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Gor Ur - Le Gorille Urinant - Texte intégral - version non révisée
Septième épisode - Mourir et basta !

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 Article publié le 14 octobre 2008.

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VII - Mourir et basta !

Un type m’expliquait que c’était un simulacre. J’étais confortablement installé derrière une vitre sans tain avec le gratin de la Justice et du Social. Je comprenais pas pourquoi ils tenaient à m’entraver puisque le type qui était sur la table n’était pas moi. Il attendait, jouant le frisson et l’humidité. C’était une belle imitation de Frank Chercos, avec une moustache en plus. Le type qui m’accompagnait m’expliqua que ces mannequins n’étaient pas parfaits, mais que jusque-là, la Presse n’y avait vu que du feu. Du moins le Cercle Extérieur qui était composé de journalistes prêts à tout pour se faire passer pour des écrivains. En ce moment, je passais à la télé. Toutefois, on coupait dix secondes avant l’installation des aiguilles d’injection.

— Une fois que ce sera fait, me dit le type, vous serez expédié ad infinito. C’est un long voyage, je sais.

Il savait rien. Il restait ad omsuitum pendant que le vrai Frank Chercos pourrirait lentement dans un espace dont il ne connaissait que la littérature. Ah ! J’en avais lu de ces histoires infinies ! J’les conseillais même à mon gosse.

— Que va-t-il leur arriver ?

— Rien, à part la honte d’avoir fréquenté un criminel, me dit le type qui s’impatientait alors que l’heure fatale avait été fixée par jugement.

— Je m’sens coupable, du coup.

— Vous avez pas choisi. J’ai pas choisi moi non plus. Vous connaissez John Cicada ?

— De répute. Qui l’connaît pas ?

— Vous aurez l’honneur de voyager sous son commandement.

— Il s’en va ad infinito lui aussi !

— Non. Il revient. Il revient toujours.

— Il revient d’où !

— De la Station Intermédiaire de Saturne.

Il y avait bien une Station Intermédiaire. Et c’était ça, le boulot de John Cicada. Moi qui l’prenais pour un héros ! Comme tout le Monde d’ailleurs, sauf ceux qui étaient au courant. En vous condamnant, « ils » vous mettaient au courant des petits détails de votre erreur fatale. Mais c’était pas moi qu’on expédiait ad patres. Je pouvais en concevoir de la joie.

— J’ai d’la chance, dis-je en sourdine.

J’avais aucune envie de confier mes sentiments à ces gens dont la plupart étaient venus dans un esprit de vengeance. Les autres me jetaient des regards complices. Je les connaissais pas. Un type en blouse blanche entra dans la salle des exécutions.

— Encore un bon quart d’heure, me dit le type qui m’accompagnait.

C’était poignant comme atmosphère. Pas un nom, à part le mien, et un nombre croissant de témoins qui prenaient place d’un côté ou de l’autre.

— Où sont-ils ? demandai-je parce que l’angoisse commençait à faire des petits.

— Zont pas souhaité assister à votre exécution. Vous reconnaissez pas un cousin, un proche, un voisin ?

— Merde ! J’reconnais personne !

C’était comme si j’étais seul ou oublié. « Ils » avaient préparé le terrain. Le jugement ne parlait pas de solitude ni d’oubli. J’crois même qu’il y avait pas eu de procès. Pourquoi j’acceptais ça ?

— Vous êtes conditionné, Frank. Vous avez subi une longue préparation. Désormais, vous saurez distinguer le faux héros de l’homme social. Vous verrez. C’est passionnant !

Qu’est-ce qu’il savait de la passion, ce bourreau en herbe ? Quelqu’un signala avec le pouce que la connexion était coupée. On pouvait commencer. Le type en blouse blanche tapota l’épaule de Frank Chercos qui eut un spasme douloureux. Il n’avait pas crié, mais la torsion de son visage indiquait qu’il était au bord de l’accident cérébral. Le type installa les aiguilles. On lui passa la première seringue et il attendit, le pouce sur le piston, surveillant le compte à rebours.

— « Ils » peuvent pas nous ôter la vie comme ça ! criai-je en me redressant.

Mais j’allais pas plus loin que les chaînes.

— Calmez-vous, Frank ! C’est qu’un mauvais moment à passer. Vous irez droit au Paradis. Ad paradiso ! L’enfer, c’est pour nous !

— C’est pas un simulacre ! gueulai-je dans le masque. Ce type est Frank Chercos. Ça ne peut être que lui !

Ah ! J’étais agité. Et pas que du bocal. On aurait dit que je rejoignais ce corps qui acceptait la mort parce qu’il était programmé pour ça. C’était peut-être toujours le même type, avec une moustache différente.

— Frank ! C’est un mannequin bourré d’électronique. On vous l’aurait dit si c’était vous.

Je voulais pas voir ça. Ya rien de plus humiliant que d’assister à sa propre mort. Je l’savais pour l’avoir lu. J’avais cette culture de l’uchronie. J’étais pas différent, seulement distingué, et j’savais plus rien de cette distinction qui m’avait servi de prétexte pour survivre. Ils resserrèrent les liens. J’étais derrière le masque. Peut-être seul à entendre mes cris.

 

Puis je me sentis bien. J’avais une bouffée de joie, chaude et tournoyante. Je savais que ça durait pas plus d’une minute. Ensuite, personne ne savait ce qui se passait.

— On s’en fout de ce qui se passe après ! C’est un simulacre, Frank ! C’est un mannequin. On l’appelle Factothomme pour rigoler. Ça vous fait pas marrer, Frank ? Vous êtes bien le seul.

