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II - post meridiem
La soirée chez Anaïs K. - Le premier né des Vermort - chapitre XVIII-8

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 Article publié le 6 novembre 2022.

oOo

Bébé jouait avec l’eau du bassin. Il craignait le carassius auratus, le nénuphar où guettait le moustique ses proies de sang, l’algue sans nom qui s’effilochait contre la murette blanche, l’oiseau qui le surveillait du haut d’une branche dont les baies animaient la surface d’ondes croisées, mais il aimait le vert reflet sur la face rieuse de son jouet et la balle revenait toujours comme si. Bébé avait grandi selon les principes familiaux qui était au nombre de. mais il ne savait pas compter. Sauf la mesure sur la partition que sa mère s’efforçait de déchiffrer à la lumière venue du désert par ricochet. Bébé n’avait plus l’âge de porter ce sobriquet ridicule, il parlait comme un adulte, réfléchissait comme un enfant et se comportait comme si sa mère était ce qu’elle disait alors que son père. Rumeurs de domestiques. Comprenait ce que cela impliquait pour demain si jamais. mais papa revenait toujours, halé comme les marins d’Oran c’est-à-dire comme le cousin Alfred qui n’était plus halé parce qu’il était mort. On évoquait quelquefois ce combat inégal contre les forces « intérieures ». Un moukkala orné d’incrustations en témoignait, pendu au mur oblique et encore menaçant « vous ne savez pas ce que c’est de mourir » /sauf que Bébé, qui avait un prénom et même deux, pensait savoir non pas ce que c’est de mourir parce que ça personne ne le sait pas même le curé qui courtise maman avec ses frites et ses répons rimés comme des chansons mais comment on meurt comme Alfred coupé en morceaux alors qu’il vivait encore mais la cruauté envers l’ennemi est une loi de la nature humaine et aucune loi ne peut s’y substituer disait papa revenant en burnous ou albornoz selon la tante qui n’aimait pas en parler ni à table ni dans le jardin où l’ombre avait un prix. Rumeurs de domestiques. Des blancs des noirs des autres ni blancs ni noirs qui parlaient entre eux mais jamais avec les autres. Bébé (appelons-le comme ça puisque son prénom prêterait à confusion — d’ailleurs Anaïs (il n’y avait pas encore confusion à cette époque antérieure à ce que Bébé ne connaîtra pas faute d’avoir vécu assez longtemps pour) l’appelait Bébé quand elle s’adressait à lui et Fabrice si son père était dans le désert ou « Dieu sait où » — Bébé) savait tellement de choses qu’il se voyait plus grand qu’il n’était. Sauf dans le miroir où la comparaison avec une vieille potiche berbère remettait les idées en place. L’après-midi on dormait sous la tonnelle. C’était triste derrière les paupières. Ça rougeoyait comme un poêle. Un insecte vous forçait à ouvrir un œil ou bien l’effleurement sur la peau de quelque chose qui progressait comme s’il savait où il allait sur ce corps à demi-nu qui gisait dans l’osier blanc d’une nef. Bébé n’a pas vécu longtemps. On se souvenait de lui. Surtout à cause des photographies conservées dans l’album familial, dans les premières pages, celles du temps des Colonies qui avait changé Anaïs en femme et la femme en calculatrice sans âme. Mais ça Bébé ne l’a pas vécu. Il est resté là-bas, même si son petit corps est venu avec les bagages quand il fut temps de. Cercueil blanc /Bébé en avait vu un au cimetière avec ses proches qui attendaient leur tour et l’ombre parsemait ses taches de lumière sur ces épaules fatiguées. Le cercueil (celui de Bébé) arriva un jour de pluie et il plut encore pendant des jours et enfin le cercueil fut emporté vers le cimetière dans le carré familial. Caveau enfoui. La dalle pivotant dans un grincement de terre et d’herbe. Bébé avait retrouvé son nom mais on avait pris la précaution d’y accoler, après un tiret d’or en creux, la mention fils car il n’était pas souhaitable d’entretenir la confusion /d’autant que la servante s’appelait aussi Anaïs et on avait (la comtesse avait) trouvé la solution et Bébé ne vécut pas le moment où son père en fut informé, cette fois sans la rumeur des domestiques qui était elle aussi arrivée avec les bagages. « Jamais plus quelqu’un de chez nous ne portera ton nom » avait déclaré Anaïs mais comment peut-on imposer ce genre de volonté aux descendants qui vous ont oublié ? pensa celui qui succéda à Bébé, Lazare qu’il s’appelait, ou s’appellera si on s’en tient à la chronologie. Le bassin attirait Bébé à cause de ses reflets verts qui n’étaient autres que la transparence de l’or. De la tonnelle où elle paressait, Anaïs surveillait l’enfant. Elle passait son temps à le surveiller. C’était un fugueur. Elle ne l’amenait plus au jardin municipal. Il avait pris la tangente plusieurs fois et l’affolement général avait fini en privation de promenade et il semblait que le tour de la propriété coloniale était vite fait, surtout que Bébé n’était pas autorisé à « aller derrière » où on cultive des fleurs et des légumes, on en ramenait des fruits et des coquillages, mais c’était peut-être à cause de l’entrée qui était figurée par un grand portail d’acier qui s’ouvrait sur la route, une route vers la mer ou la montagne selon ce que la comtesse avait décidé pour tout le monde. Alors Bébé était prisonnier d’une espèce de panier qui ne contenait que lui et son caca s’il était en colère. Papa conduisait quelquefois, il ne l’appelait pas Bébé, ni Fabrice, il ne le nommait jamais ou alors mon fils comme disait la tante à tout ce qui n’était pas de son âge, jeune ou vieux. On s’éloignait ainsi du bassin, de ses reflets d’or, on ne reviendrait pas si la route. Mais on revenait et papa enfilait son burnous et sautait dans sa jeep et la poussière retombait encore une bonne heure après. La tonnelle avait perdu sa fraîcheur. On amenait de la glace et entre les morceaux bleus des tranches de pastèque tranchaient. D’autant que la vasque qui les contenait était rouge brique et les mains de la domesticité noires et lentes comme si elles ne voulaient pas se retirer, comme si tout ceci lui appartenait et qu’on n’avait jamais existé que dans son imagination (c’est Lazare qui pensait cela maintenant car il voulait devenir écrivain pour témoigner de ce qu’il avait vécu de beau et de définitif avec Ben Balada malgré les conclusions obscènes de la justice et de ses bourreaux) — ne pas aller plus loin mettons à droite que la haie qui abrite des oiseaux qui ne se montrent jamais et à gauche la murette couleur chaux et ses écailles de bleu. Le bassin reposait comme un ustensile rituel sous les arbres qui rougissaient au printemps, mais Bébé n’avait pas connu beaucoup de printemps et il s’en fallut de peu qu’il connût le suivant, celui de son enterrement. Un printemps comme les autres. Anaïs en vécu de semblables à Grenade, plus tard, Lazare était un bel enfant et la rumeur domestique. « Promettez-moi de revenir avant l’été ! » mais ce cri lancé du quai ne parvenait pas au cimetière et le comte retournait dans son château en pensant que l’aventure lui manquait maintenant que tout était rentré dans l’ordre. Bébé, penché sur l’eau verte, n’y plongeait pas ses mains et pourtant ce n’était pas l’envie qui lui manquait et le comte y songeait en arpentant le quai dans l’autre sens. Il ne pouvait pas s’empêcher d’y penser. Il revoyait l’enfant, son visage parcouru de reflet d’or et cette eau qui stagnait à moins d’un caillou « Bébé tu vas effrayer les poissons ! »

