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Le sang de la mouette
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 Article publié le 11 avril 2021.

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 Robert Vesnoy se passa les doigts dans ses cheveux en désordre, la sueur s’y accrocha glissante et onctueuse et sous ses ongles, un mince film de crasse noirâtre apparut. Il s’étira sur le lit et bâilla. Une superbe coiffeuse, style ancien régime lui faisait face à l’autre côté de la pièce. Il s’y vit : maigre, livide et les yeux cernés à faire pâlir un mort. Il enfila ses pantoufles au bord du lit et gagna les toilettes.

 Il se fit couler une douche et se rasa. Il se regarda à nouveau dans la glace : livide et décharné. Les cheveux en bataille lui donnaient l’aspect d’un aliéné échappé de quelque asile…ou d’un artiste passablement amoché. Au fait, pourquoi pas d’un acteur de cinéma muet ? Son front s’était creusé d’une profonde ride que la nuit n’avait pas réussi à effacer ; l’insomnie du reste, avait fait son œuvre.

 Sur la table de chevet en acajou, plusieurs bouteilles à demi-vides traînaient dans le plus grand désordre. Depuis la veille, il ne s’en séparait plus et n’avait presque rien pris d’autre à part quelques biscuits et des oeufs au lard. Son estomac creux le démangeait mais il s’en fichait éperdument, du reste. Au fond, il était venu ici dans le but d’en finir une fois pour toute avec ce qu’il considérait depuis quelques années comme la plus grande erreur qu’il eut commise de sa vie.

 Qu’est-ce qui avait pu pousser Robert Vesnoy, fils d’un modeste avocat de Paris à venir séjourner une semaine à la Martinique dans ce luxueux hôtel de la côte méridionale, en compagnie de son épouse, la belle et coquette Chantale de Valmiers, dont les origines aristocratiques remontaient très loin dans l’histoire française ?Le jeune homme,de six ans plus jeune que son épouse n’aimait guère la chaleur et le soleil des tropiques. Rien ne l’effrayait tant que l’ardeur des rayons du soleil des antilles. Pourtant,il avait accepté de partir en vacances quelques temps là, dans ce coin paradisiaque au bord de la mer des caraïbes, où les mouettes venaient en masse pêcher et s’accoupler.

 Robert regarda sa montre : neuf heures trente du matin. Chantale n’était pas encore rentrée, constata-t-il avec un certain agacement. Elle avait dû danser toute la nuit avec d’autres touristes, comme à son habitude et rentrerait juste pour se baigner, prendre le petit-déjeuner et se rhabiller pour sortir. Insouciante, presqu’indifférente, elle ne se souciait que du plaisir, de son plaisir.

 Ils s’étaient rencontrés au cours d’une foire technologique à Paris. Autant que ses souvenirs fussent fidèles, c’était elle qui l’avait abordé. Subjugué dès le début par sa vivacité d’esprit, sa grâce et sa gaieté, il n’avait pas tardé à en tomber follement amoureux. Il découvrit bien vite que cette pulpeuse jeune demoiselle était issue d’une riche et ancienne famille du nord de la France. Quoique amoureux, il recula : sans fortune, il craignait un échec humiliant. Mais Chantale, sûre de son affaire, joua tant et si bien de ses encouragements que Robert se résolut à s’aventurer plus loin. Il conquit la belle et ils se marièrent quelques mois plus tard.

 Tout heureux de sa conquête, Robert voulut la montrer à tous ses parents, gens instruits, simples mais qui vivaient assez modestement. Son choix fut accueilli de façon mitigée. Ses frères s’effrayèrent d’un tel choix : une dame de l’ancienne noblesse normande ; sa mère s’en réjouit mais exprima quelques réserves sur l’épouse ; quant au père, il désapprouva carrément cette union. Une dispute s’éleva même entre le vieil avocat et son fils. Ce dernier, ulcéré de l’opposition de son père, menaça alors de ne plus remettre les pieds sous le toit paternel. N’était-ce l’intervention de la mère, les choses ne se seraient jamais arrangées.

 Il pensa un temps aller habiter en Suisse où il espérait avec son métier de journaliste, décrocher un boulot dans un quotidien zurichois. Mais, en dépit de multiples applications dans différents journaux, il ne reçut jamais de réponse et quand les difficultés économiques commencèrent à se faire sentir, sa femme le convainquit facilement d’emménager chez ses beaux-parents. Les de Valmiers portaient bien leur nom. Lorsqu’il vint s’établir chez eux, il ne put cacher son étonnement devant tout le faste de ces beaux-parents. Leurs vastes domaines, leurs écuries, leurs vignobles, leurs moulins, tout l’impressionna vivement. Cependant leurs manières raffinées l’effarouchèrent du reste assez pour qu’il redoutât de diner avec eux.

Mais s’il se félicitait d’avoir choisi un si bon parti, les parents de la gaie Chantale s’offusquaient du choix de leur fille. D’autant plus que quelques mois seulement avant la rencontre avec Robert, elle était officiellement fiancée au fils d’une grande et ancienne famille du voisinage. Sans un mot d’explication, elle avait rompu les fiançailles et s’était mariée, avec trop de précipitation au goût de ses parents à un inconnu tout juste rencontré quelque part à Paris.

 Ils n’en revenaient toujours pas et continuaient de voir en ce mariage surprenant, un nouveau coup de tête de leur si capricieuse fille. Ils avaient alors décidé de s’en prendre à Robert. Ils s’employèrent dès lors à lui montrer toute la distance sociale qui pouvait exister entre eux. Des bals, des réceptions, des dîners furent donnés tous les mois où les grandes familles du voisinage venaient briller et faire étalage de leur faste ; inutile de préciser que Robert y faisait pâle figure.

 Les parents de Chantale ne se bornèrent pas à de simples réunions mondaines, ils prirent bientôt avec lui des mines affectées, des airs hautains qui lui déplûrent. Il s’en ouvrit à sa femme:l’insouciante ne fit qu’en rire. Du reste, elle manifestait un goût très prononcé pour ces mondanités et souvent, laissait seul son mari au beau milieu d’un bal pour aller s’amuser avec les autres jeunes homme de sa « bonne société ». Pire, le bruit courut d’une idylle entre Chantale et son ex-fiancé. Les parents y prêtèrent foi et l’encouragèrent de toutes leurs forces.

 Robert en eut vent et voulut exiger de sa femme des explications. Chantale d’abord nia. Robert insista : elle éclata d’un rire insouciant et le traita de gros niais à peine dégrossi. De rage,Robert éleva la voix, Chantale se mit alors à pousser de hauts cris qui ameutèrent toute la maisonnée. Les parents sautèrent sur l’occasion pour faire la morale à leur fille. Question d’origine sociale, ce mariage dérangeait…ce Robert, il est gentil mais…ce Robert, tu vois…il n’est pas ,il n’a pas…au fond qu’est-ce qu’il possède ce Robert ? Qui est-il ?

 Elle leur tint tête pourtant. Lui, se brouilla avec les beaux-parents. Il supplia sa femme de déménager pour s’établir à Paris. A contrecœur, elle accepta mais déjà, les germes du malaise avaient été semés. D’autant plus que Robert, installé à Paris dans un luxueux appartement, ne trouva aucun travail. Heureusement, les fonds envoyés par les parents de Valmiers faisaient vivre le ménage à l’abri du besoin. Et conscient de ce fait, Chantale commençait à faire preuve d’une indépendance qui n’était pas sans effrayer son mari.

 Elle avait entretemps changé. De plus en plus dédaigneuse, elle ne se gênait plus pour sortir et courir les bals au grand dam de Robert. Il ne douta plus qu’elle accumulait les aventures, ce qui l’affligeait et l’indisposait à la fois. Il avait tenté à maintes reprises de la raisonner, usant tantôt de prières et de cajoleries mais rien n’y fit ; Chantale s’en moquait éperdument .Lui, ne cessait de s’étonner d’un tel changement.

 Et les choses étaient allées en empirant. Elle le provoquait sans cesse, une dispute finissait par éclater puis la réconciliation venait, sans pour autant chasser les tensions et les vrais problèmes. Consciente que son mari, incapable de subvenir de par lui-même aux exigences du foyer, ne faisait que vivre à ses crochets, elle lui tenait tête avec obstination. Souvent, quand il voulait la rappeler à l’ordre, elle lui adressait des remarques pleines de sarcasme. Des scènes s’ensuivaient où il en sortait, l’âme et l’orgueil meurtris. Elle avait beau ensuite s’excuser, le mal était fait, cruel et douloureux ; Robert ne reconnaissait presque plus la femme qu’il avait aimée.

