horloger inventé deux siècles auparavant, il devenait une machine complexe à broyer d’autres hommes et qui machinait-ourdissait la destruction des adversaires réels ou imaginaires - la différence était si négligeable, pas plus épaisse qu’une feuille de papier à cigarette - dans une joyeuse sarabande de prises de paroles publiques tonitruantes, de conférences de presse tantôt graves tantôt enjouées, de livres au succès retentissant et d’émissions télévisées entrant dans tous les foyers.

Les vérités les plus crues, les plus tenaces, les plus voraces s’étalaient à longueur de journaux dans des éditoriaux flamboyants de virtuosité verbale et de titres ronflants, deux colonnes à la une en guise d’étendards des temps nouveaux qui soufflaient sur des pensées anémiées et recuites qui se donnaient des airs de nouveauté. Les propos feutrés des salons parisiens rivalisaient d’audace avec les mensonges éhontés de la Pravda. Personne pour relever le niveau. Tout le monde s’était improvisé garde-barrière ou garde-chiourme, veillant sur son pré carré, sa sphère d’influence, ses intérêts économiques de classe.

L’humanité-monde qui exploitait la terre tendait donc de toutes ses forces à confondre son règne avec la terre qui le portait, penchant ainsi vers une destruction et des hommes et de la terre habitable. Habitat et habitants confondus, fondus en une seule entité bicéphale d’une redoutable efficacité idéologique qui transcendait tous les clivages idéologiques existants.

Mais la fin d’un monde - pensée cyclique - ne signifie nullement la fin de la terre en tant que telle. Adversaires des techniques et technophiles, catastrophistes et admirateurs béats des techniques, ingénieurs, exploités et exploiteurs, financiers, rentiers et consommateurs, tous partageaient en fin de compte le même souci : sauver l’humanité d’elle-même en préservant la planète pour que la grande aventure se perpétue indéfiniment. Et que le spectacle continue ! Une farce macabre, en l’occurrence, la farce rimbaldienne à mener par tous.

Sauver la planète passait par un usage nouveau des richesses produites, des manières éco-responsables de gérer les ressources, une consommation modérée et une production douce de biens de consommation distribués en circuits courts, tout cela induisant des avancées et des régressions, encourageant les initiatives locales d’auto-organisation d’inspiration libertaire mais aussi les nationalismes les plus obtus.

Le sang et le sol faisaient leur grand retour. Un monde métissé et collaboratif pour les uns, une utopie régénératrice et créatrice de nouvelles valeurs telle que la solidarité intergénérationnelle, le commerce équitable, le partage horizontal des richesses, toutes choses que les groupes humains avaient vécu durant des millénaires avant la constitution des grands empires et de l’autre des nations vieillissantes repliées sur leur acquis civilisationnel intangible et intouchable, socle identitaire excluant toute innovation venant d’un corps étranger, exception faite des innovations techniques acclamées.

A cela venait s’ajouter le grand comique de nations dites jeunes parce que décolonisées qui s’empressaient d’imiter le colonisateur dans ses pires travers, incapables qu’elles étaient de produire un second souffle historique, prises en étau entre des traditions pluriséculaires éventées ou presque entièrement détruites par le colonisateur et des pratiques économiques d’obédience marxiste-léniniste.

A l’heure des ravages, c’était un discours universaliste qui l’emportait, mais derrière se profilaient nationalisme exacerbé, protectionnisme et mépris des uns pour les autres. Nations coagulées, agrégées se disputaient les parts de marché, nouaient des alliances temporaires, reniaient allègrement leurs engagements pris les unes envers les autres.

Vertige.

La solution ne pouvait qu’être globale, mais l’heure était au repli sur soi. C’était à qui dépasserait l’autre économiquement et militairement dans une logique d’affrontement et de terreur, et cerise sur le gâteau, on voyait poindre une menace sournoise dans l’émergence de blocs civilisationnels de plus en plus sur la défensive. La guerre froide était loin, place à l’islamisme obscurantiste versus le monde occidental. Une pièce se rejouait là, mise en abyme du grand drame mondial : les masses musulmanes intellectuellement sous-développées, mais porteuse à leur sommet d’une caste d’ultrariches gavés par la manne pétrolière en voie de tarissement, avides de techniques et de loisirs dispendieux et tape à l’œil, ce monde réclamait sa part du gâteau, usait çà et là de par le monde de technologies produites par l’ennemi à des fins de terreur dans l’espoir insensé d’imposer son mode de vie et son monde de pensées.

