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Les derniers jours (mots) de Pompeo - [in "Hypocrisies"]
Les derniers jours (mots) de Pompeo - fin (Patrick Cintas)

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 Article publié le 12 juillet 2020.

oOo

Arthur Pompeo était mort depuis longtemps lorsque Arthur Flegenheimer sortit de prison après 28 longues, très longues années d’une incarcération qui l’avait d’abord rendu fou de rage, car il prétendait être innocent du crime qui l’avait condamné à perpette, puis fou, alors qu’une période de relatif bonheur avait succédé à la fureur d’avoir été enfermé à vie injustement. Ce fut durant ces quelques années, une paille comparé à ce qui lui restait à tirer, que Pompeo lui confia la lourde tâche de rédiger ses mémoires. Hélas, la conjonction d’une pandémie (aujourd’hui oubliée) et d’une maladie incurable ne permit pas à Arthur Pompeo de livrer à son écrivain toute la matière mémorielle qui bouillait dans son cerveau de gardien. La thèse de l’assassinat de Pompeo par Flegenheimer ne fut pas retenue par la Chambre, mais divers rapports circonstanciés supposent que cette nouvelle procédure fut la cause de l’enfermement cérébral qui succéda à l’enfermement pur et simple. Certes.

Mais Arthur Flegenheimer n’était pas complètement fou. Il avait ses moments de parfaite lucidité comme le constataient les mêmes rapports. On le libéra alors qu’il entrait dans la vieillesse et que, comme tout citoyen, il avait droit à un minimum de revenu dans l’attente de la seconde fatale. Il craignait l’agonie qu’il considérait comme inévitablement longue et douloureuse, dernière étape du châtiment après une période de relative tranquillité dont il prévoyait qu’elle serait le reflet exact de ce qu’il avait connu de semblable lors de sa relation littéraire avec Arthur Pompeo.

Il visita son nouvel appartement, sis au sein d’un ghetto aux senteurs africaines, fit coucou à la charité qui prétendait ne pas le laisser se morfondre dans la solitude et acheta un billet d’autocar qui devait le mener sur la route de ce qui serait sans doute son dernier pèlerinage. Il avait déjà fait ce voyage pendant son incarcération. Jenny, encore enfant, avait fini par devenir folle et, en accord avec sa mère, elle fut enfermée dans un établissement de soins. Flegenheimer, que Patrice de la Rubanière, biographe à la mode, spécialisé dans les cas extrêmes, avait appelé « Pedro Phile » pour bien se faire comprendre de ses lecteurs, avait accompagné sa fille, sans un mot, tandis que sa mère, qui jouissait d’une nouvelle existence, luttait bruyamment contre le silence rythmé par les cognements du diesel sur lequel ils étaient assis car ils occupaient la banquette arrière et tournaient le dos au paysage en fuite. Que disait Jenny, elle qui savait tout, qui en savait plus long que ce que l’instruction lui avait arraché à force de harcèlement ? Son témoignage avait scellé le sort de son papa. Ils se revoyaient, ce jour-là, dans l’autocar, alors qu’ils n’avaient plus eu l’occasion, depuis le dernier jour d’Assises, de confronter leurs visions, l’une accusant son papa, et le papa horrifié par ce témoignage que diverses preuves scientifiques corroboraient sans l’ombre d’un doute. « Mais enfin, Flegenheimer ! Avouez ! Qu’on en finisse ! » Mais Arthur Flegenheimer n’avait pas violé, assassiné et coupé en morceaux la copine de sa propre fille, une poupée « comme on n’en fait plus » reconnut-il derrière le masque couperosé qu’il opposait à la salle. Patrice de la Rubanière était dans la salle. Pas par hasard. Il suivait l’affaire depuis son commencement quelque part sur une plage infinie de l’Espagne andalouse. Il avait son idée. Il savait qu’il n’en démordrait pas. Il y avait du chien en lui. Et Jenny, du haut de ses dix ans, l’avait vivement impressionné. Il savait qu’il était condamné à écrire non pas l’histoire d’Arthur Flegenheimer, Juif ordinaire, mais celle de Jenny, enfant de son époque. Il était venu pour ça. Il prenait ses notes en sténo, ce qui avait éberlué son voisin de siège et initié une conversation sans rapport avec ce qui se jouait sur la scène des Assises. Cette double sollicitation fut la cause principale du manque de consistance de son récit, comme le lui reprocha son rédacteur en chef. L’article paru dans un hebdomadaire à sensation avait été entièrement révisé, mais cette écriture à deux faces (l’histoire de Jenny et la question de la sténographie) avait compliqué la lecture et son signataire obligé perdit son statut de vedette au sein de la rédaction. Depuis, il écrivait des romans, sans succès. Passons.

