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 Article publié le 7 mars 2021.

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Je sais.

Je sais, maintenant, ça te fait une belle jambe qu’on parle de toi, maintenant que tu es mort.

Tu ne maintiens plus rien en l’état ou en équilibre, selon ton humeur du moment, puisque pour toi il n’y a plus rien, ni moment présent ni rien de rien, pas même l’idée de rien ni l’idée de toi.

De toi ne demeure dans la parole maigre ou abondante des autres que le nom que tu portas de ton vivant, nom qu’il t’arrivait de porter comme un fardeau, mais que, parfois, tu fus tenté aussi, a contrario, de brandir à la manière d’un porte-drapeau.

Alors à quoi bon tous ces commentaires posthumes ? Des hommages vibrants, des éloges post mortem, de savantes paroles prétendront toutes en savoir plus sur ce que tu as écrit que ce que tu en dis et écrivis toi-même de ton vivant.

Encore vivant, ton souci premier n’était que de te lever le matin du bon pied pour affronter une journée qui promettait d’être maussade ou désagréable.

Les saules et les aulnes, au petit matin, paraissent fatigués. Les brumes s’étirent à la surface des eaux ; la rivière engourdie coule comme à regret, tandis que le chant primesautier des oiseaux du lieu égaie cette solitude endormie.

C’est le dur sommeil des choses qui s’éveille. Epais comme une muraille médiévale, l’arrogance guerrière en moins. Muraille dispersée dans l’air froid, pénétrable à souhait, se défaisant à chaque pas, sorte de toile d’araignée volatile qui se reconstitue d’instant en instant, un continuum fragile déchiré par la présence humaine en ces lieux.

Les brumes traduisent ce profond désaccord qui accompagne sourdement la marche des êtres en ce monde. Comme si les brumes émanaient des choses et non de la rivière de passage ici depuis des temps immémoriaux. Aux temps celtiques, cette dernière avait pour nom Odonna. Une évolution phonétique bimillénaire en a fait l’Ognon, si proche par sa sonorité du légume bien connu qui irrite les yeux du cuisinier le plus averti.

Les mots collent à la langue. La langue colle au palais. La pensée, c’est tout à son honneur, s’agite dans la boîte crânienne, encagée, rageuse, avide d’air pur. Ce n’est qu’avec les premiers rayons du jour que langue et palais cesseront de pleinement adhérer au silence investi par les lieux.

Comme si la salive du marcheur, la coulure inexorable des eaux calmes et les brumes irradiées ne faisaient qu’unes au moment même où - sursaut, bond ou éveil ? - le dur sommeil des choses devenu palpable devenait lumière frémissante, chant d’oiseaux et brise légère dans les feuillages des saules et des aulnes.

Tout ce qui, séparé mais ensemble, faisait un monde, se défait. Si tout est relié, alors oui, mais séparément, seul le marcheur établissant quelques liens éphémères parmi des millions et des millions d’autres possibles. Ensemble séparément, inséparablement séparés, les choses parmi les êtres vivants. Les données de science éparpillent le réel, créent des ensembles de plus en plus vastes et complexes ; les connexions ne cessent de grandir en nombre, les interactions entre les données observables tout autant.

Il reste que, quoi qu’on fasse techniquement et quoi qu’on en dise scientifiquement, le monde est monde au-delà de ce qu’on en peut dire et faire. Foulant les herbes mouillées, notre marcheur vivait cette pensée de tous les instants dans ses jambes et son torse, ses bras se tenant prêts à se tendre vers quelque chose, ses mains se préparant à saisir ceci ou cela qui se présentait en faisant fi des apparences.

Rien de durable et d’éphémère, rien d’occulte ou de sous-jacent dans tout ce qui se manifestait à lui qui n’avait cure des grands ensembles, des totalités abstraites, des majestueuses synthèses.

Lorsqu’on y songe, tout fait signe, tout se manifeste à nous en signes. Reste à trouver la méthode, le chemin de mots qui conduira à la lecture de ces signes tous vivants. Les lectures sont innombrables, les méthodes nombreuses, seul le monde demeure un dans son effrayante diversité. Diversité avec laquelle frayer en se confiant à ses cinq sens ou bien en utilisant des techniques sophistiquées qui permettent de voir dans l’infra-rouge, l’ultraviolet, le subatomique. Le monde comme abîme ouvert sur lui-même, infiniment profond et vaste auquel l’intelligence humaine répond à sa manière poétique, technique, scientifique selon les goûts de chacun.

Une figure demeure qui me traverse l’esprit. Le marcheur de tout à l’heure, c’était toi il y a peu encore. Je songe à tes silences, à nos longues marches en solitaire le long de la rivière, très tôt le matin quand tout dort encore, lorsque tout s’éveille aussi bien aux premières lueurs du jour. Tes silences et le bruit de tes pas dans les herbes mouillées me manquent, et tes paroles, tes gestes, ta silhouette, ton visage changeant comme les saisons.

Au monde rien ne manque en revanche. Soustraits pour ainsi dire au monde, extraits, affinés, transformés par l’industrie humaine, les matériaux les plus divers, recyclés ou non, rejetés ou non, ne manquent pas au monde.

Wo viel ist, geht viel hin. Tu avais coutume de dire cela parfois, et gaiement, avec cet air malicieux que nous te connaissions les jours de grande gaîté.

La perte du lien humain ne crée aucune faille dans l’être, mais c’est cette perte qui ouvre à la compréhension du monde. A qui rien ne manque ne manque que de le savoir, telle est l’humaine condition prise entre les tourments des liens sociaux et la magnificence du monde qui se suffit à lui-même.

Je vais rentrer à la maison. Ni triste ni gai. Ni plus ni moins sage qu’hier mais serein. Je remercie le monde de m’avoir permis de croiser ta route, d’avoir pu te parler des années durant. Que puis-je demander et faire de plus, maintenant que tu n’es plus ?

Même pas une ombre parmi les ombres tous et toutes, tôt ou tard. De notre vivant, nous nous entendions à faire de l’ombre à d’autres que nous. D’aucun, bien sûr, en prenait ombrage. Mais j’anticipe.

Une pensée rayonnante, une figure de pensée radieuse marchent côte à côte en silence. La lumière en frémit d’aise dans le petit matin calme.

Qui tu fus pour moi et pour nous tous qui t’aimions, a rejoint pour toujours le pays éparpillé de nos ancêtres qui furent aussi bien les tiens. De ces lieux si nombreux au fil des millénaires, je fais un site.

C’est ce lieu et ce lien paradoxal par-delà la mort qui révèlent le monde à qui survit pour quelque temps encore. Une certaine beauté qui adoube le poème est à ce prix.

Ensemble mais séparément, toutes et tous, en ce monde uni qui nous révèle dans le langage, mot après mot, phrase après phrase, la profonde désunion qui unit toutes choses.

Ne nous voilà donc pas réunis autour de toi.

Toi seul, à défaut de nous unir, nous réunit par-delà la séparation. N’en va-t-il par de même du monde que nous habitons ?

 

Jean-Michel Guyot

28 février 2021

 

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