Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
  
Manu
Navigation
[E-mail]
 Article publié le 22 mars 2020.

oOo

- Il faut savoir faire la plonge, dit Max, pour savoir plonger en eaux profondes. Tu te rappelles Manu, la dernière fois qu’on l’a vue ?

Son corps amolli ballotté par les vagues, tête tournée vers le ciel, combinaison de plongée déchirée, on aurait dit un bout de bois enroulée dans une bâche en plastique noir, son corps mou nous parût à peine plus lourd que le varech pris dans le ressac, ballotté par les vagues, cogné et cogné encore contre les roches grises couvertes à leur sommet de mousses luisantes terriblement glissantes, oh ces roches étaient à peine plus grises que la gueule que tu as tirée, quand tu as vu le corps sans vie de Manu flotter là sous nos yeux impuissants.

- Tu t’égares, ami, dans les eaux du style.

Manu méritait mieux que cette évocation lourdingue. On parle pas comme ça des morts. Tas pas le droit de la réduire à des passés simples pour faire joli. Et quand tu me parles, ça y est, ça revient, t’emploies des mots familiers que tu me balances à la figure, comme si j’y étais pour quelque chose, moi, dans sa mort !

- Ce jour-là, avant sa plongée fatale, tu étais de corvée de vaisselle avec elle, et tu l’as laissée filer. Tu m’as raconté qu’elle tenait plus en place, fallait qu’elle aille à l’eau tout de suite, l’appel de la côte en somme. T’aurais dû la retenir, t’aurais pas dû la laisser filer à l’eau comme ça, le ventre encore chaud.

Tom faisait la plonge ce jour-là, en effet, et comme à son habitude, Manu brûlait d’envie de se mettre à l’eau plutôt que de plonger ses mains dans l’eau chaude. On pouvait compter sur elle pour tout, c’est vrai, mais la vaisselle, faut reconnaître que c’était vraiment pas son truc.

On était en février. L’eau devait être à trois ou quatre degrés maximum. C’est beau l’Ecosse en cette saison. C’est sauvage, surtout la côte, tout le monde vous le dira. Une côte découpée, tourmentée et fichtrement poissonneuse. Je la vois encore avec son harpon, tout fière de brandir sa nouvelle prise, grosse comme le bras.

Le lendemain, elle était morte.

Je vous raconte tout ça, je ne sais pas trop pourquoi. Manu vivait dangereusement depuis qu’elle était toute petite.

On raconte que sa grand-mère, pendant les bombardements de Sochaux, regardait le spectacle au balcon, pendant que les voisins et sa famille se terraient dans l’abri antiaérien. Un feu d’artifices pour la vieille dame encore toute jeune à cette époque. Pas de courage là-dedans, sûrement, mais une bonne dose d’inconscience en revanche et l’envie de braver la mort, courante chez les ados, peut-être à toutes les époques.

En 42, il pleuvait des bombes sur les sites industriels réquisitionnés par l’occupant allemand. Mon grand-père n’a dû sa survie qu’à la réserve d’eau de la brasserie où il travaillait à cette époque. Il a passé la nuit entière en apnée dans le bassin. Il me racontait que sous l’eau il voyait les bombes exploser sur les bâtiments alentour, l’eau rougeoyait quelques instants, et ça recommençait de plus belle. Aucune bombe n’est tombée dans le bassin cette nuit-là, une chance.

L’eau a sauvé mon grand-père des flammes. Sa femme, elle, on l’a retrouvée hagarde le lendemain matin de l’attaque aérienne sous la grande table en chêne de la salle à manger. Les murs tenaient encore debout, mais plus de toit, des gravats partout, une fumée âcre, des fumerolles dans tous les coins, des poutres calcinées, des tuiles en morceaux éparpillées dans tout le secteur et cette odeur de chair grillée qui flottait dans l’air.

Quelques années encore, la guerre finie, elle tremblait comme une feuille dès qu’elle entendait un gros porteur traverser le ciel. Pas de psy à l’époque pour venir en aide aux populations traumatisées. Elle s’est débrouillée toute seule, comme elle a pu. On ne parlait pas encore de stress post-traumatique. C’était démerde-toi et le ciel t’aidera.

Le ciel, ma grand-mère, elle en avait peur depuis ce temps-là.

