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III - serena
L’enquête de Frank Chercos - chapitre XXIII - 19

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 Article publié le 21 mai 2023.

oOo

Donc, une fois rentré à l’hôtel, il avait eu tort de ne pas s’inquiéter des fusils, car l’extraterrestre ne les avait pas amenés et sans doute les avait-il remis à leur place dans l’atelier de chasse, sur commandement du comte qui n’avait pas perdu le Nord contrairement à ce que pouvait faire croire son comportement. Frank s’en mordait les doigts maintenant. Le major avait confisqué le Purdey, oubliant le Simplex et Roger en était à son troisième ou quatrième tir suicidaire sans résultat. Et si le comte était soupçonné d’avoir étranglé l’extraterrestre, Frank ne faisait pas moins l’objet du même soupçon. Le comte prétendait que le deuxième coup n’était pas parti et Frank n’avait aucune excuse à fournir à sa hiérarchie quant à la négligence qu’il ne pouvait avoir commise que délibérément, car on n’oublie pas pourquoi on est venu. Cette histoire avait-elle provoqué des réactions chez les compatriotes de l’extraterrestre ? Tout cela était bien compliqué, mais sans doute pas assez, car voici que Ben Balada était possiblement innocent du meurtre du petit Lazare de Vermort, raison pour laquelle un juge d’application des peines avait décidé de mettre fin à l’incarcération de ce pédophile notoire. Pédophile, mais pas assassin. Qui était donc l’assassin du petit Vermort ? Qui avait tué le premier né des Vermort, si sa mort ne fut pas la conséquence d’une négligence de la part de sa mère encore toute jeune à l’époque ?

— Vous voulez un bon papier, monsieur ? dit Frank à son employeur. Alors considérez que le petit Lazare n’est pas mort comme vous dites et que d’ailleurs il n’est pas mort du tout, imaginez son voyage maintenant avec l’amour de sa vie, vingt ans de réclusion, et autant de différence d’âge sinon plus.

— Vous ne pouvez pas changer les faits, voyons ! Notre déontologie…

— Ceci est un roman. Je suis un personnage de roman.

— Mais que voulez-vous que ça me fasse que vous n’existiez que dans ma tête !

Patrice de la Rubanière était seul dans son bureau, mais la porte était ouverte et on l’entendait se parler à lui-même à voix haute. Le ventilateur projetait une odeur entêtante d’anis. Hélène, la Rouquine, tapotait un récit sur son clavier espagnol. Un chien écrasé. Ou tout autre type d’écrasement. Les huissiers pourvoyeurs de suicide avec la complicité des agents de l’ordre public. Une fusillade dans le village voisin, mais c’étaient des chasseurs qui poursuivaient un sanglier qui aimait les fleurs des jardins. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas couché avec un homme. Elle n’avait jamais couché avec une femme. Ni avec un enfant de l’un ou l’autre sexe. Elle était raisonnable et le savait, mais elle trouvait le temps long et elle sentait qu’il fallait imaginer quelque chose pour se sortir de là. Pas question de se prostituer. Ni de dévoyer un curé ou un vieillard. Patrice de la Rubanière corrigeait des épreuves. C’était ce qu’il lisait à haute voix. Et la porte n’était pas restée ouverte par hasard ou par oubli. Ils écoutaient, les seins posés sur le bureau, ou le bide, selon. Les fenêtres à bascule laissaient passer l’air chaud de la rue. Cette agitation constante sentait la rigole, le trou, l’évacuation, la buse clandestine des faubourgs. Elle attendait un signe, surveillait le reflet dans la porte vitrée qui, si elle eût été close, n’aurait privé l’assistance que de la voix et de la puanteur de la fumée. Un film muet, voilà ce que de la Rubanière leur épargnait. Au contraire il leur offrait le spectacle vivant de son désir. Et son personnage gagnait en chair et en os ce qu’il perdait lui-même en sérieux professionnel. Car on n’était pas là pour déconner ensemble au détriment de l’actualité. Lazare avait-il été assassiné ? Et par qui si ce procès n’avait plus de sens ? Les forums multipliaient les hypothèses données chaque fois comme résultats indiscutables d’une expérience dont on ne savait rien et qu’on ne cherchait d’ailleurs pas à intégrer, par paresse, par conviction ou par peur de savoir ce qui élève la paresse et la conviction au grade suprême de la connerie. La canicule s’installait. Quelqu’un entra avec le nouveau ventilateur.

