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Ma dodécaphonie
Ma dodécaphonie (3)

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 Article publié le 12 mars 2023.

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La série s’est acheminée vers la mélodie par tâtonnements successifs. Les chansons « Enfer 2 » et, dans une moindre mesure, « Offertoire », sont longtemps restées isolées dans cette dimension mélodique, dont on peut dire qu’elle se matérialise quand l’enchaînement des notes exprime autre chose qu’un segment de la série. Je ne détaille pas ce point : il est extrêmement piégeux. Le fait est que ce cap, je ne l’ai pas vraiment suivi. Je m’en sentais incapable. Au lieu de cela, je combinais les segments de diverses façons. Donc j’avais d’un côté une armée de ritournelles vocales ou instrumentales et de l’autre des productions obtenues sur la base de transformations diverses et variées d’enregistrements antérieurs inexploitables autrement. La donne a changé avec les productions synthétiques (Impasse du sérialisme, Réalité égale x) réalisées à partir de notations assistées par ordinateur, qui sont devenues le miroir inversé de ma pratique sérielle instrumentale et vocale. La notation est rendue si aisée avec les logiciels d’aujourd’hui qu’il est possible de rédiger des pages entières en un temps très réduit, toutes les difficultés de l’écriture manuscrite étant levées (ce qui a une toute autre incidence que pour un texte de nature linguistique), sans parler des complexités de l’appréhension instrumentale et vocale.

 

La production de mélodies aussi s’en trouvait grandement facilitée et c’est ainsi qu’ont émergé les Pièces de caractère sériel, qu’il me restait encore à apprendre à jouer ou à chanter. Pour cela, il fallait encore les adapter en les rendant interprétables. L’adaptation de ces pièces conçues pour de petits effectifs virtuels, dont l’effectif était choisi pour le rendu sonore des instruments synthétiques et non en référence à l’instrument réel, est une opération complexe. Je voulais rendre à la mélodie une existence monodique, ce qui impliquait de « dés-orchestrer » la pièce et nécessitait d’effectuer des choix qui dénatureraient sans doute le déroulement de la série. À côté de cela il fallait rendre les successions de notes à la réalité de l’instrument, un peu comme on déchiffre un texte rédigé dans une langue perdue.

 

Les pièces synthétiques étaient très improvisées, bien sûr. Je prenais une série - et elles se sont multipliées alors - que je déclinais sur les douze points d’entrée de la gamme chromatique. Souvent, j’en calculais l’inverse symétrique. Je choisissais l’effectif et privilégiais certains modes de déroulement. Il en découlait des pièces brèves (rarement au-delà de trois minutes) d’allure baroque mais qui proposaient toutes à leur façon une sorte de cheminement. La réduction de ces motifs à la basse électrique n’a, pour la plupart d’entre elles, rien d’évident mais elle met en relief l’évolution mélodique que fige chacun de ces essais. Ce sont des mélodies qui, pour beaucoup, ne reviennent pas sur elles-mêmes. Il y a des exceptions mais il est certain que la série dodécaphonique trouve son sens dans un temps irréversible et non dans le temps circulaire de l’harmonie pythagoricienne. Le principe de la mélodie sérielle ne connaît le retour que sous une forme partielle ou altérée, reconnaissable ou non.

 

En reportant les principales inflexions mélodiques de ces pièces synthétique sur la portée simple d’une basse électrique, j’ai opéré toutes sortes de choix arbitraires. Il restait encore bien des adaptations à réaliser (travail toujours en cours) mais pas exclusivement de l’ordre de la faisabilité pratique. Cela paraît idiot à dire mais la série est très sensible à l’instrument qui la porte. Un motif sériel joué par une section de cuivres prendra très vite une allure jazz, pour prendre un cas un peu trivial. Ce qui paraît compliqué et dissonant au piano apparaît fluide et quasi immatériel au vibraphone. À ce jeu, la guitare basse est un instrument plutôt ingrat : principalement monodique, d’un registre grave où se noient aisément dans la confusion de la tessiture les notes d’un accord de trois ou quatre notes (je parle d’une basse banale aux cordes usées et non d’un modèle clinquant aux cordes quotidiennement changées comme fait le bassiste virtuose quand il a réussi), il faut pour que l’enchaînement des notes se fasse mélodie non seulement une enveloppe rythmico-mélodique aux inflexions claires et subtiles mais aussi une réponse positive de l’instrument à chacune de ces inflexions. Encore faut-il, pour en juger, avoir acquis une connaissance solide de la partie à jouer. Le récital prendra quelques années à élaborer, je le crains. En revanche, cette configuration relativement neuve pour moi transforme sensiblement la donne, en particulier pour l’enregistrement.