Terminus. C’était encore écrit sur le même panneau aujourd’hui passablement décoloré. « Tout le monde descend », mais Arthur Flegenheimer descendit seul. Personne ne le précéda, personne ne le suivit et, comme aurait dit Patrice de la Rubanière lui-même, une fois qu’il eut mis ses pieds à terre, l’autocar demeura obstinément vide. Où était passé le chauffeur ?

Arthur s’installa sous un parasol et attendit. Un vieillard assis sur une murette lui confirma que le barman n’était pas arrivé. Il ne tarderait pas. C’était un type ponctuel et qui aimait son métier. Comment peut-on aimer un métier ? se dit Arthur qui n’ouvrit pas la bouche. Il n’en avait exercé aucun. Quelle chance c’eût été s’il n’avait pas passé l’essentiel de son existence en prison ? Cet enfermement changeait même le sens de ce qu’il pensait des métiers et de leurs gens. On vous enferme, pour une bonne ou une mauvaise raison, et tout ce que vous savez de l’existence perd en sens et en principe. Arthur ouvrit sa boîte de cigares. Il n’avait pas d’allumettes. Le vieux en avait-il ? Même si ce simple fait devait lui coûter un exemplaire. Le vieux sortit sa pipe. Sa poche fumait. Il était distrait depuis quelque temps. Il tapota sa poche qui expira une dernière volute. Puis Arthur plongea l’extrémité de son cigare dans le foyer incandescent. Ils renversèrent ensemble leur tête, les yeux perdus dans le ciel naissant. Arthur avait voyagé toute la nuit. Puis le barman arriva et Arthur invita le vieux à partager un petit noir encore bouillant dans sa cafetière inoxydable. Le vieux refusa poliment. Le feu, oui, dit-il obscurément, mais le café, non.

Enfin, le soleil illumina les rouges déjà intenses des eucalyptus. On pouvait voir la mer scintiller comme un bijou précieux. Quelques poupées nues traversaient le désert. La mer montait. On entendait ses grondements dans les rochers. Qu’est-ce que je fous ici ? pensa Arthur. Jenny était déjà morte. On ne le laisserait pas entrer. Il s’était écoulé tant d’années depuis. Le personnel avait été renouvelé. Et puis il n’avait connu personne assez intimement pour renouer avec ce passé. On l’arrêterait devant la porte. Il se souvenait de la porte, du guichet et du visage qui parlait derrière l’hygiaphone. Comme si c’était hier. Mais ça pouvait être demain de la même manière. En aucun cas aujourd’hui. Le café, le cigare… il ne manquait plus qu’une copita. Et la mort.

Pourtant, Arthur se leva, salua à la fois le barman et le vieux, et se dirigea vers la rue qui fumait déjà dans le sable. Il connaissait le chemin. À qui parlerait-il ? Pouvait-il décliner son identité sans prendre le risque d’un refus ? Il ne manquerait plus qu’un refus ! Rien de tel pour réduire le désir à son enfance. On ne va jamais loin de cette façon. Et il avait passé 28 ans à attendre, attendre ce qui ne pouvait pas arriver de toute façon. Il jeta le cigare dans la broussaille poussiéreuse. Il n’avait pas d’allumettes. Il passa devant des vitrines. Un tourniquet le suivit pendant un bon moment puis s’immobilisa, le vent entrechoquant ses ballons et ses bouées multicolores. Il fallait quitter le quartier touristique et presque sortir de la ville. Je me souviens : Jenny avait parlé sans être interrompue ni par sa mère ni par son papa. De quoi parlait-elle ? Je ne m’en souviens pas.

