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Qui en fera la tour ?
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 Article publié le 21 novembre 2021.

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Dans une vaste demeure de mots sans commencement ni fin vivait depuis des temps immémoriaux une géante aux pieds légers. Du haut de sa haute tour, la Géante veillait sur les jours.

L’hermétisme de sa démarche n’avait d’égale que l’extrême ouverture d’esprit dont elle faisait preuve au quotidien, invitant à sa table et dans son lit le tout-venant se présentant dans ses parages.

La demeure impressionnait les visiteurs d’un jour ou d’un soir et rares étaient ceux qui osaient passer une nuit entière auprès de la géante Dame. Son lit, large comme un fleuve, était constamment fleuri par des serviteurs zélés qui rêvaient en secret de voir un jour enfin leur maîtresse convoler en justes noces. Il fallait des heures et des heures au visiteur assez hardi pour oser entrer et se déplacer d’un bord du lit à l’autre en présence de la géante. 

Cette dernière, tout à son affaire, aimait observer le minuscule visiteur.

Impossible de le couvrir de baisers et de le combler de caresses, aussi faisait-elle en sorte d’aménager pour son hôte des plages de soleil, des auvents spacieux, des parasols et des lieux de rafraîchissement, tout cela dans le but unique d’égayer quelque peu le bref séjour du visiteur dans son monde qui pouvait paraître si aride à qui n’y prenait pas garde.

Le visiteur, quant à lui, restait coi d’admiration devant tant de générosité.

Une fois sa visite achevée, il lui fallait s’en retourner là d’où il venait.

Le visiteur rentré chez lui, n’avait alors pas de mots assez forts ni assez justes pour décrire ce qu’il avait vu et vécu. C’est ainsi que la nouvelle ne se répandait jamais vraiment, que chacun, chacune restait sur son quant à soi bavard, n’ayant rien d’extraordinaire ni de mirobolant à dire à propos d’une expérience peut-être trop brève pour qu’elle pût laisser assez de traces dans le cœur, mais le cœur…

 

Au dehors, c’était le chaos dans la bouche des donneurs d’ordre.

Des sirènes hurlaient nuit et jour, sillonnant les quartiers bas.

 

Charles avait quitté la scène depuis qu’un mauvais rêve l’avait enjoint de faire le tour du propriétaire. Il s’était d’abord acquitté de la tâche avec un zèle sans pareil. Ses paires l’attestaient, ne manquant jamais de souligner la bonhomie du personnage, la joliesse de ses mots et sa gentillesse foncière. Pour sûr, il avait un mot gentil pour tout le monde, mais cela ne l’aidait en rien dans l’accomplissement de son œuvre. Chargé par la Loi de marquer au fer rouge tout manquement à l’Indicible, il errait dans les pages d’ouvrages inconcevables, allait et venait puis tombait de sommeil pour ne se réveiller qu’harassé et dépité.

Il lui fallait mettre un terme au voyage immobile, rompre avec les diktats et même les faire taire une bonne fois, en un mot : trouver sa voie. L’immense bain de culture qu’il prenait tous les soirs depuis sa prime jeunesse le rongeait désormais de l’intérieur comme un acide lent à prendre ses aises dans ses veines et ses artères.

Au demeurant, il s’agissait pour lui d’habiter une vaste demeure aux nombre incalculable de pièces. Ce dédale, peut-être en expansion, allez savoir, se présentait à son imagination comme une demeure circulaire dont on ne pouvait faire le tour, et cette tour plus large que haute, à ce qu’il lui semblait, était hérissée de portes en chêne massif affublées d’un heurtoir figurant un poing fermé.

Ces portes, toutes plus enjôleuses les unes que les autres, offraient aux visiteurs du soir l’opportunité absolument unique de se mesurer avec la tentation d’entrer dans un prodigieux monde de faussetés.

A y regarder de près, chaque porte était ornée dans sa partie supérieure d’un motif unique en son genre sculpté dans le bois, comme si la porte avait été taillée dans une seule pièce de bois massif.

Ainsi les motifs n’étaient en rien des pièces rapportées fixée à chaque porte, mais semblaient émaner d’elle. Les gonds eux-mêmes semblaient ne faire qu’un avec la lourde porte scellée dans le mur. Charles voyait les visiteurs tourner en rond sans jamais s’en apercevoir, les dimensions de la tour étant si vastes qu’ils peinaient tous à ressentir l’imperceptible courbure du mur d’enceinte.

Passer le seuil de l’une d’elle, ne serait-ce qu’en rêve, relevait purement et simplement de l’impossible. Du strict point de vue de Charles, suprême fugitif enrôlé de son plein gré dans une mission impossible, il s’agissait de faire front de biais à une force incoercible qui venait de partout à la fois.

Cette force, pour son malheur, c’était lui-même en proie aux flammes, aux braises et aux cendres de sa prose capables d’éteindre tous les foyers de résistance qui osaient l’affronter.

 

Recluse dans sa tour d’espoir, la Géante attendait des jours meilleurs, tandis que Charles, tout à sa tâche, reluquait les tenants et les aboutissants d’un monde circulaire en mal d’angles vifs.

Ne restait plus à Charles et à la Géante que de se rencontrer au sommet de leur art, mais cela n’adviendrait que le jour où une femme de haute taille se présenterait au même instant à la porte de leur récit respectif, s’obstinait à chanter une légende connue de tous et de toutes.

Cette légende, en bonne plante grimpante qu’elle était, colonisait des pans entiers du mur d’enceinte imaginé par Charles et de la tour gigantesque d’espoir où vaquait la Géante.

 

Jean-Michel Guyot

28 juillet 2021

 

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