Fabrice, cette année-là, l’année où Ben Balada fut libéré de sa prison, hésitait entre l’oubli et la destruction. On oublie facilement si on s’y prend bien. Mais détruire n’est pas facile. On n’a rien pour détruire et tout pour oublier. Anaïs n’allait plus en vacances à Grenade depuis des années, autant d’années que Ben Balada passait dans sa prison. Peut-être que Kateb n’était plus de ce monde. Comment savoir ? Ils n’en n’avaient jamais parlé, ni même fait allusion. Anaïs allait retrouver son amant à Grenade et celui-ci pouvait constater que son fils se portait à merveille, qu’il avait hérité sa beauté, qu’il possédait une intelligence digne de ces autres beautés qui agrémentaient leurs inlassables promenades dans les jardins palatiaux, dans la lumière de brique et d’eau, l’enfant revoyant ce qu’il avait revu l’année précédente, mais que savait-il à l’heure où Ben Balada le rendait heureux comme il ne l’avait jamais été. Ce printemps-là, Anaïs repris ses habitudes dans le jardin qui avait retrouvé sa géométrie un peu anglaise, mais les ruisseaux évoquaient d’autres jardins plus érotiques. Fabrice ne se cachait pas. Il se tenait à distance. On avait fleuri ensemble les angles du caveau, une alternance de blanc et de vert conforme aux couleurs des Vermort, tout le monde savait ça et ça n’avait plus aucune importance alors que le passé témoignait d’une autre soumission. Fabrice révisa encore son Des Esseintes, se plut à reconnaître que ça n’avait plus d’importance et que ce qui importait le plus maintenant était que Ben Balada ne sortît jamais de sa prison. Il ne survivrait pas à cette liberté si le père de Lazare vivait encore. Anaïs y pensait. Elle ne pouvait pas ne pas y penser, mais il y avait tellement de temps qu’elle n’allait plus à Grenade… Fabrice s’asseyait sur un banc de pierre qui avait toujours été là et il lisait, allant d’un chapitre à l’autre et parcourant des notes qu’il connaissait par cœur. Elle ne lui posait aucune question. Anaïs, depuis des années, ne s’exprimait plus que par affirmation. Imaginez l’effet sur un esprit aussi instable que celui de son comte de mari. Elle le privait de réponses. Elle en craignait quelques-unes et il savait lesquelles. Il avait écrit un tas de choses sur le sujet, mais sans jamais en approfondir la nature, se limitant aux conversations qu’il transformait en dialogue, en bon narrateur qu’il était. Cependant elle proposait une limonade, ne disait pas « en voulez-vous ? » mais « elle est bien fraîche » et il s’approchait du vieux guéridon de fer forgé, prenait place sur la chaise du même fer, buvait la fraîcheur et exposait un visage satisfait, ce qui semblait la rassurer. Lazare se faisait rare. Et la question de la libération de Ben Balada se posait toutefois. Sans compter ce stupide jeu qu’il avait lancé à la population pour qu’elle coure après comme au pays de Cocagne. Il ne dit pas « Imaginez-vous l’effet que produira sur la population le contenu sans doute scandaleux de cet extraterrestre plutôt tombé du ciel ? » « Si Pedro Phile réussit son coup, nous sommes jolis…