 

Aux rotations mécaniques des formules répétitives, vient à se substituer un mode d’engendrement plus évolutif. Les différentes sections d’une pièce étant fixées, il devient possible non plus d’enregistrer l’intégralité d’une piste et d’y superposer les deux ou trois autres voix de la même façon mais de tuiler, en quelque sorte, les voix, afin qu’elles se répondent en se succédant. Dans le principe, une voix émerge quand la précédente s’éteint. Il en résulte une temporalité flottante et fluctuante. Les voix se combinent ou se succèdent mais contrairement aux pièces rotatives, la forme évolue. Ainsi je puis m’appuyer sur les différentes sections des pièces notées pour alimenter le déroulement linéaire de la pièce enregistrée. Je ne me conformerai pas nécessairement à l’organisation temporelle telle qu’écrite, bien au contraire. J’obtiendrai un troisième état de la pièce dont la version initiale était synthétique et la seconde une notation pour basse seule. On voit dès lors ce que pourraient être les étapes suivantes : plus je serai familiarisé avec les motifs qui composent la pièce dans ses diverses existences, plus il me sera loisible de les combiner dans un temps métrique (strié) ou lisse (non pulsé).

 

J’ai évoqué la basse mais le principe est le même pour le chant. Les incidences, en revanche, diffèrent sensiblement. Dans sa réalité immatérielle, la série se montre très sensible aux spécificités de l’instrument (dont la voix). Timbre, intensité, attaque, degré de continuité du son, puissance de l’émission contribuent à donner à la même succession de notes un profil chaque fois différent. Le chant a encore d’autres spécificités qui tiennent à la fois à la relative difficulté d’appréhender une mélodie atonale et chromatique sur le plan purement technique, à l’implication de tout le corps dans le chant et à la dimension linguistique toujours sous-jacente à la voix chantée, même dénuée de paroles intelligibles.

 

Ce troisième point peut paraître moins évident, dans la mesure où il n’est absolument pas nécessaire d’associer des mots à une ligne de chant. C’est ainsi que j’ai pu transposer le principe des pièces rotatives à la dodécaphonie en l’appliquant à la basse comme au chant, le chant s’appuyant sur une seule syllabe vocalique neutre, « a/o ». Ces essais, qui ne sont pas trèq réussis, combinent des problèmes de justesse et de registre en plus de la rigidité des constructions. Le chant articulé, au contraire, déroute la série de sa logique purement musicale et l’engage dans un univers qui n’est pas le sien, lui donnant de nouveaux moyens pour se développer ou exister simplement. J’ai longtemps occulté une pièce dodécaphonique que j’avais réalisée presque accidentellement en 2001, alors que je venais de retrouver l’usage du magnétophone à quatre pistes et qui s’insère dans un cycle choral à quatre voix, Ramajoe, séquelle de Joe au soleil. Le cycle est principalement constitué de récitatifs entrecoupés d’interludes instrumentaux. La tonalité générale du cycle est plutôt modale. Un seul des récitatifs s’appuie sur la série. Et la série (de Joe) y est égrenée de la façon la plus simple du monde : chaque phrase du récitatif est tenue sur deux notes seulement, la seconde note ayant vocation à conclure la phrase. Un peu plus tard, j’ai repris le même principe en l’appliquant à un poème d’Apollinaire, « Les fiançailles » (« Le printemps laisse errer les fiancés parjures »). Cette fois, c’est une seule note de la série qui est associée à chacun des vers du poème. Les quatre voix sont quasi à l’unisson. J’ai à peine conscientisé ces expériences pourtant, comme si elles n’avaient été qu’un songe où la série se fond dans la parole.

