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La poudre
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 Article publié le 12 décembre 2007.

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Au bout du compte, même une ville finit par avoir des yeux et des réflexes de chat. A commencer par Pétion-Ville. L’agglomération était devenue soluble dans l’obscurité. Comme si elle refusait de briller après le coucher du soleil. Même les jours de fête, elle tchuipait les feux d’artifice lancés en trompe-l’œil et les projecteurs braqués sur sa place Saint-Pierre. Elle se plonge par préférence dans le black-out comme un crapaud dans la fainéantise, son monde, et s’y complaît. Question d’adaptation ou d’entraînement. Depuis des lustres, les coupures d’électricité ne semblaient plus déranger personne sinon sous certains toits, quand il faisait trop chaud ou qu’on craignait de rater sa rencontre de football ou son feuilleton préféré à la télé - ces histoires à l’eau de rose importées de l’Amérique latine, avariées de préférence, ou une autre du même genre, mais plus insipide. Ceux qui en avaient les moyens s’étaient adaptés en faisant installer leur centrale maison à domicile. La ville, elle, s’était tellement habituée à l’obscurité qu’elle n’en avait plus peur et personne ne s’étonnait plus que tous les chats fussent gris la nuit.

Ce fut un de ces soirs de lune nouvelle. Il faisait très sombre au pied des lampadaires éteints, bien après le crépuscule, entre loup et loup-garou. J’en profitai pour aller me promener, assurant une dernière ronde avant le repos quotidien et insouciant de ma carrosserie. Au lieu de me diriger vers une des places publiques de la ville, comme d’habitude, je longeai la rue du marché municipal où le client achète jusqu’aux fruits mûrs à la lueur jaune flambé d’une bobèche et où s’exhalent, après une journée de brassages, des relents capables de bluffer le flair d’un chien policier. Moi je vis trop bien pour aller fouiner dans leurs tas d’ordures.

Je marchais tranquillement donc quand je vis danser, ou presque, une voiture garée à quelques mètres du principal cimetière local, à quelques mètres également d’un bac de griots. Soit précisé en passant, mon proprio n’aurait jamais approché cette marchande, ses racines rurales le bouchaient encore trop. Dans son patelin natal, même le gaillard le plus brave pressait le pas en passant devant un cimetière. Imaginer qu’une marchande, de viande frite en plus, puisse s’installer tranquillement juste en face le dépasserait. Coincé comme il est, il n’aurait tiré que des conclusions hâtives et faciles. Le cimetière, lui aussi, se bidonvillisait à mesure que la ville grandissait, grossissait, devenait obèse et s’encrassait. Si le black-out ne m’avait pas refaçonné, j’aurais pris peur devant cette machine et son âme de danseuse. Je m’approchai lentement, mais sans hésiter, du véhicule suspect pour mieux fourrer mon nez froid de chien errant dans cette alcôve offerte. Deux personnes y étaient assises ou couchées. Un homme au teint très clair et couperosé du côté du volant et une très jeune dame, une fillette, sur le siège passager avant. L’inverse, si la voiture était anglaise.

Le tableau de bord s’alluma et le chauffeur me fixa baba, à la fois étonné et sensiblement dédaigneux. Pris de peur, je grognai désespérément dans l’attente fatale d’un " va-t-en chien ", d’un bruit de portière qui s’ouvrirait grinçant dans la nuit, d’un coup de pied d’usage avant ma fuite avec au moins une côte cassée. Rien de tout cela n’arriva. Il avait l’air tellement hébété, mon chauffeur, que me je demandais s’il n’allait pas descendre de sa voiture et prendre la fuite lui-même comme un dératé. Au risque de sauter par-dessus la clôture et courir se cacher dans le cimetière.

Je pouvais donc contrôler la situation. Je contrôlais la situation en effet. Je pris tout mon temps. Sans me gêner et sans relever de patte, je me mis à pisser, en sifflant presque, contre le pneu gauche avant de la voiture. L’homme faillit en avaler sa langue. J’avais définitivement pris le dessus. Je lui montrai mes crocs et recommençai à grogner. Défiant cette fois. La bouche de la jeune fille baillait largement mais aucun son n’en sortait. Paniqué, le chauffeur la gifla pour la ramener sur son siège, mis le contact et pris ses pneus à son cou.