D’abord la solitude. Le sentiment que plus rien n’incitera leur curiosité à s’intéresser à votre cas. Vous aurez beau vous agiter dans vos liens, ça ne concernera plus personne. Vous n’avez plus rien à donner pour séduire. Et aucun moyen d’arracher quelque chose à quelqu’un.

J’arrivais pas à m’convaincre. Ils injectaient la conviction, mais il fallait accepter l’idée que personne n’y verrait un signe de refus. Je voulais voir ce que je valais sans masque.

— C’est l’règlement, Frank. Allez-y, DOC !

DOC y allait. Il savait que c’était un jeu destiné à assouvir les instincts primaires de la Population. J’en avais bien fait partie, moi, de la Population. Et j’avais jamais éprouvé autre chose que la sédation ordinaire administrée par la télé. On passe sa vie entre la colère et le silence. Entre le spectacle de la Mort de l’Homme et celui de la Joie élevée à la hauteur du Bonheur.

La table d’injection parcourait cette distance. J’avais dormi une heure, tout au plus. On me montra le mannequin désarticulé. Un type confectionnait une autre moustache pour l’exécution suivante.

— Alors, Frank ? Qui avait raison ? Papa DOC ou Frankie le Bêta ?

Il fallait faire vite. Les substances m’avaient rendu sensible au moindre changement spatial. DOC vérifiait l’état de mes prothèses. J’étais pas très avancé de ce côté de ma personnalité. J’avais même accumulé un certain retard. Il y avait si longtemps que j’étais un citoyen ordinaire après avoir été un acteur de la Réalité qui m’avait détruit définitivement. Depuis, j’avais vécu l’enfer des Invalides Reconstitués.

— Frank ? Vous savez pourquoi on vous a condamné ?

— Non. Je sais pas non plus pourquoi j’ai pas été exécuté.

Le visage de DOC était couvert d’une fine humidité. Il portait des lunettes à monture d’acier reliées directement, je veux dire sans interface, à son cerveau de savant conditionné par la recherche.

— Vous avez tué, Frank.

— J’ai pas tué et vous le savez bien.

— Vous avez tué et vous ne le savez pas.

— Si je le sais pas, c’est dans un manicomio que je dois finir mes jours. Pas dans l’espace.

Doc paraissait déçu par mes réponses. Il alluma une cigarette et me proposa une taffe. Y savait même pas que j’avais arrêté de fumer.

— Frank ? Vous avez raison pour l’exécution. On vous a épargné cette souffrance par Système. Inutile d’en demander plus. Le Peuple est resté indomptable sur certaines questions. Alors on a conçu le Sous-Système des Simulacres. Vous en avez bénéficié, Frank. Acceptez-vous cette idée ?

Y disait pas ce qui m’arriverait si je mentais. Supposons que ce Système est capable de dénoncer mes mensonges. Il bipe aussitôt.

— Vous partirez pas sans cette conviction, Frank.

— Injectez de la conviction, DOC. Je suis prêt !

DOC était vraiment déçu par la vanité de mes efforts. Il se passait en moi quelque chose qu’il n’expliquait pas. Il appliqua le Gilet Programmateur. Rien. J’y arrivais pas. Ou alors j’étais pas seul dans ce corps. Ce qui expliquait les imperfections de ma solitude.

— Il est beugué, dit DOC à des types qui s’approchaient chaque fois que je les réduisais au silence et qui reculaient quand j’avais plus rien à dire, pensant sans doute à ce moment-là que j’étais sur le point de me convaincre.

J’oscillais. Sans un minimum de Solitude, j’étais pas prêt pour l’Oubli. « Ils » pouvaient encore tenter la Douleur. Je leur opposerais la Peur comme antidote.

— C’est pas un combat, Frank !

— J’avais un Destin qui consistait à pas me faire trop chier et vous l’avez changé pour cette merde de Voyage !

— Il est pas heureux de Voyager, le p’tit Frank à sa maman ?

— J’ai jamais voyagé ! J’suis un sédentaire. Je travaille par habitude et je m’amuse pas si on s’amuse plus que moi !

Le mannequin se réveilla. Il empoigna ma gorge et me planta son regard dans les yeux.

— J’ai pas qu’ça à faire, mon vieux ! grogna-t-il.

Il était en pleine concentration pour la prochaine exécution. Ça me faisait un drôle d’effet de parler à un étranger qui avait joué mon rôle jusqu’au bout. Je lui expliquais rapidement que j’avais toujours été un emmerdeur de tourner en rond. Mais ses yeux indiquaient que c’était pas le genre de truc qu’il comprenait le mieux.

— J’en ai marre de ta mauvaise influence ! gueula-t-il.

— Nonmétékitoa !

Qu’est-ce que je devais faire déjà ? Mourir et ¡basta ! ? Si j’avais pas tout compris, c’était-y pas plus simple de m’expliquer ?

— Ça fait une heure qu’on t’explique, connard !

— Arrachez-lui les couilles si vous voulez, Manni ! Mais pas la tête !

DOC était inquiet. Il parlait d’une première fois, mais j’arrivais pas à comprendre si c’était la première fois qu’il exécutait un innocent ou la première fois qu’un innocent comprenait pas l’Enjeu. Manni grinçait comme un automate d’antan.

— J’y arracherais pas les cojones non plus, DOC ! Le problème, c’est l’influence qu’il exerce sur moi. Ça m’est jamais arrivé. D’habitude, le condamné est heureux de s’en être sorti. Il en a rien à foutre du Simulacre. Il a eu la Peur de sa vie et il en est pas mort. Une crise d’angor, à tout péter. Ça se soigne, merde ! Mais ce…

— …zombie, fit DOC qui jetait l’éponge.

