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Hypocrisies - Égoïsmes *
Alfred Tulipe XIV

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 Article publié le 5 mars 2023.

oOo

« Encore une histoire de queue ! s’écria le docteur Panglas. Rien n’arrivera donc jamais sans un trou pour la mettre ! Bon Dieu ! Es-tu à ce point mauvais en maths ! »

Le cigare, un Kolipanglaso à bague dorée (signe de réserve en cave homologuée), craquait entre ses doigts malgré le temps mis à la pluie, une pluie incessante qui tapait sur les nerfs, à ce point que l’activité injective avait pris une ampleur inquiétante pour tout le monde, à l’intérieur comme à l’extérieur. Un volume rabougri du Bourbaki écrasait les dossiers empilés sur le bureau. Il n’y avait guère que Sally Sabat pour connaître le contenu du cadre photo tourné vers le fauteuil où le docteur donnait ses cours d’analyse. Forcément, elle était la seule à s’occuper de la poussière en dehors des heures que le docteur consacrait soit à ses obligations administratives, qui le rendaient fébrile ou surexcité, soit à la réception de ses patients ou des membres de leur famille atterrés par les propos toujours décousus que leur tenait cet impatient de nature. Il ne supportait pas les « retards à l’allumage » ! Et il valait mieux en souffrir si on ne souhaitait pas tomber en panne en plein milieu de l’entretien dont il avait lui-même fixé l’heure et les conditions « sine qua non ». J’avais rarement eu l’occasion d’observer pareille poudrière mentale et intellectuelle. Je plaignais Clara qui, non contente de l’abriter, le nourrissait, car l’intrus n’y allait pas de main morte dès qu’il s’agissait pour lui de dominer « l’adversaire ». A-t-on idée de confier le sort des détraqués à un pareil ennemi de la difformité ?

« Tu me feras cent pompes ! Et devant témoin ! Frank !

— Oui, docteur…

— Faites-lui faire cent pompes. Pas une de plus ! Pas une de moins ! Et veillez à ce qu’il n’y prenne pas plaisir ! J’en ai connu un qui… »

Mais nous étions dehors, le gamin et moi. Nous trottinions vers le parc, l’un derrière l’autre, lui cognant les vitres des hautes fenêtres avec l’index replié, muet comme d’habitude, mais exprimant son angoisse par des ânonnements qui mettaient les nerfs à rude épreuve si on était chargé de son éducation. Pas moyen d’avoir une conversation avec cet énergumène qui se fichait de ce qu’on pensait de lui. Clara avait accepté de l’accueillir dans sa maison pendant les vacances. Il couchait dans le salon, à même le sol car il voulait à tout prix utiliser le sac de couchage qu’il avait reçu à Noël. Il avait installé un campement des plus ordinaires, mais Clara avait interdit le feu de bois hors de la cheminée où il rôtissait sa guimauve en compagnie de ses personnages inspirés de la réalité. Nous n’avions aucune idée de ce que pouvait être cette réalité. Même le docteur Panglas en ignorait les principes et les apparences. Mais la convention qu’il avait signée avec son ex épouse était claire : il avait le devoir de s’en accommoder pendant la première semaine de toutes les vacances prévues par le Capital. Le gosse, qui s’appelait Julien, comme Julien, était arrivé par le train et ses bagages, une malle de style colonial et deux valises qui avait connu le Marché noir, avaient été ouvertes en plein milieu du salon sans ménagement pour le tissu délicat des fauteuils. J’avais assisté à cette installation sauvage. Surprise par l’ampleur des opérations, Clara avait été réduite au silence. Elle se tenait la mâchoire à deux mains, n’osant intervenir tant elle avait été prévenue des difficultés que cet enfant opposait toujours à l’autorité. Cependant, j’avais été chargé de l’exécution de cent pompes sous les fenêtres de l’aile Ouest qui abritait les services administratifs, culinaires et autres outils nécessaires au commandement et au soutien de la compagnie que le docteur Panglas venait tout juste de prendre en main. Il était à la fenêtre, une des rares qui disposaient d’un système d’ouverture. La fumée de son cigare, tourmentée par un vent chargé d’une pluie fine et pénétrante, voletait vers la génoise récemment habitée par des hirondelles. Il faisait signe de commencer. Le gosse se mit en position, les mains dans l’herbe terreuse, mais il ne grimaçait plus. Au contraire, il jubilait. Il avait déjà conçu un plan de contre-attaque. Et si je ne me tenais pas sur mes gardes, j’en ferais les frais, comme Clara qui s’était avisée de garnir le sac de couchage de draps qui sentaient la lavande, une odeur qui rappelait trop à Julien qu’il avait une mère et qu’il la détestait autant que son père. Il ne me détestait pas, de son propre aveu, mais il m’avait prévenu que je n’avais aucun intérêt à me rendre complice des agissements de son père à son égard. Je claquais des doigts pour lancer le pompage. Il exécuta la première pompe sans effort apparent, mais la deuxième le contraignit à poser tout le corps dans l’herbe, juste le temps de s’en plaindre et de remonter dans un grand cri qui me perça les tympans. Un cri de fillette au fond assez joyeuse d’avoir une excuse pour le pousser. Le docteur, de là-haut, montra son poing. Le gosse posa un genou à terre, sans toutefois extraire ses mains de ce qui était en train de devenir de la gadoue.