— Dites plutôt qu’il aura joué votre jeu.

— Mais je ne joue pas ! Je tente de…

— Pour l’instant sans succès. À part vos apparitions dans ce journal qui en est à peine un, vous n’avez rien acquis de tangible… pour qu’on puisse y croire…

— Mais vous me croyez, vous… ?

— Je ne sais plus… Je n’ai plus l’âge. Et puis il s’est passé tellement de choses ! Et voilà qu’on nous menace d’autre chose avec ce… Ben Balada qui revient…

— Il ne revient pas chez nous en tout cas !

— Mais notre Lazare ne l’a pas oublié comme nous le…

— Il n’y a rien à faire.

Fabrice se servit un autre verre, cette fois sans permission. Le torchon autour de la cruche avait séché, comme sa langue. Il eut envie de fumer, mais il avait laissé sa pipe dans son bureau et Anaïs ne fumait pas. Il mesura la tiédeur de son verre avec la même langue. Elle n’aimait pas ces enfantillages, mais le comte redevenait facilement un enfant. Il suffisait de.

— Comprenez bien que je ne peux rien faire ! Na !

— Mais je ne vous dis pas le contraire ! Parlez à Lazare /et non point : avez-vous parlé à Lazare et logiquement il répondit :

— Non. /et elle comprit, toujours aussi logiquement :

— Expliquez-moi pourquoi vous ne voulez pas lui parler…

Ce qu’il ne comprit pas, il dit :

— Encore faudrait-il que j’en ai l’occasion ! Nous ne le voyons plus. Moins encore depuis que…

— Je n’ai pas dit que c’est de votre faute, voyons !

Il la regarda comme s’il ne l’avait jamais vue et elle reçut ce regard inconnu comme si elle l’attendait :

— Appelez-le.

— Il ne répond pas. Ne me dites pas qu’il vous répond…

— Je ne l’ai pas appelé. J’ai pensé que vous…

— J’ai vu que les fleurs sont arrivées…

— Toutes blanches comme vous l’avez toujours souhaité.