Elle et mon grand-père ont sauvé ce qu’ils ont pu, ils sont partis s’installer à Montceau-les-Mines, pas trop le choix. Pas idéal non plus, encore un site industriel. On allait là où on trouvait un peu de boulot, c’est tout. Mon grand-père ne savait pas trop y faire au marché noir. Il s’est fait plumer. Toute sa collection de Hetzel y est passée et l’argenterie. Fallait manger, tenir le coup, mais personne dans la famille ne s’attendait vraiment à des jours meilleurs.

Je me souviens d’une lettre déchirante écrite par ma grand-mère, une lettre malheureusement mutilée, il n’en restait que la première page. L’élégance de l’écriture contrastait vivement avec les propos désespérés de ma grand-mère. Elle aura survécu à tout ça pour voir mourir son fils en 46 d’un coup de révolver en plein cœur, tiré accidentellement pas un de ses copains. Mon oncle, que je n’ai jamais connu du coup, collectionnait les armes, comme si la guerre toute fraîche ne lui avait pas suffi. Il en est mort.

J’ai dû vivre toute mon enfance dans ce deuil contagieux. Ma mère avait perdu son frère adoré, mes grands-parents ont fait un enfant en désespoir de cause née en 46. Ma tante, toute gamine, on la surnommait dans la famille « la ravisotte », un terme bien de chez nous qui sert à désigner un enfant qu’on a fait en pensant qu’on n’en aurait plus jamais.

Un monstre de vie ma tante. Je l’admire. Une force de la nature, vraiment. Ma mère, sans s’en apercevoir, m’a collé le virus de la mort avec la mort de son frère. Je sais depuis longtemps pourquoi je suis toujours anxieux. Mais passons. Heureusement, y avait ma tante et sa joie de vivre si communicative. Sa naissance a d’abord fait un bien fou à ma mère.

Ma grand-mère, c’est autre chose. Elle ne s’est jamais remise de la mort de son fils Michel. Je la revois, droite, un grand sourire aux lèvres, les yeux pétillants d’intelligence, les mêmes que ceux de ma mère. Elle avait été si belle plus jeune, et tellement amoureuse de mon grand-père. Et puis, derrière tout ça, il y avait aussi son amie juive disparue une nuit de 42 et qu’elle n’a jamais revue, et pour cause.

Durant toute la guerre, pour tenir le coup, ma grand-mère a résisté à sa manière en rendant de menus services au réseau du coin. Elle faisait passer en douce la ligne de démarcation à des réfractaires et à des aviateurs anglais. C’est son allemand impeccable qui l’a souvent aidé à berner les autorités allemandes. Il lui arrivait d’évoquer avec une certaine tendresse un soldat allemand, un certain Otto. Ça devait être dur pour elle d’aller contre sa culture. Elle avait choisi la France, rejoint le camp des antinazis. Elle en parlait peu, avec une émotion retenue. Je l’ai vraiment beaucoup admirée pour tout ça. Un exemple de courage. Aucune gloriole.

Pour en revenir à Manu, ben, j’avoue qu’elle me rappelle ma tante. La même force vitale, et cette douceur que j’avais héritée de ma grand-mère et de ma mère. Pour moi, elle était ma grande sœur. Elle était bien plus jeune que moi, mais je la trouvais bien plus hardie et combattive que moi. On partageait les mêmes goûts. En vrac, je dirais, la poésie, l’aventure, les grandes balades nocturnes en forêt, la chasse et la pêche, et la plongée sous-marine dans les eaux côtières.

Un amour certain pour les pays du Nord de l’Europe aussi.

On avait ce point commun qui nous faisait rire quand on en parlait : on supportait mal tous les deux les grandes chaleurs, alors l’été c’était direction l’Ecosse ou la Suède. On était toute une smala à la suivre dans ses aventures. Une vraie troupe de romanichels en vadrouille dans les Highlands et le long de la côte. Presque pas âmes qui vivent, et du poisson grillé ou fumé à tous les repas. Une bande de copains et de copines sans arrière-pensée, sans jalousie mal placée, si vous voyez ce que je veux dire. 

Maintenant que Manu est morte, j’avoue, j’ai du mal à supporter Max et Tom, les meilleurs amis du monde avant le drame.

C’est à croire que les histoires se répètent, avec d’infinies variantes.

 

Jean-Michel Guyot

24 février 2020

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -