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Calvino : Gli avanguardisti a Mentone
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 Article publié le 14 avril 2008.

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Calvino : Gli avanguardisti a Mentone
Ettore JANULARDO
Né à Santiago de Las Vegas, près de La Havane, Italo Calvino est revenu en Italie dès l’âge de deux ans, à San Remo. Membre du Parti Communiste et de la résistance italienne durant la guerre, il publie en 1947 son premier livre, Le sentier des nids d’araignée, grâce à Cesar Pavese, et rejoint l’équipe de l’éditeur Einaudi. L’« écureuil de la plume » publiera en 1951 le premier volume de ce qui deviendra la « trilogie des Ancêtres », le Vicomte pourfendu, et lui vaudra une célébrité précoce et durable. Il entre en 1956 en opposition avec la politique culturelle du Parti communiste italien, et, après l’intervention soviétique en Hongrie, quitte définitivement le Parti. Ami de Raymond Queneau, il traduisit en italien les Fleurs bleues. C’est au cours des années d’« ermite » où il vécut à Paris, de 1967 à 1980, qu’il rejoint l’Oulipo, en 1973 précisément. En été 1985, alors qu’il travaillait sur les conférences qu’il devait donner à Harvard, il est victime d’une série d’attaques cardiaques. Il meurt à l’hôpital de Sienne dans la nuit du 18 au 19 septembre 1985. Hervé Le Tellier - Site de l’OULIPO.

C’est en 1953 qu’Italo Calvino (1923-1985) publie pour la première fois son conte Gli avanguardisti a Mentone . Les vingt-cinq pages de cette évocation juvénile sont comprises dans un triptyque paru en 1954, L’entrata in guerra  (L’entrée en guerre), qui aurait dû constituer le noyau central d’un roman sur les années de la Seconde guerre mondiale et qu’on pourrait considérer un “à part” dans l’œuvre de l’écrivain italien.

L’histoire du jeune protagoniste – à travers lequel s’exprime l’expérience autobiographique de l’auteur – se situe en septembre 1940 sur le fond d’une Riviera italienne en voie de transformation. Comme indiqué par Calvino dans ces pages, et également dans d’autres remarques biographiques et critiques, San Remo et ses environs sont en train de perdre leur connotation de station touristique cosmopolite pour changer de statut : après le dernier conflit mondial, ils vont devenir “un endroit” de la banlieue de Turin ou de Milan, des lieux à haute frequentation pour des voyages ordinaires. Mais pour l’instant, à l’époque du conte de Calvino, le paysage de la Ligurie n’est que l’arrière-plan d’un scénario de guerre, celle franco-italienne de l’été 1940, elle-même campagne militaire secondaire dans le contexte du conflit européen.

Le protagoniste est donc un réfléchi jeune homme de dix-sept-ans, comme tous les garcons de son âge engagé dans une des organisations de la jeunesse fasciste, les “Avanguardisti”. Tout en menant une vie paisible dans les rues de San Remo – où même le black-out semble devenir une mode amusante pour les promenades du soir –, il connaît quelques uns des enjeux militaires de cette époque et a l’occasion de remarquer des flux de réfugiés italiens qui fuient leurs maisons pour se mettre à l’abri. Lorsqu’on souligne dans le conte que les propriétés de ces réfugiés ne sont pas épargnées par des voleurs capables de profiter de tout malheur, on assiste déjà à l’introduction d’une note dramatique dans un contexte presque vacancier pour le jeune homme.

C’est par une sorte d’excursion en groupe que le protagoniste fait sa rencontre avec les lieux touchés par la guerre et avec l’histoire : il ne peut que sortir affecté par cette expérience, même s’il ne s’agit pour l’instant que d’une première étape dans sa prise de conscience.

Dans le récit, les fascistes italiens recrutent des “avanguardisti” à conduire à Menton. La ville a été annexée à l’Italie après les opérations militaires décrétées par Mussolini en juin 1940, mais elle reste un lieu fermé aux civils italiens : pouvoir y avoir accès constitue ainsi une occasion privilégiée, même si on doit se limiter à une sorte de parade à la gare française en attendant l’arrivée d’une délégation de la jeunesse espagnole de Franco.