— C’est la tradition.

Il avala le contenu presque brûlant de son verre et se leva. Elle épousseta doucement sa braguette : il ne se souvenait pas d’avoir grignoté avec elle et en effet il y avait moins de biscuits dans l’assiette. Ces trous de mémoires l’inquiétaient depuis quelque temps. Ensuite il tourna les talons et se dirigea vers le vestibule, de l’autre côté, prenant à droite dans l’allée où les hortensias s’en donnaient à cœur joie. Mais de là à penser que des fleurs ont un. Il poussa la porte, se préparant à recevoir la blancheur en plein visage. Et c’est ce qui se passa. Des lys venus d’Espagne. Dégoulinants, suggestifs, parfaitement frais et bien ordonnés. La facture était salée. Octavie demanda si elle avait fait une erreur en autorisant le livreur à les déposer sur le bahut préféré de monsieur. Une question. Quel bien cela fait ! Il la remercia et elle rougit, mais il ne la chassa pas, elle pouvait encore se rendre utile et charger ce chlorotique contenu dans la malle. Elle s’activa. Il aimait ce spectacle. Nourrice de mon propre fils qui n’est pas mon fils je me demande pourquoi je me soucie de toute cette

— Nous serons à l’heure, dit-il.

Elle s’affola :

— Il y a une heure ?

Elle l’ignorait.

— Madame ne vous l’a pas dit… ?

— Anaïs ? Non…

C’est vrai qu’elles se tutoyaient. Il abandonna une fois de plus cette trop ancienne réflexion. Elle n’en fit qu’une brassée. Il se contenta de tenir la porte ouverte en grand, car l’ensemble domestique/bouquet l’exigeait, puis elle sautilla dans l’escalier de dehors. La voiture était sortie. Il avait oublié ce détail. La portière de la malle claqua en même temps qu’apparaissait Anaïs. Elle se touchèrent le bout des doigts. Anaïs s’était coiffée d’un hijab. Elle n’avait rien perdu de sa beauté, du moins à cette distance.

— Hâtez-vous ! fit Octavie. Ces magnifiques fleurs ont besoin d’eau. Vous trouverez…

— Merci, Octavie, Je sais où se trouve…

La dalle devait être brûlante. Il examina le fond d’un pot, en retira quelques déchets qu’il balança derrière la croix, non sans avoir jeté un œil à la ronde. Personne. Anaïs titubait dans l’allée, portant un arrosoir assez lourd pour la plier un peu en avant. Ainsi elle avait l’air d’une. Le mystère ne demeurait-il pas entier ? Personne ne l’avait définitivement classé dans la catégorie du suicide ou dans celle de l’assassinat. Bébé s’était-il jeté dans le bassin ou quelqu’un lui avait-il maintenu la tête sous l’eau ? Et s’il s’y était jeté, comment s’y était-il pris pour garder la tête sous l’eau ? À quoi s’était-il accroché ? La logique voulait que ce fût à quelqu’un. « On ne se suicide pas à cet âge ! » Pourtant, personne n’avait fait l’objet d’aucun soupçon. Il fallait donc en conclure, avec la justice (encore la justice !) que le petit avait volontairement gardé la tête sous l’eau jusqu’à perdre connaissance et vous connaissez la suite ou vous ne la connaissez pas mais Fabrice avait écrit tout ce qui pouvait être écrit sur le sujet, il n’avait pas hésité à se contredire, ou du moins à imaginer des faits qui se contredisaient tellement qu’il lui était arrivé de ne croire ni aux uns ni aux autres et ce vide, hélas pour sa tranquillité d’esprit, était loin d’être parfait. Justement (comme le hasard fait bien les choses !), Frank Chercos traînait dans le coin à l’époque des faits. Il en avait entendu parler et ça l’avait attiré vers la scène encore toute imprégnée de douleur et de tristesse, le bassin étant entouré à l’excès par des dizaines de bouquets tous plus fanés les uns que les autres. Il y avait même des fleurs à la surface de l’eau, parmi les nénuphars. Fabrice le surprit en train d’en examiner le fond, penché comme sur une loupe grossissante, un pied sur la murette parmi les corolles éteintes. Il ne le connaissait pas. Il le trouva quelconque comme pouvait l’être un fonctionnaire du bas de l’échelle à cette époque de colonisation finissante, pour ne pas dire agonisante. Il s’approcha, mains dans les poches de son boubou où ses couilles se balançaient au rythme d’un pénis vaguement excité par des perspectives de conquête, et Frank Chercos se présenta comme policier, mais étranger à « l’affaire », « d’ailleurs il n’y avait pas d’affaire » avait-il entendu dire, devinant qu’il avait en face de lui le père de la victime malheureuse, « quelle victime ne l’est pas ?