 Il s’assit sur le lit et se regarda de nouveau dans la glace. L’air lamentable et pensif. La veille, la nuit, il s’était aventuré à bord d’un canot, avec quelques domestiques noirs de l’hôtel sur une petite île en face. C’était un véritable repaire de mouettes. A ses guides qui lui avaient recommandé d’entreprendre cette expédition de jour, il avait insisté qu’il voudrait de préférence voir les oiseaux évoluer sur l’île de nuit. Ils avaient donc soigneusement exploré l’île. Et c’est ainsi qu’il avait découvert une grotte près d’une crique à demi-cachée par la végétation qui poussait drue, à cet endroit. Ils s’y étaient aventurés avec leurs torches électriques et avaient fini par découvrir une sorte de fosse qui s’enfonçait dans les profondeurs de la terre et que la lueur des torches ne put percer. L’heure tardive leur interdisait de rester plus longtemps ; il fallait regagner l’hôtel. Robert Vesnoy nota mentalement l’emplacement de la grotte et décida qu’il était temps de rentrer.

 

 Chantale de Valmiers rentra sur le coup de dix heures. Belle, une couronne de cheveux blonds autour du visage, une bouche sensuelle, de grands yeux azur, elle portait sur le visage et sur les lèvres une insouciance qui faisait immanquablement chavirer les hommes. Elle devait avoir dansé et bu toute la nuit car de profondes cernes creusaient ses orbites et le coin de sa bouche se pinçait de fatigue .

 Elle embrassa distraitement son mari ,sans chaleur du reste, comme par simple devoir et s’asseyant sur le lit, commença à se déshabiller. Robert s’approcha d’elle et s’efforçant de prendre une voix empreinte de dignité, lui demanda :

 « Ou étais-tu passée toute la nuit ?

Elle lui lança par-dessus son épaule, un regard torve. L’alcool ne s’était sans doute pas encore dissipé de son cerveau.

 -J’étais à l’hôtel, comme tout le monde.

 -Comment ?Et c’est quoi cette heure à laquelle tu rentres ? Il est dix heures du matin.

-Et quoi encore, monsieur ?

-Je demande à ma femme pourquoi rentre-t-elle à cette heure.

 Chantale partit d’un subit éclat de rire qui résonna furieusement dans la pièce. Elle secoua la tête avec incredulité, ses belles boucles blondes battant ses joues en un doux frou-frou.

-Ah, mais c’est la meilleure. Pour qui tu te prends à la fin ?

-Je te signale que tu es mon épouse, Chantale !

-Que je sache, j’ai bien le droit de m’amuser, non ? Du reste, on est venu ici pour des vacances, pas pour jouir de l’air du climatiseur.

-Ne joue pas à la plus fine. Il ne s’agit pas de cela et tu le sais très bien, Chantale.

 Elle s’emportait de plus en plus. Son visage avait viré au rouge et ses traits s’étaient durcis. Robert se dit qu’elle allait encore une fois lui sortir quelque méchanceté pour couper court à la discussion.

-Je te rappelle que c’est mon argent qui paie tous les frais ici, tout : cette chambre de prince avec ces tapis, ces moquettes, les piscines, toutes nos excursions à bord des yatchs, nos parties de tennis l’après-midi, tout ça est payé par mon fric. J’ai donc le droit de disposer librement de mon temps et de mes vacances. Au fait, t’étais même pas foutu de payer le billet d’avion pour un aller simple ! Et tu veux te comporter en homme avec moi ?

 Comme toujours, elle avait su trouver les termes qu’il fallait pour couper la discussion. Robert ne dit plus rien. Il se sentit suffoquer d’indignation. Chantale, insouciante, lui tournait le dos, se peignant nonchalamment les cheveux devant la coiffeuse. Par-dessus son épaule, elle lui lança avec dédain :

« Oh,n’oublie surtout pas qu’on a été invité à dîner cet après-midi par les Charazy. »

 

Il régnait une agréable fraîcheur sur la terrasse du Montini Hôtel par cet après-midi. Autour d’une table en bambou superbement dressée et décoré de bouquets de fleurs tropicales, se tenaient un homme encore jeune, approchant de la quarantaine et une grassouillette femme, croulant sous un énorme chapeau. Les Charazy étaient un jeune couple ambitieux, originaire de Bordeaux, qui avait acquis une grande fortune dans l’immobilier aux antilles françaises. Ils avaient fait la connaissance des Vesnoy à l’hotel même et avaient sympathisé assez vite.