Il se grattait le cul d’un air pensif.

— Y aurait une soluce, dit-il comme s’il y en avait pas.

Manni s’impatientait sur une cigarette.

— Si ya pas d’soluce, DOC, je perds mon boulot. Dire que j’l’ai accepté par pur patriotisme ! Le Living Theater m’avait fait une proposition. On est con d’être patriote des fois ! J’vais leur téléphoner si je trouve le courage. Je leur explique comment que j’ai pas répondu à leur proposition, hein, Frankie la Crevure !

Il m’en voulait à mort, le Manni. Il considéra mes couilles mises à nu par DOC qu’avait pas envie d’avoir des emmerdes avec la Hiérarchie des fois que Manni arracherait une tête prévue pour autre chose. C’était des choses qu’il avait pas idée. Voilà pourquoi il les expliquait pas. Par contre, il avait peut-être une soluce.

 

On se rendit tous les trois chez Bernie. Il vivait. Donc je l’avais pas tué. Il parut heureux de me voir en si bonne compagnie. Manni donna le ton avant qu’on se fît des illusions :

— Ce connard veut pas accepter l’idée qu’il est pas mort ! gueula-t-il si fort que Sally s’oublia.

On était dans l’antre de Gor Ur. Bernie serpillia sous les jupes avant qu’on y prenne goût.

— Buvez, les mecs ! C’est gratos. Mézydézoliv’sali.

Bernie me tapota la joue. Il agissait quelquefois comme un père.

— De quoi tu t’plains Frankie ? T’auras pas à faire la guerre ! C’est-y qu’il veut la faire, le p’tit Frankitounet qu’était pas plus haut qu’ça quand j’l’ai sauvé de la noyade ?

— Ça va, Bernie ! Y s’intéressent pas à l’enfant. Y zont pas l’temps. Y m’ont foutu la dose, Bernie. Complique pas !

— Jérévé ! fit Manni qui faisait semblant de se calmer.

Il consulta sa montre. Il avait encore une demi-heure devant lui. Il arracha sa moustache. Il en aurait peut-être plus besoin. Il avait plein d’moustaches dans sa poche. Et il savait exactement qui était qui. Il s’était jamais trompé d’moustaches.

— Tu m’crois, Bernie ? dit-il en acceptant un autre verre.

Ylavédézolivdanlamin/épadedan.

Bernie croyait à tout c’qui le mettait à l’abri des emmerdements importés par les autres. Il montra comment on mange une olive sans les dents. Ses doigts dépiautèrent la malheureuse et le noyau tomba dans un crachoir. Il ouvrit la bouche et déposa la chair sur sa langue bleue. Manni pouvait pas apprendre ça en moins d’une demi-heure.

— À moins qu’j’y vais pas, dit-il tristement.

— Faut y aller ! dit DOC qui savait pas picoler sans raconter des conneries et finir par chialer parce que son existence n’a plus de sens.

On est tous comme ça, des pazêtréavoirétés. Mais on fond pas en larmes à la première occasion. Manni aussi avait envie de chialer. Il avait le hoquet.

— C’est à cause de l’aérophagie, dit-il. De pas avoir de dents, j’avale trop d’air.

— C’est mieux qu’les acidités, allez ! fit DOC en s’arrachant un poil de sourcil.

— Zêtes venus pour pour Frankie, les mecs ! rappela Bernie qui ne perdait jamais à ce jeu.

J’étais même pas désolé. J’avais envie de rien. J’pouvais rentrer dans cet état.

— Mais il n’est pas question que vous rentriez ! s’écria DOC.

— Il a rien compris, fit Manni. Arrêtez le simulacre.

— La peine ad patres est abolie, collègue !

— Qu’est-ce qu’ils racontent comme conneries quand y zonpa zassé bu, dit Sally qui sacrifia une autre bouteille sur l’Autel de la Soif.

DOC resserra mes liens. Maintenant, j’étais attaché à lui. Il avait pas assez bu. Il avait l’air paf, mais en réalité il savait reconnaître un coupable d’un innocent. Manni ne lui contestait pas cet honneur insigne.

— Je vous conseille de retourner à votre poste, Manni, dit DOC qui se leva pour un dernier toast.

On leva nos verres à l’Homme et à ses Femmes.

— Que l’Homme lève son verre et que la Femme lève la jambe, dit DOC qui s’y connaissait vachement en relations sexuelles.

Depuis que l’Islam avait accepté le Messie qui du coup avait grimpé de simple prophète à Fils d’Allah, rien n’avait changé. Le verre demeurait le symbole de l’Homme et la jambe condamnait les femmes à cette idée somme toute assez banale que l’égalité est signe de déclin.

— Moi, déclara DOC, j’bats pas ma femme parce que j’en ai pas.

— T’accumules, ouais !

— Qu’est-ce qu’elle va morfler !

Manni y lavait pas d’femmes parce qu’il en avait pas besoin. Sally le lorgnait.

— Mé, dit Bernie, j’suis sadomachiste.

— C’est une révélation ! fit Sally.

Elle avait un beau sourire qui m’déplaisait pas. Paraît que j’lui dois ma première pâmoison. On s’en souvient ni l’un ni l’autre. Bernie s’en souvenait, mais il avait raté les photos. C’était surexposé. On voyait une forme dans le gris, un peu comme si on avait fait ça dans le brouillard.

— Y avait pas d’brouillard dans la cité Jean-Jaurès, dit Sally.

— Y avait un mauvais photographe !

— C’était l’appareil de Frankie et j’savais pas m’en servir.

Manni tapota encore le cadran de sa montre.