Après avoir également inscrit son ami Biancone à cette opération para-militaire, le jeune protagoniste-auteur monte dans un car les emmenant à Menton. Sous un ciel de pluie le trajet n’est pas gai, mais il y a la possibilité de vérifier les conséquences de quelques affrontements et d’apercevoir sous un tunnel le “train armé” donné par Hitler à Mussolini. On dépasse l’ancien poste de frontière, on essaie de vanter l’expansion des terres italiennes vers l’ouest, mais l’ambiance dans le car n’est pas vraiment triomphale : les troupes italiennes n’ont pas réussi à occuper Nice et la conquête de Menton ne peut pas satisfaire le grandiloquent bellicisme fasciste.

L’arrivée à Menton correspond à la confrontation avec plusieurs perspectives différentes.

Bien que le narrateur ne se pose qu’une paire de questions naïves, la perception d’une collocation topographique et temporelle différentes par rapport aux espaces et aux caractéristiques des villes italiennes est immédiatement soulignée. Les avenues aux arbres alignés de la ville méditerranéenne ont en effet quelque chose d’“étranger” qui fait penser aux villes du Nord de l’Europe, que le jeune protagoniste ne connaît pas : “Est-ce que Menton est comme Paris ?”, se demande-t-il.

L’autre question paraît impliquer un degré supérieur de réflexion. La vision de quelques enseignes fanées correspond à une amorce de problématique temporelle : “Est-ce que la France appartient au passé ?”. Dans le contexte historique du conte, la question du jeune “avanguardista” Calvino est moins innocente et superflue que ce qu’on pourrait croire : c’est un signal, parmi d’autres, d’une pièce de la propagande fasciste qui semble ne pas – ou ne plus – correspondre aux attentes du protagoniste. La prétendue capacité du régime italien de répondre aux attentes et aux obligations de la modernité contemporaine pourrait donc être remise en cause. Et la confrontation avec la “différence” française, authentique ou supposée, n’est qu’une étape d’un processus de désangagement par rapport aux promesses, et aux perceptions, établies par le régime fasciste.

Le séjour dans la ville française est incongru et dépourvu d’efficacité. Pendant qu’on attend l’apparition du train des jeunes falangistes espagnols – dont l’arrivée, de plus en plus retardée, ne sera qu’une présence fugace et ultérieurement étrangère –, les “avanguardisti” italiens se livrent à un pillage incohérent dans les maisons et les villas abandonées de Menton. Déjà présent dans les premières pages du conte, le thème de la déprédation revient en force dans la seconde partie du récit. Encouragée par les chefs fascistes, l’accumulation de toute sorte d’objets volés est même le but ultime de cette bizarre “excursion”.

On a déjà remarqué l’état d’âme perplexe du narrateur lors du voyage et de l’arrivée à Menton. C’est au moment du pillage que se manifeste un deuxième moment fort de la différenciation de Calvino par rapport à ses camarades. Se refusant même à l’idée de visiter la ville rien que pour la violer, il voudrait par contre la silloner pour en saisir quelques aspects inédits ou quelques “vérités” cachées : ne fussent-ils que des magasins où trouver des cigarettes ou un monument à la “petite fille” Menton qui est accueillie par “madame la France” après le plébiscite de 1860.

La déception du protagoniste est d’autant plus fort qu’il remarque son ami Biancone plutôt à l’aise avec les techniques du pillage : parmi d’autres biens, ce dernier s’empare ainsi d’un portrait de Danielle Darrieux et d’un livre de Léon Blum.

Après une nuit de repos incertain, Calvino pourrait donc être le seul “avanguardista” destiné à rentrer en Italie sans un “souvenir” de la ville défaite. C’est précisement durant cette nuit que le jeune protagoniste rassemble dans le même dégoût “le fascisme, la guerre et la vulgarité” de ses camarades et parvient à théoriser la valeur “héroïque” de son attitude personnelle : ne pas voler, c’est un acte de sabotage anti-fasciste. Le sabotage devient enfin une action concrète lorsque Calvino vole la clef du “New Club”, l’ex-siège d’une société anglaise à Menton, devenu pour l’occasion la “Casa del Fascio” des Italiens. Le vol accompli est ainsi dirigé contre un établissement occupé par les fascistes et représente une des seules formes possibles de protestation lors de ce voyage en France.