Mon exploit me monta à la tête quand je réalisai que je pouvais désormais regarder les humains de haut. Les défier sans avoir besoin de me servir de mes dents. Quoique depuis le jour où j’entendis parler de ses maladies qu’on attrapait par le sang, j’hésitais sept fois avant de mordre quiconque. Certains jugent mon comportement stigmatisant. Ce soir-là, je regardai sans difficulté le chauffeur de haut, comme un président qui serait monté sur le toit du Palais national pour admirer ses fidèles ou ses sujets massés au Champ-de-Mars. Ou les deux à la fois. D’autant plus qu’il était assis et moi debout.

Aux anges, je pénétrai trottinant dans le cimetière, attiré par des glapissements étouffés venus du dessus d’une tombe ou outre. Je la repérai facilement. Question de flair. Une dame d’un certain âge y recevait un gamin pour quelques gourdes. Le jeune sauta du toit sans s’excuser. Il avait déjà franchi le portail lorsque je commençai à aboyer pour répondre aux injures de la dame et lui montrer que je n’étais nullement effrayé par ses miaulements. Elle me traita entre autres de... chien. Mais aussi de cochon, de bourrique et d’autres noms de mammifères peut-être. Mais rien de familier après les trois premiers. En voici une apparemment qui ne redoutait pas ma nouvelle stature. Les enjambées de son client gnangnan ne s’entendaient plus. Le petit, il m’avait peut-être pris pour un galipote, un chien loup-garou, ou pour un quelconque revenant dans un cimetière clandestin d’animaux. J’ignorai la dame qui, une fois lancée, avait visiblement des difficultés à stopper son récital.

Sourire au museau, j’écourtai ma ronde et me dirigeai la tête haute vers la maison de mon proprio, un ancien costaud argenté, qui sortait de faillite. Il avait presque fermé boutique à cause de la fougue incisive d’un petit commissaire de police, qui exécrait apparemment les travailleurs de la nuit et de l’ombre. Il s’échinait à postuler à nouveau à l’opulence depuis le transfert du babylone en chef cerbère. Un capharnaüm. Pas l’ancien costaud, ni le babylone mais notre maison.

Mon proprio, plus que mon maître, tenait un commerce, un petit commerce, si petit qu’il n’avait jamais jugé bon de le déclarer aux suppôts de la direction des impôts. Et puis, l’affaire était si rentable, pour être franc, qu’il ne s’imaginait pas partager son pain avec des profiteurs qui n’avaient jamais sué avec lui. Son calcul était simple et légitime à ses yeux : sa sueur, son front et son pain. Il travaillait dur pour gagner son argent, alors libre à lui de décider de son sort.

" Je m’en fous de tout le reste. Peste de leurs principes… "

Le commerce de Perrin, puisqu’il faut l’appeler par son prénom, fut du sérieux. Son argent aussi était quelque chose avant la faillite. Mon garde-manger à lui seul exhibait encore son niveau de vie. Mes nourritures étaient rangées par ordre alphabétique, selon la marque. Mes bols, mes brosses à dents ou à poils, mes colliers antitiques, mes jouets, mes laisses, mes savons, mes serviettes, mes shampoings aussi… De nombreuses boîtes étaient vides aujourd’hui, mais elles gardaient méticuleusement et avec beaucoup de reconnaissance leur place dans le placard.

Pour bien vivre, mon proprio vendait de l’herbe. Il y avait ajouté de la poudre qui n’avait de blanc que la couleur, depuis que le commerce commença à fleurir. Lui, en revanche, était resté propre sur toute la ligne. En tout cas il le croyait. " Sauf votre respect, aucun nigaud ne viendra me raconter que l’argent n’a pas d’odeur. Je connais l’odeur de l’argent, moi. Et le mien a une odeur propre à lui ", prêchait-il. Perrin avait ses principes. Il tenait à les respecter et à ce qu’on les respectât. Il ne vendait pas au premier venu. Il avait toujours conseillé à sa clientèle de ne pas trop en abuser. Il s’était même interdit la vente aux mineurs. Il est vrai, ses clients en herbe - le proprio passa toute une journée à se féliciter lorsqu’il buta pour la première fois sur cette formule - arrivèrent à contourner cet obstacle par la délégation, avec ce qu’il leur restait de bon sens inverse. N’empêchait que Perrin restait fier de son geste qui seul comptait pour lui.