— Y peuvent pas mourir sans moi, dit-il en se penchant vers DOC qui penchait de l’autre côté.

— Et y peuvent pas revivre si papa DOC se trompe de seringue ! dit DOC qui semblait décidé à revenir à de meilleures intentions.

Je l’suivais. Bernie distribua ses bises mouillées sur le trottoir. Sally avait des seins en or. Textuellement.

 

On revint par une porte dérobée. Un con attendait qu’on l’exécute. Il regardait le chiotte en acier blindé. Ah ! J’aurais bien pris une photo, moi ! Mais j’étais lié à DOC et le condamné comprenait pas ce que ça voulait dire. Ils vous préviennent pas. Ça passe bien à la télé, l’angoisse de la mort.

— C’est l’heure, Popol, dit DOC en passant.

Popol il était pas fier. Il arrêtait pas d’changer d’couleur. J’avais pas vécu ça, moi, m’expliquait DOC. Pourtant, je m’en souvenais comme si j’étais Popol.

— Retenez-le ! dit Manni. Il va encore nous échapper.

Il parlait pas de la vigilance. L’œil était vissé sur le condamné. Et le temps lui faisait mal au cul. C’était pas avec ça qu’ils jouaient.

— On joue pas, dit Manni tranquillement. On fait not’boulot.

La belle excuse ! Il avait pas fait son boulot, Frank ?

— C’est pas la bonne moustache ! J’ai dû l’oublier chez Bernie.

Toujours des excuses. Et des morts à la pelle. Popol comprenait pas tout et s’inquiétait pour sa souffrance qu’il avait toujours eue un peu fragile. Il disait rien Popol. Il savait que s’il ouvrait sa gueule, ce serait uniquement pour s’adresser à la mort. Elle avait réponse à tout et Popol le savait, non pas par expérience, mais parce que les fictions le disaient clairement. Ya bien un peu de Réalité dans la fiction, non ?

— On s’en fout, dit DOC.

Il allait instruire Popol qui n’en reviendrait pas.

— Qui c’est qu’il a tué ? demandai-je.

— Personne, dit Manni. Mais on s’en charge.

Toujours ces confusions imposées par des similitudes sonores. Je captais une autre Réalité parce que ma mort était un simulacre. Qu’en pensait DOC ?

— C’est pas con, dit-il en taillant une moustache à Popol qui répétait sans cesse qu’il avait pas de moustache dans la Vie Réelle.

J’étais pas loin de l’obtenir, mon Visa Ad Infinito. Vai !

Popol il avait qu’un souci : il était où, le mensonge, dans cette mise en scène de sa trouille ? Il me regardait plus. Je l’intéressais plus en tant que Survivant. Et j’avais pas non plus l’impression de revivre ce que je venais à peine de vivre. On était des étrangers l’un pour l’autre. Les Fictions en parlaient. Ces épisodes me revenaient. C’était bon, bon signe, disait DOC qui avait décidé de jouer la patience avec moi. Popol poussa un dernier cri et Manni se colla une moustache. On était dans la Procédure. Je fermais les yeux.

— Si zêtes pas à lèze, vous disposez d’un masque à oxygène.

Une voix me réveillait. Un corps me caressait.

— Non, non ! Ya pas erreur sur la personne. Vou zêtes bien Fank Checos.

Une jolie Chinoise de douze ans d’âge fit sauter mon bouchon. Je jetais un œil par le hublot. On était bien avancé : y avait plus rien à voir.

— Céletounoi, dit la Chinoise.

Elle croyait tout expliquer, mais le vieux Frank avait encore des racines.

— Vounalétépadelézisté ! me reprochait-elle en épongeant mon corps.

On voyageait nu à l’époque. C’était l’humiliation ou le cahot humide avec des bactéries.

— Intédidebandé !

J’en avais vraiment pas envie. La nouveauté, c’était la liberté de mouvement. Plus de chaînes, plus de propositions hâtives, plus de sujets délicats. Elle me dicta le règlement. J’écrivais comme si j’avais toujours fait ça. Et elle secouait sa charmante tête pour me féliciter.

— Tuatoucompi ?

Peut-être pas tout. J’allais à l’essentiel. En levant un peu la tête, je voyais qu’on était plusieurs. Je voyais même Popol qui se rongeait les ongles. Une Mongole l’aidait à écrire. Il avait pas choisi de continuer dans l’original. Il aimait peut-être plus cette idée de changement. J’en avais eu l’idée moi aussi, mais une intuition m’avait conseillé de me situer le plus près possible de l’original que j’avais été et que j’avais des chances de rester. Ça m’encourageait un peu, cette petite révolte secrète.

— Jevouzédidepabandé !

— Demande-moi le contraire et j’obéis, connasse !

John Cicada interrompit le viol. Sa puissante main gantée retira ma queue du petit cucul. Il la fit valser dans l’allée où elle demeura prostrée, jambes écartées dans la jupette. Ses petites lèvres tremblaient. J’avais pas été loin.

— Et vous n’irez pas plus loin, Frank, dit John Cicada en me soulevant au-dessus de la moquette.

Il m’emmenait où ? J’entrai dans une combinaison, mais il me lâcha pas. Sa poigne de paysan m’entraînait dans un autre Monde. On entra dans sa cabine.

— Tu recommences et j’te troue ! gueula-t-il à proximité de mon visage qui portait encore les traces du masque.

Il me montra le troueur relié à son cerveau.

— T’es vraiment un con, Frank !

Il me brancha. Ça allait vite. Puis le temps se fixa sur une image en deux dimensions qui représentait la courbe de ma chance. Fallait pas être sorcier pour comprendre que j’avais vite atteint mes limites dans cette discipline.