 

Car la série se fond dans la parole exactement comme le sucre dans le café. Elle s’y dissout. C’est comme le miroir d’Alice. Il y a un côté, puis l’autre. L’entre-deux paraît tout à fait insaisissable. D’un côté, la parole et la série dodécaphonique apparaissent comme deux réalités parfaitement disjointes et indépendantes. De l’autre, elles sont si engluées l’une dans l’autre qu’on n’imaginerait plus les dissocier. Ce n’est pas propre à la série. C’est plutôt un effet de la mélodie, qui imprègne tout l’enchaînement des mots qu’elle enveloppe. Et les mélodies sérielles sont certainement les plus vives car on ne sait pas du tout où elles vont.

 

C’est sans doute pour cette raison que le chant et la parole chantée ont rapidement pris une importance particulière dans mes tentatives d’appréhension de la série. D’abord par tâtonnements (Joe au soleil, nov. 2001) puis par bris (Aglaé sous la pluie, fév. 2002), dans le continu de la série (« Enfer 2 », été 2003) et à nouveau par bris (Variables du repli, juin 2010). L’univers du repli a été très favorable à la poursuite des travaux en dodécaphonie dans un contexte où mes moyens d’enregistrement se sont à nouveau dégradés avec l’épuisement du magnétophone numérique multipiste puis l’extinction de la carte-son de mon ordinateur qui m’a amené dans les mois qui ont suivi à combiner des sons dans une situation de totale surdité, expérience non dénuée d’intérêt mais incompatible avec le principe dodécaphonique. La combinatoire était d’une toute autre nature.

La parole chantée a pu reprendre un peu de corps avec l’acquisition d’un de ces petits magnétophones numériques aisément maniables et parfois très performants. On n’a pas encore la possibilité de traiter les pistes distinctement mais le grain de la captation peut être surprenant. L’association de motifs dodécaphoniques avec des fragments de la scène du repli ouvrait un vaste espace où développer des formes sérielles très variées. La thématique du repli est en effet une forme très théâtrale. Il y aurait eu une certaine logique à privilégier la matière d’Avec l’arc noir qui est un vaste poème aux confins résiduels toujours dormants mais la logique - le déroulement logique - n’entraîne pas de tension, pas de friction, ne sait que démontrer et montrer, dans le meilleur des cas. Le motif du repli (pli et repli) va à rebours du grand poème industriel qu’est Avec l’arc noir mais sa difficulté même à être en fait un miroir - oserais-je dire émouvant - de cet apprentissage un peu insensé de la dodécaphonie. En écho, on entend toujours quelque chose de la tragique exclamation d ’Arthur Rimbaud : « Je ne sais plus parler ! »

 

On s’est sans doute beaucoup éloigné, à ce point, des représentations initiales de la série dodécaphonique : aussi bien du « monisme » de Schoenberg et de la première génération de dodécaphonistes que de la vision plus proliférante de la génération de Boulez, Stockhausen et de leurs amis. Ce sont des univers qui peuvent se penser comme des artisanats, sinon une industrie et qui supportent mal le bricolage. Or, dans le repli, il n’y a plus ni artisanat ni industrie. Il ne reste que le bricolage. On ne peut que bricoler avec des séries de syllabes quand on ne peut plus parler. On passe même en-deçà de la syllabe parfois. On n’a plus qu’une idée vague de ce qu’est le suprasegmental (le « suprasegmental de ta présence-au-monde », ah ah !). Et si l’outillage le plus adapté est aussi le plus défaillant, il faut une technique qui entretienne la cécité. La dodécaphonie répond parfaitement à ce besoin. Mais elle n’est pas seule. La série n’est jamais seule.

 

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