Ses offres ne se limitaient pas à l’herbe et à la sale poudre, comme ils l’appelaient. Petit détaillant inventif, il proposait ses propres créations aux acheteurs, des formules dérivées d’autres classiques. Surtout son caméléon, capable de faire voir de toutes les couleurs à la moindre injection. Ses clients appréciaient et le lui rendaient bien. Sauf un d’entre eux. Une ex-histoire ancienne. Mais, j’ai toujours su qu’il était différent des autres. Il n’était pas très catholique. Il avait approché Perrin pour la première un mardi gras, je n’étais qu’un bébé à l’époque. Maigre comme lui seul, il devait avoir 13 ans. Ses pas hésitants, sa façon de guetter les phares des voitures avant de cogner sur la porte rouge de l’appartement de la rue Gabart - les clients disaient la rue Cafard - l’avaient trahi. Il était un novice. Ce jour-là, il pénétra dans le salon boutique, le plafonnier le doucha et Perrin découvrit ses yeux exorbités ainsi que ses traits… Un bébé… lui aussi. La ceinture de son jean tombait sur ses genoux et les pans de sa chemise la dépassaient de plusieurs centimètres. Ses doigts n’arrêtaient pas de tripoter ses narines mal curées. Il proposa au proprio un billet de dix dollars américains, soit le quintuple en gourdes locales à cette époque, contre une chiche prise d’herbe. Perrin lui fit comprendre qu’il était trop jeune pour ces transactions. Dans un mélange de franglais et de créole, il menaça le proprio de vendre la mèche s’il n’obtempérait pas. Perrin, le sournois, feignit alors la panique, puis fouilla dans ses marchandises et sortit son fameux faux de poing qu’il colla au cou du jeunot. Le petit repartit en courant.

La dernière fois qu’il revint à la boutique - ça pouvait être n’importe quand -, Perrin trembla à la seule vue de son regard mortellement livide. Sa présence avait renforcé cette odeur mâtinée des clients argentés et déjantés, qui avait toujours hanté la vieille caboche et la case du proprio. Nous avions failli en vomir. Une arme de poing à la main, il avait commencé par " tester " les côtes de Perrin avant de le forcer à se mettre à genou. Le jeunot s’était fait accompagner d’un adulte qui, lui, se faisait appeler Samuel l’hypno. " Qu’un bambin de 17 ans ose me défier, passe. De là à paniquer... ", pensait Perrin pour se redonner courage. Le jeunot demanda la formule du caméléon au proprio qui l’écrivit sur du papier avant de la gober. Le petit l’y avait forcé qui tira une seringue de son jean, en enleva le capuchon et piqua Perrin, injectant une bonne surdose dans les veines de mon maître. C’est à moment-là que l’hypno intervint. " Vous êtes un chien Perrin ! Vous êtes un sale chien Perrin ", répétait-il jusqu’à ce que le proprio s’évanouît !

En rentrant de ma ronde, le jeunot et l’hypno semblaient attendre mon retour dans l’appartement. Aucune trace de Perrin. Mais son chien qui devait être moi-même se mit à aboyer à mon arrivée. Je dégobillai. Le jeunot sourit, cette fois une poule dans une main et son arme dans l’autre. Il me força à descendre mon pantalon… Quand je réalisai que je portais effectivement un pantalon j’arrêtai de penser. Il me fit une nouvelle piqûre et passa l’arme à l’hypno qui m’accompagna sur le toit de la maison de deux étages de la rue Gabart. " Vous êtes un malfini Perrin ! Vous êtes un pauvre malfini Perrin ! " Juste avant de m’évanouir, je jetai un coup d’œil en bas, près du lampadaire au coin de la rue où le jeunot avait déjà attaché la poule !

 

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