Sympathisé enfin était un euphémisme. Car, Grégoire Charazy, bel homme et amateur de jolies femmes, n’avait pas tardé à remarquer la belle madame Vesnoy et ses poses alanguies lorsqu’elle venait s’asseoir avec son mari dans le parc derriere l’hôtel. Il se présenta à elle, s’entretint de tout et de rien, notamment de biens immobiliers. Du reste, les choses n’avaient pas traîné ; en deux temps trois mouvements, la jeune femme crût voir en lui un homme viril et bien établi qu’elle se jura de conquérir. Il n’en demandait pas mieux.

Ils se retrouvèrent bien vite le soir, dans le parc où à l’abri d’yeux et d’oreilles indiscrets, ils partagèrent un bonheur interdit. D’autres fois, Grégoire louait une chaloupe et l’emmenait dans quelque endroit isolé où ils passaient toute la journée, ne revenant que fort tard dans l’après-midi. Bien sûr, on n’avait pas tardé à jaser dans tout l’hôtel à leur sujet mais ils semblaient s’en moquer éperdument : Grégoire ,car il consolidait ainsi une réputation bien établie de séducteur et Chantale, parce qu’insouciante et effrontée de nature.

 Lorsque les Vesnoy arrivèrent à la table des Chalazy, le plus beau sourire de Grégoire les accueuillit. Ils prirent place et la discussion se porta tout naturellement et rapidement sur la bourse, les investissements, les spéculations. Grégoire tout en parlant ne cessait de fusiller Chantale du regard, avec une assurance qui faisait enrager Robert. Il ne se gênait pas pour l’appeler par son prénom et placer de temps à autre un « mon chou » ou un « ma jolie Chantale ».Elle y répondait par un sourire provocant qui choquait Mme Chalazy et Robert.

 Mme Chalazy se montra d’ailleurs froide et distante avec Chantale tout au long du dîner ; connaissant assez son mari et à en juger par les airs de reine de Mme de Vesnoy, elle se doutait bien qu’elle avait une aventure avec son Grégoire. Aussi, de temps à autre, Mme Chalazy faisait à Chantale une remarque cassante. Grégoire témoin de cette lutte entre deux rivales, en jouissait ouvertement ,feignant de s’étonner de la brusquerie de son épouse.

 Ce petit manège déplut à Robert. Il se sentit tout à coup étouffer à table. Il eut l’impression que le verre de cognac près de lui vacillait, il l’attrapa donc et la vida d’un trait. Il éprouvait une grande lassitude et se sentait lamentable et stupide à cette table. L’indignation lui donnait envie de pleurer d’impuissance, mari insignifiant qui se laissait baratiner sa femme sous se yeux, mari fantôme qui ne savait même pas gagner le respect de sa femme. Même pas un vrai homme pour s’imposer à elle. Il fut pris tout à coup de nausée. Il s’excusa et partit prendre de l’air près d’une haie d’hibiscus.

 De l’endroit où il était, il apercevait l’île aux mouettes, se détachant du fond bleu aux reflets argentés de la mer des caraïbes. Un magnifique tableau que n’importe quel artiste aurait aimé peindre. Les oiseaux, minces feuilles blanches ,tourbillonnaient au-dessus de l’île et de temps à autre s’abattaient dans la nappe azurée. Robert se dit qu’à cette heure, il aurait aimé être une mouette pour planer dans les cieux, au-dessus de ce morceau d’île paradisiaque, loin de la méchanceté et de l’hypocrisie des hommes. Oui,une mouette sans souci, sans regret.

 Il revint à table. La discussion continuait dans le même sens qu’il l’avait laissée. Mme Chalazy luttait seule contre l’outrecuidance de Chantale sous l’œil ravi de Grégoire. Robert se contentait d’écouter, l’esprit ailleurs. Il savait par expérience qu’il serait inutile d’apporter son soutien à la pauvre Mme Chalazy. Soudain, la voix enflée d’assurance de Grégoire demanda :

« Dites, Chantale, si vous n’êtes pas occupée ce soir, venez donc nous rejoindre à la salle de théâtre…

-Avec plaisir, s’empressa de répondre celle-ci.