— C’était un accident, dit le comte aussi fermement qu’il lui était possible de le souhaiter.

— Ah... ? Il y a donc trois possibilités et non deux comme le dit la rumeur…

— La rumeur ? Il y a une rumeur… ?

— Vous savez comme sont les gens…

— Non. Je ne sais pas qui vous êtes.

— Chercos. Frank Chercos. Je passais par là…

— Poussé par la rumeur.

Frank Chercos en profita pour étaler la blancheur de ses dents. Il n’avait pas l’air con, ni sympathique, deux états que Fabrice se chargeait toujours de réduire à néant ou en tout cas d’en limiter les effets sur son entourage. De quoi avait-il l’air ? D’un type qui a profité du colonialisme pour avancer plus vite sur le fil d’une hiérarchie dont il connaissait les lois. Ça ne le rendait ni con ni aimable. Fabrice en savait long lui-même sur cette technicité née de l’impérialisme appliqué aux couches inférieures et moyennes de la société en proie à ses démons historiques.

— Pourquoi pas un accident ? fit Frank Chercos. C’est même la solution la plus probable…

— Il n’y a pas de solution parce qu’il n’y a pas de problème !

— Je connais. Je suis passé par là moi aussi.

— Ce qui n’explique pas ce que vous faites chez moi, dans mon jardin…

— Mais je suis votre invité, mon cher ! Du moins Constance m’a invité à goûter à son agneau au miel. C’est pour midi. Vous n’en étiez pas informé… ?

Heureusement, la tante Constance arrivait à bord de sa Chevrolet. Elle cria à travers la portière qu’elle avait changé d’avis et que ce serait une zarzuela. Cette idée lui était venue au souk devant un étalage poissonnier.

— Vous ne serez pas déçus. Entrez donc. Je gare ma…

Vroum ! Poussière, comme d’habitude. Fabrice toussota. Frank secoua son chapeau de toile devant son visage. Il était chauve. Trop jeune pour l’être. Mais il l’était. Fabrice posa une main sur cette épaule.

— C’est par là, dit-il.

— Je connais le chemin.

— Ah bon… ?

— Constance et moi…

Au repas, personne n’évoqua le petit cercueil blanc qui attendait dans le frigo. On avait prévu une cérémonie intime pour le lendemain, tôt le matin afin de ne pas trop souffrir de la chaleur. Bien sûr, monsieur Chercos serait de la partie. Anaïs avait-elle l’air heureux de quelqu’un qui s’est enfin débarrassé d’un fardeau trop lourd à porter ? Et quel était le degré de responsabilité que Fabrice s’attribuait, pressé qu’il était de rejoindre ses collègues dans le désert ? Frank Chercos pouvait se vanter d’avoir résolu quelques affaires réputées épineuses. Mais Constance n’en parla pas. Personne ne parlait. On échangeait des paroles sans contenu. Frank Chercos en prit note. Même vingt ans plus tard, il se souvenait de ce théâtre d’ombre. Maintenant que Ben Balada allait être libéré, on allait en savoir plus, car le père de Lazare (autre victime désignée par la même justice) avait été aperçu sur le quai à Barcelone. Qui était ce témoin ? Frank avait parcouru soigneusement sa déclaration. L’homme avait mis le pied sur la terre européenne à une certaine distance de l’endroit plus obscur où se trouvait la prison dont Ben Balada avait éprouvé les longues années de réclusion. Une photographie accompagnait le rapport de la Guardia Civil. C’était bien lui. Le bel Arabe noir et or comme l’avait surnommé la Presse de l’époque. Chez Barman, le même comte, mais en beaucoup plus vieux et sans doute désespéré, lui demanda si ces sauts dans le passé ne le tourmentaient pas au point de le priver de logique narrative. Barman écoutait, torchonnant. L’anis du docteur Vincent avait retrouvé sa transparence légendaire.

 

 

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