La « Bâtisse », comme l’appelaient ses habitants, se dressait littéralement, ithyphallique et peut-être même obscène. Arthur se dissimula derrière un oranger, mais sans ostentation, car il craignait les questions. Mais s’adresse-t-on à un étranger qui a l’air de savoir où il va et ce qu’il veut ? Il n’avait pas d’allumettes et personne, passant, ne donnait des signes d’addiction. Il voyait mal la porte, pour cause de myopie. La lumière encore rasante y projetait les érections des eucalyptus. D’où venait cette brise ? Son cou en raffolait. Il mordit le cigare sans le sectionner et aspira cette saveur familière. Sa langue aimait cette sensation. Il s’en emplit les poumons. Ils ne me laisseront pas entrer… Je vois ça d’ici… Qui êtes-vous… ? Mais monsieur cela ne vous autorise pas à investir les lieux… ! Non, nous n’avons pas de Jenny Flegenheimer dans nos murs… Je pense que vous vous trompez d’endroit… Et si vous ne vous trompez pas, comment voulez-vous que nous nous connections ensemble à ce passé qui ne me concerne pas… Reculez !... Non, non !... La photo ne me dit rien… Il s’est passé tant de choses avant, pendant et après… Je ne peux pas me souvenir de tout… Je fais mon travail quotidien… Avec fidélité… Voire même avec générosité… Comment pouvez-vous douter de mon honnêteté… ? Je vous prie, monsieur, de retourner dehors !... Je ne sais d’ailleurs pas comment vous êtes entré… Le gardien se relevant : il m’a frappé au visage… Je saigne… Je n’ai pas pu l’empêcher… Mais au nom du ciel qui est-il ?... Ne le laissez pas s’échapper… Il est dangereux… (haletant) Il a frappé notre gardien… qui saigne… Non, sa tête ne me dit rien… Je lui ai dit que nous n’avons pas de Jenny Flegenheimer… Vous pensez si j’ai consulté le fichier !... Bien sûr que je l’ai consulté !... Je ne fais jamais rien sans l’avoir…

— J’écris Terminus

— Je te laisse travailler. Je repasserai plus tard. En fin d’après-midi.

— Je te parlerai de Terminus.

— Rien ne presse.

Il n’y a rien de plus triste qu’une existence qui s’achève alors qu’elle n’a pas eu lieu, pensa-t-il. Si encore j’avais éprouvé ce plaisir. Mais je suis innocent. J’ai payé à la place d’un autre. Ou bien de plusieurs autres.

— Rapporte-moi des aloufes, s’il te plaît. J’ai de quoi fumer, mais rien pour…

— Je ne suis pas sûr de passer ce soir… Terminus, dis-tu ? Tu ne trouves pas bizarre de rencontrer ce mot à l’entrée d’un bouquin ? À la fin, cela se conçoit… mais au début, alors qu’on n’a pas idée de…

Ou alors, poursuivit Bob Thingum qui était reçu par son rédacteur en chef, il est allé directement de la prison à son appartement où l’attendait une personne généreuse prête à l’aider à faire face à tous les aspects de la vie contemporaine. Il était décidé à ne plus sortir sans une bonne raison et après avoir épuisé les arguments contraires. Ici, la fenêtre s’ouvrait à hauteur d’homme. Il vit d’abord les enfants, puis les voitures, et les reflets de quelques rares vitrines. Une fois de plus, il n’avait pas choisi le lieu. Et il ne se trouvait pas par hasard. On n’en dira jamais assez sur le lieu et trop sur ce qui s’y passe.

 

Fin

 

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Commentaires :

  Ni morale, ni esthétique par Romain Gambois

Où il est dit en quoi consiste le cannibalisme ici en jeu.

 

Voici donc terminé ce roman qui a été présenté par l’auteur lui-même comme le dernier chapitre de son dernier opus romanesque, Hypocrisies, à paraître en feuilleton dès la rentrée prochaine.

On nous propose donc de commencer par la fin ou plus exactement par ce portrait d’un pédophile par lui-même (ou à peu près).

Patrick Cintas est revenu sur l’ensemble intitulé N et les caNNibales actuellement constitué des livres suivants(1), tous disponibles chez Amazon exclusivement :

- N, roman bourgeois

- CANNIBALES

- PHÉNOMÉRIDES (avec ses nouvelles lentes et autres branlettes)

- OTROFICTIF précédé de MAUVAISES NOUVELLES

[voir catalogue]

[voir Goruriennes] pour la structure

Il est d’ailleurs prévu que Hypocrisies (suivi de Les derniers mots (jours) de Pompeo) soit publié dans la même librairie à l’automne.