« Cent, c’est trop, dit-il entre les dents. Il le sait. Lui-même n’en est pas capable. Ce n’est pas un sportif. Il n’y a pas de sportifs dans la famille. Rien que des petits gros incapables de devenir des hommes. Nous épousons les plus moches ! »

Puis il entreprit une nouvelle pompe qui se termina dans la flaque. Il ne bougeait plus, le visage à fleur de l’herbe déjà couchée.

« Il l’a voulu, il l’a eu ! Je suis bon pour la douche… Mais pas ici ! Je veux rentrer chez madame Fouinard. Elle, au moins, ne me cherche pas des poux dans la tête… »

Il tourna la tête pour me regarder :

« Et pourtant, comme disait Galilée, j’en ai ! »

De là-haut, le docteur cria :

« Inutile de remonter ! Ramenez-le chez moi… »

Le gosse se remit sur ses pieds maintenant aussi boueux que les sabots d’une bête. Il ne riait pas. Il y avait toujours ces traces d’angoisse sur son visage, un sfumato qui ne serait pas passé au théâtre mais qui convenait parfaitement à l’écran auquel il le destinait peut-être. Il n’était pas venu sans son instrument de communication nomade. Au fait, je ne savais même pas pourquoi le docteur l’avait puni. Je l’avais vu entrer dans la cour principale, monté sur un vélo emprunté (ça, j’en étais sûr) à Lucienne qui ne s’en servait plus depuis qu’elle était sujette à des saignements imprévisibles. Il avait appuyé le vélo contre le mur du garage dont la porte était gardée par le chauffeur attitré de l’établissement. Ensuite, soit il s’était passé quelque chose entre lui et le docteur, soit cela s’était déjà passé et il venait recevoir la punition méritée. Il était ensuite (aux dires de Sally Sabat) entré dans le bureau de son père et la porte avait été refermée. Aucun bruit de voix ni d’autre chose ne l’avait traversée. J’arrivai :

« Le docteur m’a fait appeler, dis-je à Sally Sabat qui m’interrogeait du regard. Mais j’en ignore la raison… Vous le savez, vous… ?

— Vous feriez mieux de vous en tenir à ce qu’on vous demande de faire ! Le docteur vous soupçonne d’être encore un flic…

— Pure paranoïa ! Je ne suis pas en mission ! Sauf si Dieu a quelque chose à voir avec mon errance…

— Attendez là ! »

Il y avait une banquette à usage parental sans indication de degrés, mais il n’était pas interdit au personnel de s’en servir, en cas de convocation uniquement, car la salle de repos n’avait pas été conçue pour les chiens. Je posais mes fesses sur ce bois de merisier noir et patiné par des années d’exercice silencieux et immobile. Sally se tenait debout, les bras croisés sous les seins, les chevilles se touchant au-dessus de ballerines qui connaissaient les secrets de l’attente. Elle vibrait légèrement :

« Vous me direz de quoi il s’agit, fit-elle en amorçant un retour à de plus urgentes obligations professionnelles. Je vous attends en bas… »

Voilà pourquoi je l’ai rejointe « en bas » après que le gosse ait enfourché sa bicyclette. J’ai hurlé :

« Attends-moi, gamin ! J’ai quelque chose à faire… Je ne serai pas long.