— T’es un nada, Frank, continua-t-il parce qu’il avait l’avantage du terrain.

— Vieux con ! La chance, ça s’improvise pas !

J’avais au moins compris ça. Il recula dans le fauteuil qui se tenait derrière lui. J’avais pas l’intention de renoncer à ma culture.

— C’est pas c’qu’on t’demande, connard.

— J’vais pas péter les plombs pour te faire plaisir, vicieux !

On avait rien à se dire, mais on dialoguait. Ça pouvait pas se terminer autrement :

— Je te nomme technicien de surface, décréta John Cicada qui avait été le héros de ma jeunesse oxydée.

Je me mis à saigner de la gueule parce que je me mordais la langue.

— Tu connais l’métier, Frank : tu pisses dans un seau et tu répands avec la serpillière. Gor Ur sera fier de toi, mon petit.

Est-ce que j’étais fier de moi ? J’pouvais pas la rentrer, ma colère, il savait que je devenais dangereux. Il aimait cette idée de me contenir à la limite de sa volonté. Je reconnaissais tous ces détails.

— Il est où le seau ? grognai-je.

— À tes pieds, connard. Le balai, tu l’as dans l’cul.

 

Je commençais par la salle des Médailles que la Chine reproduisait à l’infini pour menacer d’occuper l’Abîme avec des moyens temporels. Une offense à l’occidentalisation du Monde qui arrivait pourtant à son terme. Je briquais avec une passion contenue. De temps en temps, un cucul me proposait des jeux de hasard et je jouais jusqu’à l’angor. John Cicada me guettait. Il était où Popol ?

— Jémalocucu !

Il défonçait lui aussi. On avait rien d’autre à faire. Je perdais pas de temps avec l’Urine. J’en gagnais pas non plus à éjaculer.

— T’as déjà vu NP la nuit ? me demandait Popol quand il avait épuisé son imagination.

— Tu parles, Charles ! J’ai vu qu’ça !

La nostalgie et le mal du pays. Des salades peut-être, mais c’était douloureux. Popol y perdait en crédibilité. Il était passé de la Fiction au Mythe sans s’en rendre compte. Il filait vite ! J’allais pas le détromper. Il avait l’air parfaitement heureux et j’avais besoin de ce bonheur. Y avait pas d’bonheur chez les filles. C’est comme ça qu’on devient pédé.

— Ah ! La nuit ! disait Popol en calculant la véritable trajectoire. J’en ai connu des inconnues !

Ce qui me ramenait à ma fragile raison d’être. Kol serait pas content que j’avais failli à ma mission. Ah ! Et pi merde ! On se change pas. Je sais pas c’qui m’retient de tout envoyer balader, mais je suis retenu et j’y peux rien. J’ai l’impression d’être un aveugle dans un champ de mines. C’est déjà pas facile quand t’es pas technicien. Je pouvais déclencher le mécanisme de la fatalité à tout moment. J’imaginais même pas les dégâts sur la personnalité.

— C’est la vie, dit Popol. Ya les kons et les pakons. Et rien entre ni autour. C’est fou ce que c’est clair.

Il voyait. Sans les mines. Juste un champ. Avec des vaches dessus si c’était ce qui le faisait rêver le mieux. Et il secouait pas la tête pour se réveiller.

— Qu’est-ce que ça chlingue ! se plaignait-il. Elles ont l’âge du pipi. Encore une erreur que le vieux Frankie et le baraqué Popol vont mettre à profit pour monter une affaire tout c’qu’il y a de plus rentable.

C’est vrai qu’il était baraqué, Popol. Les filles lui montaient dessus comme sur un arbre. Il avait une cime feuillue à la place de la tête. Il avait toutou blié de l’injustice et de l’angoisse, alors il se sentait plus seul et il était sensible aux odeurs. Le vieux Frankie pouvait pas en dire autant. Mais Popol constatait avec amertume que j’étais bien baraqué aussi si c’était d’la queue qu’on parlait. Ça l’faisait pas vraiment marrer. À éviter pour pas gâcher le bonheur.

— La nuit, on n’en verra peut-être plus, Frankie.

— Pas des comme on a connu à NP, Popol !

— Tu trouves pas que ça chlingue ?

Ça chlinguait. Je chlinguais. T’as un meilleur mot pour traduire l’impression ? Non. Alors laisse chlinguer si ça chlingue.

 

Mais pour pas mentir, j’avais pas d’projet. J’étais dans le laisser-aller. J’avais trop vécu. Il arrive un moment où tu peux plus tout raconter. Tu te fixes aux détails. Comme si t’avais fait la guerre et que tu t’en étais sorti. Moi j’appelle ça « les lieux du rongeur ». Cette petite bête fait pas mal parce que t’es anesthésié. Le problème, c’est la fréquentation. Pourquoi je suis-je là ? « Parce que j’ai rien d’autre à ronger ! » dit la petite bête qui n’a pas d’humour. Seul. Et pas encore oublié. Si t’as pas compris ça, t’as rien compris, ô Lecteur.

On arriva sur Saturne. Pour moi, c’était un retour. Comme John Cicada n’avait pas pris une ride, je supposais que le temps n’avait pas été aussi long que j’avais imaginé. Popol s’émerveilla au premier coup d’œil. La Cité Intermédiaire avait de quoi.

— Tain ! Du jamais vu ! Du à prendre sans rien laisser !

Mais je le prévins, des fois qu’il se mette malade quand on lui apprendrait qu’il était destiné à l’Infini Perpète :

— Ça durera pas, Popol. En fait, tu sais rien et ils t’apprennent au dernier moment. Si t’angoisses pas après ça, c’est que le Simulacre d’Éxécution était plutôt une Éxécution du Simulacre. Un antiroman.