 Cette fois, Robert intervint avec souplesse pour ne pas la fâcher.

« Mais elle ne pourra pas ce soir, malheureusement. j’ai prévu de l’emmener visiter un endroit merveilleux plus tard.

-Mais qu’est-ce…ou ça ? Ne pourrais-tu pas m’y emmener une autre fois, mon chéri ?

 Il insista. Elle se rebiffa :

« Et puis, ce soir j’ai envie d’aller au théâtre, moi. Tu me montreras ça une autre fois. »

 En parlant ainsi, elle cherchait le soutien de Grégoire. Qui ne pipa mot. Prudent, il jugeait inutile d’intervenir pour ne pas froisser l’amour-propre de Robert. Mme Chalazy l’observait du coin de l’œil, une ébauche de sourire aux lèvres. Chantale se plaignit de la fatigue et des moustiques qui l’accablaient lors de ces excursions dans les « fourrés » . Robert tint bon. Elle voulut encore protester mais dut se courber devant la fermeté de son mari.

 Ils rentrèrent plus tard. Lorsqu’ils furent dans la chambre, Chantale lui jeta avec colère :

« J’espère qu’il en vaille la peine, ton merveilleux endroit.

-C’est le paradis sur terre ! » répondit-il sans se démonter.

Elle fit une moue et se jeta sur le lit, boudant tout le reste de l’après-midi son mari.

 

La nuit était plutôt fraîche. Robert et Chantale s’étaient avancés vers la rive. Le bruit des vagues heurtant les rochers à moitié immergés dans l’eau leur parvenait, tout proche. Où Pierrot, l’un des domestiques de l’hô¬¬tel, avait-il laissé la chaloupe ?Deux cent euros qu’il lui avait donné pour le soudoyer, pour qu’il oublie volontairement de rentrer la chaloupe ce soir. Dans l’obscurité, il essaya de balayer la rive du regard. Il ne vit d’abord rien et maudit intérieurement Pierrot ; ces noirs n’étaient vraiment pas dignes de confiance. Puis il aperçut une chaloupe, à demi-noyée dans les ténèbres, flottant un peu plus bas, au rythme de la marée.

 Saisissant la main de son épouse, il l’entraîna vers la chaloupe. Celle-ci tenta de résister :

« Il fait trop sombre. Où veux-tu aller par cette obscurité ?

-Tu verras,fais moi confiance. »

 Pas convaincue,elle monta maladroitement dans la chaloupe. Le canot s’éloigna en fendant les sombres eaux dans la nuit. L’île leur apparut, silencieuse et battue par les vagues surmontées de crêtes blanches. Robert sauta à terre et prit sa femme dans ses bras. Il alluma sa torche électrique.

« C’est pas rassurant, Robert.Je n’aime pas cette île.

-Je t’assure que tu vas aimer.

-Qu’est-ce qu’on vient chercher sur cette île déserte ? Du guano ? » demanda-t-elle avec une pointe de raillerie dans la voix.

 Il ne jugea pas nécessaire de répliquer. La tenant par la main, il partit à la recherche de la crique qu’il découvrit après quelques minutes de marche. Lui désignant la crique, il dit à Chantale :

-« Tu vois,là ?

-Quoi ? je ne vois pas grand-chose. »

Il pénétra avec elle dans la grotte. Elle glissa sur une pierre et poussa un cri. Un remous de battements d’ailes lui répondit et un essaim noir s’échappa de la grotte en poussant des cris aigus et prolongés, les enveloppant au passage comme un linceul de ténèbres. Chantale cria encore plus fort tandis qu’elle se blottissait dans les bras de Robert. Des chauves-souris ! Puis, le bruit cessa et les bestioles disparurent.

 « Je veux rentrer Robert, fit-elle, haletante !

 -Mais ne me dis pas que tu as peur de petites chauves-souris ? répondit-il en souriant.

 -Je ne trouve pas cela amusant.

 -Mais tu n’as encore rien vu dans la grotte et tu veux qu’on parte déjà ! T’es trop peureuse !

 -M’en fiche.Je ne trouve rien de merveilleux à ton île.