Il apparaissait de plus en plus clairement que les humains, après avoir détruit leur environnement en exploitant ses ressources de manière éhontée, cherchaient à sauver leur peau en usant de technologies de plus en plus sophistiquées. Le monde, jadis plein de sources chaudes ou froides, était devenu, tout en un, réserves naturelles, écosystèmes complexes, gisements de ressources épuisables, un paquet de contradictions vivantes où l’appât du gain, l’esprit de lucre, l’insatiable cupidité étaient devenue la norme des comportements les plus cottés.

La solution aux problèmes de notre temps résidait donc dans l’usage immodéré de la technique. Le serpent deux fois millénaire se mordait enfin la queue, avalait tranquillement son corps enroulé sur lui-même. Les problèmes appelaient des solutions qui, à leur tour, engendraient de nouveaux problèmes. Problématiques sociales et sociétales, économiques et culturelles, tout se mélangeait dans un gigantesque kaléidoscope en expansion.

C’était presque sans fin, mais c’était sans compter avec la marche à l’abîme qui se profilait de plus en plus nettement et qui, tôt ou tard, mettrait fin à l’aventure humaine en ce monde. La dissociation monde-terre était en marche. Le monde des hommes, la Mitwelt peuplé de Mitmenschen, courait à sa perte en perdant le sens de l’universel singulier au profit exclusif d’une identité de repli. Asgard était bien loin désormais, et Midgard.

 

 

Et la terre dévastée s’apprêtait à détruire des pans entiers d’humanité à coup de catastrophes naturelles induites par l’activité des hommes de toutes conditions et de toutes origines, exception faite de peuplades ultra-minoritaires perdues dans les jungles qui disparaissaient comme peaux de chagrin et les grandes étendues gelées du Grand Nord en train de fondre à vue d’œil.

Dans un monde dominé par la technique, dans un monde où les sciences ne satisfont plus l’insatiable curiosité humaine - en soi déjà une danger - mais servent de viatiques à tout va, de panacées funambulesques dans un monde où une minorité s’en fout plein les poches, ne visent que le profit maximal en redistribuant un minimum de richesses accumulées, qui s’étonnera d’entendre hurler les sirènes de la mort et de la destruction, avec sa cohorte de rédempteurs et de fous de Dieu ?

Bref, dans un monde technicisé il n’y a d’espoir que dans des solutions techniques. Certains envisagent de coloniser le système solaire puis la galaxie entière, après que des générations civilisées et serviles auront entièrement ravagé la planète de leurs ancêtres qui avaient montré la voie. On ne voit d’autre solution que de déplacer le problème en colonisant le système solaire, en implantant les techniques d’exploitation minières dans d’autres mondes encore vierges.

Tous les empires ont vu un jour leurs colonies s’en détacher violemment ou être débordées puis anéanties par des forces extérieures. Cette constante mutation des forces en présence, si lente soit-elle, pour ainsi dire invisible à l’échelle d’une génération, l’émergence parallèle ou catallèle d’autres encore, d’abord souterraines puis éruptives et qui, tôt ou tard, finissent par faire irruption sur ce qu’il est convenu d’appeler la scène internationale, tout cela, coagulé, revu à la baisse, réduit à des moyennes statistiques qui veulent ignorer l’infini des souffrances infligées de part et d’autre, tout cela constitue l’histoire humaine, la tragédie humaine qui n’en finit pas de dérouler ses scènes d’acte en acte, sans que le rideau, jamais, ne tombe sur un spectacle sans autre issue que son éternelle réitération, l’appauvrissement en prime.

Un monde halluciné, spectateur-acteur, spectacteur, de sa fin toujours proche, un monde asymptotique qui tend indéfiniment vers sa propre destruction et qui semble toujours s’en tirer de justesse une fois la grande convulsion passée, voilà qui travaillait en profondeur la conscience aiguisée de Max qui s’entretenait régulièrement avec les étoiles les plus lointaines. Les humains et les soleils, après tout, avaient en commun la folle dépense d’énergie.