— Si vous cherchez une prise, proposa Hélène en riant, j’en ai une là. Mais attention : ça fait longtemps qu’elle n’a pas servi !

Haussement d’épaules du pédé. Il appuie sur des boutons et l’air se rafraîchit. Il a l’air satisfait de celui qui vient d’inventer la sodomie. La voix de la Rubanière s’interrompt.

— C’est le nouveau ventilateur ?

— Voui, Patou. J’ai la monnaie. Je peux entrer… ?

Il entre. Ferme la porte. Fait tomber le store opaque, supprimant ainsi son et lumière. Mais l’air circule, combat les forces extérieures, la rue semble s’éteindre comme un mégot, Hélène se souvient. Lazare promettait de grandir plus qu’elle, mais elle le dépassait d’une tête. Le contraste était, comme on dit dans le journal, saisissant. On aurait dit deux Berbères issus de deux tribus différentes, une rouquine blanche de peau et couverte d’éphélides ensoleillées et un petit homme presque noir aux cheveux d’or bouclés. Quelqu’un, qui revenait de là-bas, les avait traités de Berbères et la comtesse l’avait sermonné. Elle était encore belle à cette époque, vous pouvez pas savoir. Elle n’était pas d’ici, mais sa terre n’était guère différente d’aspect et sa langue terrienne était compréhensible par les gens du coin, comme elle comprenait la leur. On recherchait sa conversation. Elle revenait des Colonies. Sans blessures autres que celles qui affectent définitivement le cœur. Elle avait connu le bonheur et on sentait qu’elle disait au moins la moitié de la vérité, ce qui est un taux parfaitement acceptable si on tient compte que la guerre n’était pas terminée et les négociations en cours. Ben Balada avait acheté la maison d’à-côté. Il y habitait seul. Il entretenait un beau jardin où les fleurs peuplaient un riche potager. Il y avait aussi un chien et des chats et Jehan Babelin venait s’asseoir avec Ben Balada sous le cerisier et ils jouaient aux cartes sans échanger beaucoup de paroles, Hélène les surveillait depuis sa fenêtre et Lazare depuis la sienne qui était beaucoup plus loin d’où la nécessité d’utiliser une longue-vue, il n’avait pas eu de mal à se la procurer car un de ses ancêtres avait servi à Aboukir et un mur était constellé de souvenirs qu’il avait ramenés d’Égypte, la photographie n’existait pas à cette époque et Anaïs leur montra comment on peint à l’aquarelle et le résultat était oh stupéfiant de réalité, Lazare était doué lui aussi et elle en était fière. Patrice de la Rubanière avait écouté ces récits bouts de ficelle dans les draps où Hélène avait renoué avec le plaisir après une longue période de privation et non pas d’abstinence comme elle le prétendait, il ne la crut jamais, il aimait ses cachotteries qu’il ne qualifia jamais de mensonges. Et voilà comment Frank Chercos est né. Le pédé sortit. Il vérifia le fonctionnement du ventilateur et salua à la ronde pour montrer son gros cul qui avait un prix. Hélène avait un doute à propos de… l’orientation sexuelle, comme on dit dans les journaux, de Patrice. Mais c’était un amoureux formidablement voluptueux et efficace. Il inventa Frank Chercos le jour même où Lazare fut assassiné. Ben Balada l’avait étranglé, après l’avoir violé, un matin de printemps et l’édition du soir avait donné tous les détails dans un langage à la fois compréhensible et châtié, comme il est de règle dans la profession. Et Hélène, qui couchait déjà avec Patrice, avait appris la mort de son petit voisin d’enfance en lisant l’article documenté de Patrice. C’était une sale époque, celle qui avait succédé à la fin de l’Empire. Et maintenant elle était plus sale encore. Et vingt ans plus tard, tandis que la réalité pouvait être manipulée encore plus facilement par des moyens de calcul beaucoup plus pharamineux, elle était arrivée à Vermort, ou plus exactement à Castelpu où se dressait le château de Vermort, avec ce Frank Chercos qui était peut-être une projection numérique, ok, cela elle voulait bien le reconnaître, mais il baisait tellement bien qu’elle n’en voulait plus à Patrice de la Rubanière de l’avoir trompée avec un personnage.