Il reconnaissait, perdant toute trace de bonheur :

— C’est trop compliqué pour moi.

Et mon bonheur, direz-vous, maintenant que t’as effacé celui de ton compagnon de voyage ? J’m’en fichais, de mon bonheur. Je l’concevais comme une perte de temps. Si tout devait recommencer, je voulais en savoir plus. DOC avait été clair sur le sujet dans son Rapport d’Éxécution : le sujet a conscience de ne pas être mort, mais il refuse de se croire vivant.

John Cicada vint nous saluer.

— T’as plus besoin d’ça, Frank !

Il récupéra mes instruments de torture. Ah ! Yen a qui vont pas me regretter à bord ! John Cicada s’intéressait plus particulièrement à Popol. Il caressait la bosse par pure superstition et Popol acceptait le geste comme s’il était loin de penser à l’humiliation que ça m’aurait inspiré si j’avais été bossu. Sur la piste d’envol, les Revenants attendaient. Ils allaient hanter la Terre comme j’avais peut-être su le faire. Mais ça arrivait combien de fois après le Simulacre Définitif ? Ils étaient peut-être pas tous condamnés. La preuve, la Sibylle faisait partie du voyage. Popol admira le Métal de son regard.

— Tulaconé ?

Si j’la connaissais ! Plus le temps passait, plus elle lui donnait tort. T’imagines pas à quel point je la connais. C’est MA création, Popol ! Tiens, j’suis pas radin. J’te la présente. Popol, la Sibylle. Sibylle, Popol.

— Maintenant que vous vous connaissez, j’vais m’désaltérer.

— On n’y voit pas d’inconvénient, dit Popol qui se faisait une idée fausse de la Sibylle et de ses talents.

Au buffet, je commandais un Chinois. C’est un Russe, mais avec moins de crème. C’est bon aussi. La serveuse me demanda si j’étais un Con Damné ou un Con Toukour.

— Si tu veux savoir qui je suis, ma belle, donne-moi un verre de la taille de ton cul et j’te montre de quoi il est capable, le Frankie Érectile.

— Oh ! Merde ! C’est pas vrai ! Vous êtes Frank Chercos ?

— J’signe pas d’autographe avec autre chose.

J’avais besoin d’un encrier à ma taille, pas d’un verre à la taille de tout le monde. Elle se gratta les seins.

— Ya Roger Russel qui vous demande, M’sieur. Il est dans le salon des Empereurs du Monde Libre.

Comme si Yahvé un Monde qui l’était pas, libre de droits. J’étais déçu par l’impression que je lui laissais, à cette mal baisée. Frank Chercos = Grosse queue. Et le cerveau ? J’en avais un, non ?

Rog Russel m’attendait. Et ô merveille, Cecilia aussi. Elle était impatiente parce que la date du mariage avait été fixée. Il était où, le Muescas ?

— En mission secrète, dit Rog.

Cecilia frémit. Elle me jeta un regard désespéré.

— En secret, j’veux bien, dis-je. Mais en mission !

Rog n’avait jamais apprécié le sarcasme chez les subalternes zélés. C’était quoi, ces yeux effrayés de Cecilia qui donnait plus un seul signe d’impatience. Ah ! faut pas se fier aux premières impressions. Moi, quand je suis entré dans la salle d’exécution, j’ai cru mourir d’une attaque à c’que j’ai de plus fragile : le cerveau. Au lieu de ça, j’suis devenu encore plus fragile de la vessie depuis ce Simulacre qui a dû toucher d’autres organes sans que ça se voie tout de suite.

— Vous avez apprécié la finesse de nos opérations internes, dit Rog qui avait l’air de s’adresser à moi.

Dans ce cas, je saisissais pas non plus la finesse du propos. De quelles opérations internes il parlait, ce grand connaisseur d’annulation ? Le mystère, d’accord. Mais l’obscurité ?

— Vous allez retourner sur Terre, Frank. La Sibylle vous accompagnera.

— C’est que j’en ai un peu marre de mourir, patron !

— Vous ne mourrez pas cette fois. À moins que vous vous fassiez descendre par l’ennemi. La Sibylle ne sera pas toujours là pour vous protéger. Vous savez vous servir du poison ?

Il me confia la capsule de viagra.

— C’est un poison ? dis-je quitte à paraître idiot.

— Pour Muescas, oui, dit durement Cecilia.

Elle me saisit le coude avec la fermeté d’une femme en couche.

— C’est pas qu’je veuille comprendre, patron… Vous m’connaissez : jamais d’questions en dehors du service. Juste le p’tit verre de l’amitié : et pas un verre en service. Je suis ferme quand je travaille !

J’suis pas bon comédien, mais Cecilia n’avait pas besoin de me connaître à fond pour m’apprécier. J’agitais mon cigare éteint.

— Pourquoi l’poison ? demandai-je enfin.

— Parce qu’il faut qu’ça ait l’air naturel, dit Cecilia.

Et pourquoi qu’y fallait qu’ça ait l’air naturel ? Parce que Frank Chercos n’avait pas besoin de le savoir. Je la reconnaissais plus. J’l’avais imaginée en nymphe nue, jamais en instigatrice d’un meurtre prémédité, ni surtout avec Frankie dans le lit de Muescas.

— Ce n’est pas ce qu’on vous demande, Frank ! 

— J’cherchais pas non plus à vous surprendre, patron.

— Vous ne me surprenez pas, Frank.

Cecilia s’amusait-elle de mon embarras ? Elle me confia les pilules bleues. J’m’étais jamais servi de ce genre d’incitation.