L’ensemble N et les caNNibales est augmenté (j’allais dire encore et comme toujours) par la racine : soit, dans ce cas, par deux « nouvelles lentes », ou « branlettes », figurant dans le corps même de Phénomérides, autre opus :

— La première sert de premier chapitre à Hypocrisies ; [L’interruption]

— La seconde est commentée par Gilbert Bourson ; [La poupée]

Autrement dit Hypocrisies, qui n’est rien d’autre qu’un polar wellesien, achevé-inachevable, nous entraîne de l’une à l’autre pour boucler la boucle (achever le roman). Les bandes du vieux pillard…

« Je choisissais deux mots presque semblables (faisant penser aux métagrammes). Par exemple billard et pillard. Puis j’y ajoutais des mots pareils mais pris dans deux sens différents, et j’obtenais ainsi deux phrases presque identiques.

En ce qui concerne billard et pillard les deux phrases que j’obtins furent celles-ci :

Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard…

Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard.

Dans la première, « lettres » était pris dans le sens de « signes typographiques », « blanc » dans le sens de « cube de craie » et « bandes » dans le sens de « bordures ».

Dans la seconde, « lettres » était pris dans le sens de « missives », « blanc » dans le sens d’« homme blanc » et « bandes » dans le sens de « hordes guerrières ».

Les deux phrases trouvées, il s’agissait d’écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde.

Or c’était dans la résolution de ce problème que je puisais tous mes matériaux. »

Les deux nouvelles trouvées, il s’agissait d’écrire un roman pouvant commencer par la première et finir par la seconde.

L’érection est considérable, au moins en volume.

Le mouvement narratif est le suivant :

1) La nouvelle initiale, L’interruption ;

2) La turgescence, en quelque sorte, de cette new, sous forme d’une enquête policière où réapparaît le flic Frank Chercos (Anaïs K., Phénomérides, Marvel et j’en passe) ; c’est le corps caverneux du roman, lentement irrigué par les flux romanesques qui se croisent et s’enchaînent ;

3) L’éjaculation (toujours en quelque sorte) qui consiste non seulement à enfin révéler le contenu de cette dernière new, mais encore à en développer la matière même jusqu’à obtenir un nouveau roman qui sert de conclusion (provisoire sans doute car l’ensemble N est encore et toujours en voie de construction — selon l’équation y=f(x) + N).

Comme tous les livres, souvent épais, que Patrick Cintas propose à son temps et à ses morts-vivants, une structure est à l’origine du texte, que ce soit un roman ou un poème. Et cette structure n’est pas celle de l’architecte : elle n’est pas figée dans une perspective cavalière ni en plan ; elle ondule, ce qui rend la lecture aussi bien facile que délicate, toujours hasardeuse. On reconnaît là les chemins repris par l’auteur à ses ancêtres : le chant mineur et le chant majeur, comme il s’en explique ici et là en toute clarté, allant même jusqu’à supposer, plus par impression que par intuition, que la poésie n’est rien d’autre que le chant intermédiaire [voir]. Le lecteur habitué à ce Monde particulier sait déjà jouer de cet instrument traditionnel bien enraciné dans le texte lui-même.

Bien sûr, on peut craindre que cette Philosophie de la composition ne comporte une certaine dose de mystification (à associer, selon l’auteur, aux valeurs de l’aventure et de l’invention), mais sa sincérité doit se rapprocher plutôt de celle qui anima, en son temps, Raymond Roussel. L’homme(2) que tente de décrire Patrick Cintas est en voyage, partant de ce copieux Festin, passant par le Désir trouvé, et s’achevant dans l’estomac des cannibales gardiens des portes de l’Amérique inaccessible comme le symbolise cette illustration :

(On en restera là pour l’instant… Heureusement, elle existe encore la race des narrateurs soucieux de structure au grand dam de la morale — toute proportion gardée.)

 


1. Quelquefois avec la collaboration de LUCE et de Pierre Vlélo.

2. L’ontologie informatique conçue, selon le dictionnaire, comme « ensemble structuré de concepts, organisés dans un graphe et liés par des relations sémantiques et logiques, destiné à modéliser un ensemble de connaissances dans un domaine donné. » On ne peut pas mieux dire…

 


 

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