Maintenant, comme on dit dans le NR, Frank Chercos mordait sa langue, ses doigts, le filtre de sa cigarette, l’ongle de son index, le bout du nez d’Hélène, ses tétons. Évidemment (c’est ce qu’il dirait au tribunal) il n’avait pas insisté au sujet des fusils, mais s b d d aucun d’eux n’avait servi à tuer cet extraterrestre !

— On ne peut même pas m’accuser de négligence, dit-il dans la bouche d’Hélène.

— Ce qui est sûr, c’est que si tu n’es pas le second extraterrestre, ce n’est pas toi qui a tué le premier…

— Tu veux dire que…

Mieux valait en rire. Il grignota des poils avant d’avoir envie de fumer. Le flacon d’anisette était mort. Il respira le goulot, mais sans la langue, c’est difficile de s’illusionner. Comme il n’était pas midi, il sortit, mais pas pour aller chez Barman qui n’avait rien à lui apprendre, il se dirigea vers la coquette maison du docteur Vincent. En s’approchant du portail, il vit que le guéridon sous la tonnelle était occupé par quatre personnes dont le docteur qui, si j’ai bien compté, en recevait trois. Or, Frank ne reconnut aucune des trois. Par contre, le docteur Vincent était le seul à consommer son breuvage, ce qui se voyait au louchissement de son verre, les autres personnes ne buvaient pas, elles avaient leurs mains sur les genoux et les genoux sous la table, sans défaut de perspective. C’étaient des gens comme vous et moi et ils pouvaient parfaitement être d’ici. Et s’ils ne l’étaient pas, la question de savoir d’où ils venaient devenaient aussi pressante que l’envie de. Frank attendait sans entrer. Il n’agita pas la clochette. Quelqu’un qui serait passé entre lui et le portail l’aurait trouvé bizarre. On ne se tient pas comme ça devant un portail, même si celui qui arrive ne songe pas à passer entre, il passe derrière, il ne s’arrête pas, mais ne peut s’empêcher de jeter un œil dans la même direction et il voit la même chose : trois étrangers ou alors ce ne sont pas des étrangers et comme ça fait longtemps que Frank n’est plus d’ici on comprend qu’il se pose des questions d’ici à propos de ce qui ne l’est pas. Mais personne ne passa pour éclaircir l’obscurcissement qui s’épanchait des méninges à l’amygdale. Frank se trouvait dans la situation du romancier qui, au détour d’une de ses rues, où il installe ses personnages, tombe nez à nez avec un individu qui n’a pas été invité à jouer avec les autres. Et pas seulement comme le machiniste victime d’un subit AVC qui entre sur la scène en pleine représentation de La Tempête qui n’avait pas besoin de ça. C’est un non-personnage. Appelez ça un extraterrestre si vous manquez d’imagination et si la raison ne vous est d’aucun secours au moment d’en savoir plus. Puis tout alla très vite, comme on dit dans le journal : Frank entra sur la scène, s’arrêta devant le guéridon où on cessa de bavarder et, la mâchoire de travers et l’œil saignant, dit d’une voix effrayée :

— Je crois que j’ai vu Caliban !

 

 

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