— Je connais le chemin…

— Papa a dit quoi… ? »

C’était la phrase magique. Il posa un pied à terre et, les coudes sur le guidon, à l’abri de l’auvent qui préserve l’entrée du garage de la formation d’une flaque, se mit à siffloter juste de quoi irriter le gardien qui le détestait depuis quelques jours déjà. Sally m’attendait sous les branches fatiguées d’un ficus qui prenait racine entre l’ascenseur et le guichet.

« Allons plus loin, dit-elle en me prenant le bras.

— Je suis pressé. Je dois ramener le gosse à la maison…

— Vous parlez d’une maison ! (un temps qui ne profitait à personne) Que s’est-il passé… ?

— Vous le savez comme moi ! Nous attendions… La porte était close… Je ne dispose pas de l’accès au système de surveillance… Et vous… ?

— Je veux dire après…

— Je vous ai vu à la fenêtre… Vous avez bien constaté que ce gosse est un déficient physique de la pire espèce… Il en sait long sur son héritage génétique…

— Le docteur ne vous a pas reçu… ?

— Vous avez entendu ce qu’il a dit : vous étiez à la fenêtre…

— Vous communiquiez par signes ! Et un angle mort…

— Faut que j’y aille ! Le gosse va me filer entre les doigts…

— Où en êtes-vous de votre enquête… ?

— De quoi parlez-vous ? Il y a belle lurette que je ne me mêle plus des affaires des autres !

— Je couche avec Roger !

— Pas moi… Je ne sais pas de quoi vous parlez… madame…

— Que savez-vous d’Alfred Tulipe… ?

— Rien que vous ne sachiez vous-même. La Presse…

— Nous sommes trois maintenant ! Roger vous en parlera avant ce soir… »

Le genre de déclaration qui laisse muet même le plus criard des Peaux-Rouges. Je ne savais pas tout, mais à ce point… ! Elle me flatta l’avant-bras. J’étais encore humide d’avoir séjourné à la pluie en compagnie d’un gosse qui parasitait mon emploi du temps et le soleil était loin de montrer le bout de son nez. Les services météo annonçaient un amas nuageux stationnaire. On avait encore le temps d’arriver chez Clara sans en subir les sinistres promesses. Mais rien ne garantissait que je profiterais de cette accalmie préparatoire en rentrant au bercail où Sally avait prévu de poursuivre cette conversation. Pourquoi tenait-elle tant à me renseigner avant Roger qui m’avait donné rendez-vous chez Lucienne, à même le comptoir, pour me livrer les dernières nouvelles, y compris celles qui concernaient Julien Magloire et le docteur Fouinard… ? Je la quittai pour retrouver mon Télémaque qui attendait bien sagement, le cul à cheval sur la selle de son vélo, entretenant le chauffeur de sa voix de fillette et le chauffeur tirant sur sa cigarette sans cesser d’en mâchouiller le bout-filtre. La pluie s’éloignait ou prenait le temps de revenir. Pas question d’utiliser la voiture : le docteur avait un rendez-vous, mais le chauffeur ne savait pas à quelle heure ni à quel endroit. Quant au vélo de service, miss Sabat l’avait réservé, sans autres précisions. Le gosse ne cacha pas la joie qu’il éprouvait déjà de me transporter sur le porte-bagages et de mettre le paquet pour arriver avant la pluie : madame Fouinard était en train de cuisiner un poulet à l’ail et au citron ! On arriverait à temps pour en observer la cuisson avant qu’elle ne s’achève sans autre spectacle instructif.

« Vous ne voulez vraiment pas en savoir plus ? » dit le gosse en donnant le premier coup de pédale, mais je n’étais pas pressé d’en finir avec cette histoire. La vie était presque belle. La réalité demeurait à distance. Je n’avais pas connu cette sensation en ville où je pensais maintenant avoir perdu un temps précieux. Je n’y retournerais pas si j’en avais les moyens. Je m’étais habitué à cette myopie. Et je n’étais pas certain que le port de verres correcteurs, efficaces d’un point de vue optique, était le meilleur moyen d’écrire un roman digne de l’héritage littéraire dont m’avait seringué Julien Magloire. « On ne peut pas tout savoir, m’avait-il injecté après dosage méticuleux et patient du mélange. On travaille au pif, sans intention de reconstituer ce qui de toute manière n’a jamais tenu debout. Il n’y a pas d’autre vérité que celle qui s’oppose à la conviction et aux preuves ! » Derrière la vitre dégoulinante de graisse noire et polymérisée, le poulet se cloquait comme un pestiféré.

 

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