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Seriatim 3 - [in "Seriatim"]
Seriatim 3 - Río ! Río ! Río ! Je ne suis pas venue pour ça ! (Patrick Cintas)
[E-mail] Article publié le 4 avril 2021. oOo Río ! Río ! Río ! Je ne suis pas venue pour ça ! J’ai pris sur mon temps. Et tu sais qu’il ne m’appartient pas. J’ai des obligations. Ne me force pas à attendre. RÍO Tu dois de l’argent à la Compagnie. Demande au chef de gare ce qu’il en pense. Il se met à sauter à la corde. C’est bien beau, la beauté et consort, Mais j’ai envie de m’amuser avec toi. Ne me demande pas de payer la Compagnie À ta place : je n’ai pas un rond, et pas l’intention D’en gagner si on peut appeler ça gagner ! L’homme s’approche. Il porte une valise dans la main droite Et son imperméable bleu sur son avant-bras gauche. RÍO Insolent Ce n’est pas vous que je suis venu chercher… L’HOMME Qui pour l’instant n’a pas de nom Ce qui ne l’a pas empêché de descendre du train « en plein arrêt technique » Je ne vous ai rien demandé… Mais si vous insistez… RÍO Reculant Mais je n’ai pas insisté ! L’HOMME Jetant un regard circulaire À qui parliez-vous ? Il n’y a personne d’autre Que vous et moi ici… Río jette le même regard, mais avec angoisse. Vous voyez ? Vous et moi. Et bien sûr, ma valise. Mais ce n’est pas une personne… Bien qu’elle contienne tout ce que je sais… (constatant le recul de Río avec un amusement non dissimulé) Vous ne voulez pas savoir ce que je sais… ? RÍO De qui ? De quoi ? Où sont-ils donc passés ? Vous le savez… heu… peut-être… L’HOMME Mais je vois que j’ai interrompu vos jeux… solitaires. RÍO Pas si solitaires que ça ! L’HOMME Pourtant… RÍO Lorgnant la valise En tout cas vous n’en savez rien ! (méprisant) Vous avez l’air d’un voyageur… de commerce ! Il n’y aura jamais d’argent entre vous et moi ! Je vous préviens au cas où vous vous imagineriez… L’HOMME Oh, vous savez, mon imagination… Mais je n’ai pas imaginé votre attente. Je suis sûr au moins de ça… RÍO Monsieur est sûr de ce qu’il ne sait pas ! En voilà un philosophe ! (craintif) Cette valise… L’homme la soulève un peu, sans l’ouvrir. L’HOMME Tout ce que je possède y entre sans forcer. Vous voulez voir de quoi il s’agit… ? (regard circulaire) Nous sommes seuls… Nous pouvons… RÍO Je vous ai déjà dit qu’il était trop tard. L’HOMME Mais je croyais être pile à l’heure… Cet express n’est jamais en retard… Ce n’est pas la première fois que… RÍO Hilare Vous l’avez dans l’os ! Ceci est un arrêt technique. Ce n’est pas la bonne heure ! Demandez au chef de gare. L’HOMME Vous oubliez que nous sommes seuls… RÍO Terriblement inquiet Nous étions si nombreux tout à l’heure… L’HOMME Ironique Mais était-ce la bonne heure… ? RÍO Je sais faire la différence Entre la bonne heure Et la mauvaise, rassurez-vous ! L’HOMME Et bien dans ce cas, serrons-nous la main. L’homme tend sa main, Celle qui porte l’imperméable bleu, Cette épaule s’abaisse un peu, Ce qui hausse l’autre épaule Dont le bras tient la valise. Río observe ce manège avec une attention « soutenue », Sans cesser de regarder autour de lui, Plus que perplexe… Il ne tend pas sa main.