Max faisait plusieurs fois par jour sa grande rentrée dans la pensée du monde en marche, mâchait et remâchait les illusions passées et celles de son temps, sorte de malade bien portant qui portait en son sein toutes les misères passées et présentes, tant sa pensée était transie d’histoire.

Les matières premières, voilà l’enjeu pour continuer à produire un environnement ultra-technicisé, c’est-à-dire ultra-connecté, mais vide de sens, vide d’affects, vide de tout au service d’une machinerie insensée censée apporter confort et santé, prospérité et richesses à au moins quelques-uns de ses rentiers, tandis qu’une immense armée de serviteurs zélés s’employaient à faire tourner la boutique.

 

 

 

 

-4-

Un projet, un plan, une idée au moins, depuis quand tout cela gouverne-t-il les hommes de pierre et de sang ?

Cette question obsédait Max, le ventriloque d’un monde en décomposition.

Se jeter à corps perdu dans la bataille ne lui avait pas suffi. Il en était revenu. Revenu de tout, blasé, Max ressassait-remâchait l’insipide passé.

Il tournait en rond dans des conflits d’un autre temps, renouait avec toutes les vieilles haines, toutes les rancœurs, toutes les rancunes accumulées au cours des siècles. Il était tous les peuples en un dans son cerveau déboussolé. Ecartelé entre son insatiable désir de justice et son besoin d’en finir avec tout ce fatras, il s’assit au bord de la mer. Il y médita des jours durant sans presque rien manger. Il aurait mâché ses doigts, bu ses propres larmes, si une tempête ne s’était levée.

Il suffit, se promit-il d’une voix démosthénienne devant les flots écumants.

Avec son imagination pour seule boussole, il naviguait entre deux eaux, son épée tenant lieu d’aiguille tournée vers le pôle magnétique.

Max affectionnait la francisque brandie par ses ancêtres, ne se rêvait ni en conquérant ni en pacificateur. Toute soif de justice mis à part, il rechignait à lancer l’attaque contre les armées ennemies innombrables.

S’il n’avait fallu conserver qu’un symbole en ce monde, ce fut pour lui, dès ce jour, la rune Algiz et sa sœur renversée dont on avait fait des colliers.

L’essentiel était ailleurs, toujours ailleurs. Son nomadisme intellectuel n’avait d’égal que son grand cœur.

Il sentait encore sur ses joues et dans ses oreilles la morsure de ce petit matin glacial où il avait entendu, présent dans la foule clairsemée :

Have you heard about my baby, yeah, yeah yeah, have you heard about my baby, have you heard about my baby making love to all the world ?

Cette parole acérée-aérienne, chantée au petit matin par un froid de canard devant une foule squelettique et frigorifiée sur un terrain jonché d’ordures, portée par une vague irrésistible de sons électroniques inouïs qui trouaient l’azur, comment l’oublier ?

 

-5-

Ainsi vont les temps démultipliés.

Arêtes vives, facettes multicolores, mandalas échevelés. Diamant limpide, cristal bleu, ni brut, ni poli, vertige des jours qui s’accordent-désaccordent perpétuellement.

Guitare frontale jouée par tous et toutes dans les lointains grisonnants. Une Maison Rouge en haut de la plus proche colline saluait tous les matins l’Océan nourricier.

Echeveau d’un temps brisant-brisé qui nous revient.

 

 

Boomerang défiguré par les vents d’ouest, perdu dans les sables dorés des déserts d’Orient à la recherche d’un visage souriant, et virevoltant, chargé d’énergie cinétique insufflée par tous les esprits du monde en marche.

Echo qui précède le son devenu presque inaudible en ces temps de misère intellectuelle, de parlottes et de palabres interminables, de jeux vidéo mimétiques.

Mélange des temps, alchimie renouvelée, paganisme heureux.

La roue du Temps, plusieurs fois embourbées, reprenait sa course lente à travers les consciences, elle dégageait des voies nouvelles, évitaient les ornières encore visibles du passé proche et lointain.

Le double de Max, son Doppelgänger au masque d’azur, de tout temps de tous les temps, avait maintes fois prêté sa voix à qui voulait s’y entendre, heureux qu’il était alors, et à chaque fois, d’être présent jusque dans l’effacement de son propre visage qui avait traversé les siècles et les siècles, afin que chacun pût faire bonne figure aux temps nouveaux.