 -Je t’assure que tu vas adorer, ma chérie. Fais-moi confiance. »

 Il lui prit la main et la caressa doucement. Ses doigts remontèrent jusqu’à son visage, à ses cheveux qu’il caressa lentement. Elle se calma et se blottit contre lui, se sentant ainsi réconfortée. Robert se demanda l’espace d’une seconde s’il devait se laisser attendrir.

« J’ai eu très peur mon chéri, dit Chantale.

-Je suis là, ne crains rien.

-Merci, fit-elle doucement, je me sens bien ainsi, dans tes bras…

-Je sais, répondit-il en feignant la crédulité.

Ils reprirent leur marche, s’enfonçant dans la grotte. La lueur de la torche de Robert éclairait le plafond où pendait de longs stalactiques blancs comme les crocs acérés de quelque fabuleux monstre. Le bruit d’un ruisseau leur parvint et ils s’y dirigèrent. Robert sentit Chantale frissonner près de lui. Elle éternua.

 Le ruisseau jaillissait du fond de la grotte. Bleue et turbulente. Robert s’arrêta à ses pieds. Chantale, étonnée, marqua son désappointement en explosant :

« Je ne vois rien de prodigieux !

-Mais voyons Chantale…

-Quoi ? C’était pour ça, mon petit Robert que tu m’as fait rater la séance au théâtre ?

-C’est magnifique, ma chérie.

-Tu sais quoi ? Tu es décidément un petit monsieur, sans relief.

-Ne dis pas cela, je t’en prie. C’est magnifique.

 Elle fulminait. Lui tournant le dos, elle vociférait sans plus craindre de réveiller les chauves-souris. Robert se dit que le moment se révélait propice. Son cœur s’accéléra brusquement. Eclairant de sa torche le sol, il vit une grosse pierre grise. Rapidement, il la ramassa. Chantale pestait toujours. Il la haïssait franchement cette salope, cette aristocrate trop belle, trop riche et trop égoïste qui le bafouait, foulait ses sentiments à lui sans éprouver le moindre remords, le moindre regret. Et dire qu’il en était tombé amoureux fou. Au diable ! Il retint son souffle et son bras armé de la lourde pierre s’abattit sur le crâne de sa femme tandis qu’elle lui crachait des injures. Elle tomba sans pousser le moindre cri, face contre terre.

 Robert éclaira le cadavre de sa torche : du crâne ouvert, du sang et un filet visqueux et grisâtre s’écoulaient. Le corps inerte semblait virer au vert tandis qu’une nappe de sang s’étendait autour de la tête, noyant les cheveux blonds épars sur le sol. Malgré la température glaciale de la grotte, Robert transpirait à grosses gouttes. Sa femme morte, il fallait maintenant se débarasser du corps ; il repéra la fosse aux profondeurs abyssales. Chargeant avec précaution le cadavre sur son épaule, il s’approcha du rebord. Quelques instants plus tard, il le balançait dans l’abîme. Il lava ensuite soigneusement toute trace de sang sur le sol puis se lava lui-même avec l’eau du ruisseau.

 Le reste avait déjà été réglé dans les moindres détails. Il s’éclipserait à l’aube demain matin après avoir discrètement payé sa note. Avec l’argent qu’il avait économisé patiemment à l’insu de sa femme durant plusieurs mois, il achèterait un billet pour l’Amérique du sud et y referait sa vie sous une autre identité. Une nouvelle existence s’ouvrait à lui. Chantale, les beaux-parents de Valmiers, les sarcasmes appartenaient désormais au passé. Déjà il se sentait respirer mieux. Le ruisseau chantait doucement à ses pieds.

Il sortit de la grotte et marcha jusqu’à la berge. Il monta dans la chaloupe et démarra le moteur ; l’air frais du large lui dilatait les narines. Un trait argenté éclairait le pont devant lui et il leva les yeux : la lune se pointait timidement derrière de maigres nuages blancs, comme pour lui donner son assentiment. Il respirait une sérénité nouvelle. Pour un peu, il aurait crié de joie en pleine mer. Il jeta un dernier coup d’œil à l’île aux mouettes, elle se découpait, sombre sur le tapis ondulant de la mer des Antilles, rapetissant au fur et à mesure qu’il s’en éloignait dans un sillon d’écumes blanchâtres. Il sourit en songeant au nouveau départ qu’il imprimerait à sa vie, loin d’ici, sans remords aucun. Après tout, il avait bien droit au bonheur.

 

 

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