Peu importe (dit l’homme) Puisque vous ne me connaissez pas Comme je vous connais… RÍO Bondissant Vous me connaissez ! (dites-vous) Et je ne vous connais point (dis-je) . Ce qui (continuai-je) importe peu, En effet. Je n’ai pas de main dans Ces situations… L’HOMME De quelle situation… ? Río hausse les épaules, trépignant sans exagération. Vous voulez dire : dans l’attente de quelqu’un… Río secoue la tête de bas en haut comme un guignol. L’homme finit sa phrase (enfin !) …qui n’est pas moi (il réfléchit longuement) …même si je n’ai pas encore de nom… …dans votre tête… RÍO Bredouillant Papa… ? L’HOMME Bien sûr que non ! RÍO Impératif Vous n’êtes pas ma maman ! Il tape du pied, Ce qui déplace sa tête sur une épaule (celle-ci au choix du spectateur) Et fait pencher celle de l’homme sur sa poitrine cravatée. Río, se risquant : Blanco… ? L’HOMME Dédaigneux N’exagérons pas ! (un temps) Si je vous dis que je suis ce que je ne suis pas…. RÍO S’exclame Iago ! L’homme rit et donne sa valise au porteur qui passe, Mais que Río ne voit pas passer, Ce qui a pour conséquence : Il voit la valise s’éloigner toute seule ! La quittant soudainement des yeux, Il se met à surveiller l’imperméable bleu. L’homme dit : Nous ne sommes pas au théâtre, mon cher Río. Revenez parmi nous. RÍO Sans angoisse Il en a été question, pourtant… (un temps) Mais à cette… époque… il y avait un train, Une gare, son chef, le sycophante… L’HOMME Professoral Le nécessaire sycophante (avec de l’écho dans la voix) Sans lequel il n’y a plus d’Histoire / qui tienne ! RÍO Mais il y en a une ! Je suis même venu ici pour la raconter… L’HOMME Joyeux Ah ! Vous voyez ! RÍO Se grattant le menton Comment fait-elle pour… ? L’HOMME Courez-lui après tant qu’il est encore temps ! RÍO Schizophrène Je n’ai jamais couru après une… L’HOMME Pesant Dites le MOT ! Ça vous fera du bien. RÍO Grinçant Arrrgh ! Le dire, ce serait :: : L’HOMME Encourageant Val… Val… RÍO À genoux Mais bon sang de merde de Dieu ! QUI Êtes-vous ? L’HOMME Didactique Avant, j’étais… RÍO Interrompant par coup porté sur le nez Certainement pas une valise qui… Son poing semble rebondir sur le nez de l’homme Et par un effet boomerang Écrase le sien Qui se met à saigner. Il voit le sang : Vous m’avez fait mal, espèce de… ! L’HOMME Riant Le Mal est toujours un rebond. Vous devriez le savoir, depuis le temps ! RÍO Saignant comme un porc …qu’on égorge vivant ! (criant comme un porc qu’on…) Vous aussi vous ne savez rien ! La valise… Il se bouche la bouche à deux mains, Ce qui n’arrête pas le saignement du nez. L’HOMME Triomphant Val… Val… VALISE ! Le mot valise par excellence ! Il contient tout ce que je sais… (il laisse le temps attendre puis) De vous, Río ! (qui tente vainement de boucher son nez, mais il lui manque une main) Je vous avais prévenu, Río : (sentencieux) Ça sera dur, très dur ! Et personne ne sait (il montre le public) À quel point ça l’est ! Il jette l’imperméable sur l’échine courbe de Río Qui cache son visage et son sang Dans ce qui lui reste de mains. Puis, toujours plus solennel : En cas de pluie ! Et il se met à courir après sa valise Qui l’attend derrière le chariot du porteur (qui n’existe pas) RÍO Voix étouffée Je deviens fou ! (un temps ponctué de reniflements) C’est la deuxième fois que je le deviens. Et entretemps, je ne l’étais pas. Blanco peut en témoigner. L’HOMME Disparaissant dans un tunnel Nous ne sommes plus ce que nous avons été. Je me souviens de cette ritournelle : Nous ne sommes plus Ce que nous avons été. L’odeur des vieux sous la tonnelle (pour la rime) Et le soleil dans les verres, joie Des seins, comme si le temps Avait quelque chose à dire Avant même de s’esquiver Entre le cercueil et les bouquets. Comme il fait noir ici, après ! Un âne refusait d’aller plus loin, L’échine sous les olives, pieds Nus mon père ne voulait plus Croire en Dieu ni à ses saints (pour la rime) Et le chemin n’en finissait pas, Entre l’adret en feu et la place Où les cendres d’une vieille Imposait encore le retour De sa saison particulière. Comme l’enfant est inachevé ! Et il le restera pour que la mort Ne perde pas son sens. Quel songe nous avons vécu, Entre le seuil et le premier arbre ! Racine même de cette poésie Qui retrouva le chemin mais À l’envers, sans jamais retrouver Ce qui s’est perdu à force d’aimer. Les pieds nus de mon père sous l’âne. Il ne chante plus maintenant, ni À la gloire du soleil ni à celle De Dieu ! Olives noires répandues Sur l’asphalte nouveau, coulée Chaude de science et de maladie. De la fontaine sourdent des sirènes. Ta robe sent la menthe sauvage. Qui sait qui vient de mourir ? Est-il venu le temps de le savoir ? On pousse les enfants dans les rideaux. J’ai tellement vécu cette itération ! Nourri mon âne plus d’une fois Pour l’empoisonner une bonne fois ! La route étroite monte et descend, Caprice des retours. Ils m’appelleront Fleuve comme Comme on désigne la mer. Río écoute, saignant sans cesse : Comme c’est obscur ce qui revient ! Et comme c’est clair le soir venu, Le premier soir après bien des années. Sous la tonnelle La ritournelle. L’odeur féroce des olives écrasées. Le jet de sang avant la mort. L’endroit exact, le même talus d’ocre, L’asphodèle et le canthueso, les verts Sans fin jusqu’à la mer, les noms, Les possibles, les douleurs cachées, Même la haine n’y peut rien. Pourquoi ne pas chanter au lieu De poétiser ? Au piano mal accordé, tes mains. Au pentastyle les bécarres. La fenêtre parle cet idiome ancien. Écoute avant de quitter la rue. De t’envoler vers d’autres paysages. De changer de théâtre. Quel âne rue devant la porte ? La pierre en témoigne encore. Le dé ne compte pas jusqu’à cinq. Haleine qui porte chance. Avec l’odeur de ta menthe bonne. En vitesse les fuites nocturnes. Trop vite la fin du rêve en vérité. Sifflet de locomotive avalée par tunnel. Seul, Río arrache une guitare à l’espace. Elle commence par crier au viol, Puis elle lui avoue qu’elle ne veut pas mourir.
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