Les temps n’étaient plus aux porte-voix ni aux porte-faix. Les visages, innombrables, faisaient leur apparition un peu partout dans le monde.

L’éclaircie était là, tous masques tombés.

Tout était donc à réinventer. Et si vaste la solitude.

 

-6-

Max écrivit ces lignes avec son sang d’une seule traite à même une pierre plate.

Une fois le sang coagulé, il décida de s’y allonger quelques heures pour s’y reposer, avant de reprendre sa route fraternelle.

Au petit matin, à l’entrée d’un virage sur la route nouvelle, se découpait la silhouette diaphane de qui ne pouvait être que Freyja, qui se tenait toute droite face à l’azur auquel elle tournait le dos. Le temps, un instant, vira.

Elle leva sa main droite en signe de bienvenue au nouvel arrivant. 

Sa longue robe psychédélique aux larges taches bleutées et orangées flottait doucement dans la brise du petit matin.

Mille images auraient alors été tentées de se joindre à elle, si Max n’y avait pris garde.

Son visage encore invisible, auréolé de lumière qu’il était en cet instant, semblait dire et redire : Viens, viens ! Il est temps ! Es ist Zeit, dass es Zeit wird ! Come along with me today !, Viens !et éternellement, elle est là, se faisant ainsi l’écho le plus actuel qui soit des poètes que Max aimait entre tous.

 

 

Dans l’air, il entendit nettement les accords en cascade de Hey Baby ! Land of the New Rising Sun déferler vers lui.

Une boucle était bouclée. Il fallait maintenant la dénouer et la délier sans en rien délayer, se liant ainsi à d’autres que lui en compagnie de Freyja.

Relier les pensées les plus diverses, relayer la parole, chanter, danser, œuvrer. Un chemin s’ouvrait sur l’infini désirant cher à William Blake.

Freyja et Max pouvaient maintenant se regarder les yeux dans les yeux sans craindre de se voir dans les yeux de l’autre. La distance infinie marquait le pas, nouait des alliances avec la finitude.

Le chemin serait long, peut-être infini qui mène au récit qui délie les langues.

De rune en rune, j’ai suivi mon instinct qui me commandait de fermer les yeux et de confier des pensées venues de toutes parts à une force imaginaire que j’ai en partage avec tous les vivants. 

Je joins en annexe le dernier texte de Max qu’il m’a transmis quelque jour avant son départ. Je le livre tel quel.

 

Runes

Des yeux, l’ardeur à voir, et voir dans la parole écrite ce qui libère de toute limite, et du texte aussi l’ardeur intacte, même lorsqu’usés les yeux s’éteignent.

En ce sens, un texte n’est pas un objet comme les autres.

Il peut donner à voir, étant alors une série de signes qui, ensemble, donnent à voir au-delà de la simple intelligibilité des signes qui le constituent.

La divinité des runes - le don fait à Odin, don qu’Odin à son tour fait aux hommes - tient à ce double jeu en jeu dans tout texte qui se tient : les runes, une à une, prises pour ce qu’elles sont, sont d’abord des signes à graver dans la mémoire, afin d’aider cette même mémoire à se souvenir de ce qui la porte, à savoir un sens qui s’anime en-deçà et au-delà du pur donné signifiant.

Une rune est le divin en acte dans l’acte de lancer les runes. Comme si les dieux consentaient à tenir dans le creux de notre main quelques instants, avant d’être lancés pour s’offrir à la dispersion qui recueille.

J’ai tenu un instant les dieux dans la paume de ma main, et voilà qu’ils me regardent les observer dans l’étendue calme du sens à leur donner. Œil et langue alors entrent en action, déterminent ainsi un espace d’écoute.

Passage obligé du sens, frontière visible qui adjoint le visible et l’invisible, soit l’intelligible incommensurable qui ne peut se manifester qu’en donnant à voir des marques qui laissent des traces de son franchissement, comme si la frontière passait sa propre frontière, brouillant ainsi les limites du visible et de l’invisible, ici et maintenant, runes lancées.

 

Jean-Michel Guyot

22 août 2019

 

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