La conclusion du récit exprime le troisième moment de distanciation du protagoniste par rapport à ses camarades. Par quelques phrases mélancoliques, au style assurément calvinien, on dessine le trajet du car dans la nuit de la Riviera au dessus d’une mer houleuse : différemment de la veille, ce parcours ne correspond plus à une excursion juvénile mais annonce la confrontation inéluctable avec la guerre. De la part d’un “avanguardista”, se poser une question sur les modalités de cet engagement et sur ses conséquences, c’est déjà s’éloigner du fascisme, le “trahir”.

Le récit dont on vient de citer quelques aspects ne constitue pas un cas isolé dans l’œuvre littéraire de Calvino. Intégré d’abord dans le triptyque L’entrata in guerra, qui exprime le même esprit de participation curieuse et plutôt maladroite aux événements militaires de l’été 1940, l’histoire de cette “excursion” à Menton trouve toute sa signification si on la met en relation avec les personnages du premier roman de l’auteur italien.

Sous l’impulsion d’une urgence d’écriture et de mise au point idéologique, Calvino publie en 1947 Il sentiero dei nidi di ragno (Le sentier des nids d’araignée). Tout en ayant recours à des personnages et à des situations proches de l’univers des fables – plus tard très familier à Calvino –, ce premier livre nous témoigne de son engagement personnel dans la “Resistenza” italienne contre le nazi-fascisme.

Le jeune “avanguardista” à Menton, perplexe d’abord et dégoûté par la suite par ses camarades, ne fait que témoigner d’une attitude a-fasciste qui devient plus tard, au cours de la Seconde guerre mondiale, un engagement anti-fasciste de la part de Calvino. Italo et son frère cadet Floriano entrent ainsi dans le maquis et combattent sur les Alpes Maritimes, tandis que leurs parents sont arrêtés par la police et placés sous surveillance.

Par une sorte de renversement littéraire par rapport à l’expérience réelle, la prise de contact avec le Menton occupé par les fascistes n’est racontée que quelques années après le roman de Calvino sur la résistance. Mais le besoin impérieux de raconter sa participation à la guerre s’exprime par le biais d’un artifice littéraire : Calvino réalise une “régression” qui lui permet de décrire des fragments de cette guerre à travers les yeux et les mots d’un jeune garçon.

C’est dans ce contexte que Pin, le protagoniste de Il sentiero, vit ses difficiles expériences de formation, sans pouvoir parvenir à attribuer un sens historique ou politique à sa présence “armée” à l’intérieur d’une bizarre compagnie de maquisards qui affrontent les Allemands et les fascistes sur les Alpes. Face à l’attitude de Pin, mais sans rapport dialectique direct avec lui, se campe au milieu du roman la figure du “commissaire politique” Kim, délégué à représenter la ligne idéologique et politique officielle des communistes.

Au point de vue strictement littéraire, le roman souffre donc d’une contradiction non résolue entre la perception de l’adolescent Pin – pour qui la guerre se situe entre le jeu et la représentation théâtrale – et la froideur intellectuelle de Kim, qui connaît les faiblesses et les limites de “ses” maquisards mais qui les emploie pour un calcul de stratégie militaire et politique. Cette imperfection narrative du jeune auteur correspond pourtant au désarroi personnel de l’homme Calvino, forcé à se libérer en peu de temps des contraintes du régime et à se confronter aux obligations d’un engagement anti-fasciste.

En faisant donc référence au roman, dans cette perspective de lecture croisée de l’œuvre de l’écrivain italien et de ses choix personnels lors de la Seconde guerre mondiale, le conte Gli avanguardisti a Mentone se caractérise par une étape importante d’un processus de formation destiné à s’enrichir d’autres passages. Le schéma narratif du récit se construit sur des fondations triples : enthousiasme pour la visite “en vainquers” dans la ville française occupée ; sentiment d’être hors de place par rapport à ses camarades fascistes ; perception – et attente – d’une prochaine évolution de sa vie et de ses valeurs personnelles. Bien qu’il s’agisse d’une reconstruction postérieure à l’élaboration de son premier roman, un tel schéma dialectique permet à Calvino d’insérer son “aventure” à Menton dans un réseau de liaisons historiques et personnelles riches, faisant de ce voyage une ouverture symbolique sur une nouvelle phase de sa vie.

 Ettore Janulardo

 

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