— Vous en prendrez aussi, Frank. Pour que ça ait l’air plus naturel.

Je voyais pas la mise en scène. Qui c’est qui jouait ?

— Amanda Bradley vous expliquera.

 

J’aimais pas la moto, mais c’est le moyen de transport que la Sibylle avait choisi. Elle conduisait l’engin avec imprudence et irrespect sous prétexte que nous n’avions plus le temps de tergiverser à propos de mon visa. Les Autorités Terriennes n’avait cette fois vu aucun inconvénient à ma libre circulation. Il n’était même plus question de se rendre à la Justice ni surtout d’accepter ses raisonnements récurrents. John Cicada nous avait quittés sur le Pas de Tir en nous souhaitant bonne chance.

On allait en avoir besoin. John Cicada s’éloigna sans se retourner, les mains dans les poches comme si rien ne s’était encore passé et qu’il se doutait que ce qui allait se passer, en changeant le destin de la Sibylle, modifierait aussi ses propres constantes. Après tout, il avait agi en despote en condamnant à l’errance le fils que j’avais eu avec la Sibylle et en expédiant ad infinito une fille qui était peut-être la mienne. Je courais pas après, c’est vrai, mais il arriverait forcément quelque chose qui donnerait un sens final à cette configuration pour le moins compliquée.

La Sibylle et moi on n’a pas pris le temps de se reposer de la fatigue du voyage. Une moto nous attendait dans le parking privé des agents du Gouvernement. Elle était en possession de tous les justificatifs. Je craignais une autre aventure dans le désert. On s’était déjà quitté dans ces lieux sans limites. Et on ne s’était retrouvé que pour constater que les choses empiraient.

Nous quittâmes la ville vers le soir alors que les gens regagnaient leurs nids après une journée travaillée au profit du Capital. On suivit les banlieusards pendant une bonne heure, puis la route entra dans une nuit sans étoiles. Le ronronnement du bicylindre traversait une zone d’ombre où se projetaient des arbres immenses que j’animais de mauvaises intentions. Je serrais la Sibylle dans mes bras et je sentais battre son cœur dans les virages. Elle voulait arriver avant le jour. À cette allure, on n’arriverait peut-être jamais.

C’est alors que je me suis aperçu qu’on était suivi. Nul doute qu’elle le savait déjà. Depuis une bonne demi-heure, elle dosait les gaz avec plus de justesse. Je voyais deux phares dans le rétroviseur. Ce véhicule maintenait la distance. Ses occupants ne se souciaient pas de nous avoir alertés. On les perdit de vue pendant la traversée d’un village, les retrouvant plus loin à la croisée des chemins. Une croix surgit de la nuit, exhibant sa ferraille encore chaude. La voiture nous précédait.

Et il en fut ainsi à chaque traversée de villages ou de zones industrielles : la voiture prenait un raccourci et on la retrouvait après, toujours devant, maintenant la distance et la vitesse que la Sibylle ne chercha pas une fois à réduire ou à augmenter.

Nos casques n’étaient pas équipés de liaison. Nous ne pouvions donc pas communiquer. Seuls nos corps éprouvaient la tension de l’autre. Je me mis à trouver le temps long, puis j’eus envie d’uriner.

La Sibylle m’arrêta devant une gorurienne à sous et me confia le maravédis dont j’avais besoin pour ouvrir la porte. Elle coulissa en sifflant sur des rails noyés dans une eau où chatoyaient les grands yeux de la nuit. Une lumière intense éclaira le seul urinoir qui glougloutait. Dehors, la Harley ronronnait paisiblement, projetant ses feux sur une façade aux fenêtres closes. Je prenais le temps. Il y avait même de la musique, de la baroque en sourdine, avec un craquement constant qui trahissait une technologie du passé.

Quand je sortis, laissant la porte recoulisser derrière moi, la voiture était arrêtée derrière la moto, tous feux éteints tandis que les phares de la Harley éclairaient les rétines des oiseaux des arbres. La Sibylle, bras croisés sur la poitrine qu’elle avait un peu découverte, s’entretenait joyeusement avec deux types qui portaient des chapeaux. Ils chuchotaient, à peine dérangés par la Harley qui avait l’air d’apprécier l’air de la campagne. Je m’approchais, étreignant la crosse de mon Dillinger à deux coups. Mes prothèses signalaient un ancien combattant. Les deux hommes se retournèrent et m’adressèrent un sourire. La Sibylle fit les présentations.

 

Ces deux types appartenaient au BE, section des Protections Rapprochées. Ils comprenaient pas pourquoi on utilisait une moto. Le Gouvernement mettait à notre disposition un véhicule équipé de toutes les protections. On y était à l’abri de l’indiscrétion et des tirs. Un des types mit le doigt sur la peinture. Elle était encore humide.

— Non, expliqua-t-il. Elle se sèche pas. Elle ne polymérise pas non plus. Cette couche protectrice reste malléable en cas de besoin.

Je voyais pas ce qu’il voulait dire. L’autre approuvait en secouant négativement la tête. Un moustique le harcelait.

— Qu’est-ce qu’on fait ? me demanda la Sibylle.

La moto, c’était son idée. Dans la voiture, je pourrais dormir. J’avisais une banquette arrière pourvue de tout le confort qu’on peut exiger des voyages. La Sibylle pourrait même regarder la télé pendant que je rêverais à autre chose. C’était tentant.

— Qu’est-ce qu’on fait de la moto ?

— Il faut la détruire, dit un type.

Elle contenait des informations classées top secret. Ça la faisait vraiment chier, la Sibylle, de foutre le feu à un objet d’art. Elle hésitait.

— On n’y fout pas le feu ! s’étonna le même type. Elle est équipée d’un dispositif d’autodestruction.

— Vous voulez dire de motodestruction, ironisai-je.

J’y voyais pas d’inconvénient, moi. On serait frais et dispos à l’aurore. Je nous voyais mal nous traînant d’un bout de la journée à l’autre en attendant la nuit où on savait pas si les évènements de la journée auraient fait le lit du sommeil ou celui d’un cauchemar dont je redoutais les conséquences. Mais une fois sur place, constatait la Sibylle, on aurait besoin de la moto.

— Ça passe partout, une moto, dit-elle en jetant un regard désespéré sur la banquette qui invitait à ne plus y penser en attendant que l’improvisation devienne le moteur de l’inspiration.

— C’est comme vous voulez, M’dame. Nous on disait ça parce que Pompon a pas sommeil et qu’il se propose de conduire.

— Pampan a raison, M’dame. Vous conduisez comme un pied. Vous arriverez pas à Bomport dans ces conditions.

— On va pas à Bomport ! m’étonnai-je.

— Non. J’disais ça comme ça.

— Pampan a raison : on sait où on va et personne ne doit le savoir.

Sûr qu’il y avait du monde derrière les volets et que la nouvelle arriverait avant nous. La moto rentrait pas dans la malle.

— Ah ! Ça fait chier ! grogna la Sibylle. Vous voulez pas la conduire ? demanda-t-elle à Pampan.

Elle avait rien compris : Pompon avait pas sommeil, donc il conduisait la voiture. Panpam il avait pas dit que lui, Pampan, il avait pas sommeil non plus.

— Et toi, Frank, t’as sommeil ?

Donc, elle avait sommeil. Je me voyais vraiment pas au volant d’une Harley qui m’en voulait déjà de pas apprécier la finesse de ses tours. Et c’est pourtant ce qui est arrivé. J’me suis endormi au premier virage. Je les entendais fouiller dans la broussaille. J’étais blessé, mais endormi.

— C’est pas lui ! dit Pampan.

La broussaille s’énerva rapidement.

— C’est qui ? bredouillait la Sibylle.

— Si je l’savais ! fit Pompon.

J’étais en phase profonde, mais je les entendais. Ils fouillaient nerveusement. La Sibylle me secouait. Je voyais aussi ses yeux nyctalopes.

— Frank ! Réveille-toi !

— Vous voulez qu’je m’en charge, M’dame ?

Pompon, qui n’avait pas sommeil et était le seul d’entre nous à pouvoir réfléchir, me frotta le visage avec de l’herbe urticante.

— M’sieur Chercos ! On a un problème.

 

On me conduisit auprès du cadavre. Je tenais à peine debout et la Sibylle s’appuyait sur mon épaule. Pampan, qui fermait un œil, retourna le cadavre que la broussaille retenait encore. C’était Bernie. Sa poitrine présentait un orifice dans lequel je n’eus aucun mal à trouver le projectile : du 12 avec fil de laiton. Un massacre. La question était : qui l’avait transporté là, à l’endroit où personne ne pouvait prévoir que je manquerais un virage ?

— T’es blessé toi aussi, Frank ! s’écria la Sibylle.

Ma main saignait, mais en grattant on s’aperçut que c’était pas mon sang.

— Qu’est-ce que vous faisiez à deux heures du matin sur la route de Bomport ? demanda Pompon.

La Sibylle me posa la question sans dire un mot qui m’aurait blessé à jamais.

— Vous savez bien ce que j’y faisais ! dis-je dans un cri.

Quand on commence à dire « vous » alors que la femme qu’on aime vous tend les bras pour que vous disiez « tu », c’est que les choses ont mal tourné.

— Qu’est-ce qu’il fout ici Bernie ? demandai-je sur le ton de celui qui connaît la réponse.

— On vous le demande, dit Pampan qui comprenait à moitié, mais dont l’autre moitié dormait paisiblement.

La Sibylle me fit le signe convenu de la poudre d’escampette. Le moteur de la voiture était arrêté. On avait un avantage indiscutable. Étais-je suffisamment réveillé pour me coordonner à ses intentions ? J’étais paralysé parce que je voulais comprendre. J’avais la sale impression de revenir avant mon premier retour. Je voyageais à l’envers. Scientifiquement, c’était impossible, mais il arrive quelquefois que la Science ne peut rien pour nous et qu’alors la Réalité travaille le corps jusqu’à ce que l’esprit admette l’inadmissible. On ne voyageait pas dans le Temps parce qu’aucun paradoxe n’avait de solution crédible. On voyageait dans l’Espace parce que les évidences s’accumulaient à la frontière du Possible. J’étais donc en train de me raconter des histoires. La Sibylle s’était rapprochée de la moto et m’invitait à glisser moi aussi dans ce sens. Mais Pompon me barrait la route.

— Je dois vous arrêter, agent Chercos, dit-il. Vous avez une explication, j’en suis sûr. On sera à New Paris dans moins d’une heure.

On n’avait pas avancé, la Sibylle et moi. Ou j’avais avancé sans elle.

— Elle est à qui, c’te moto ? dit Pampan.

L’ordinateur de bord indiquait clairement qu’elle faisait partie de l’héritage que Bernie laissait à Sally et peut-être un peu à moi aussi. Le mobile n’en était pas moins clair. La Sibylle enfourcha la moto sans inquiéter les agents du BE. Elle ne partirait pas sans moi. J’étais plus sur la piste d’une Inconnue, mais en cavale, poursuivi par des collègues de travail qui voudraient avoir raison pour me donner tort. Plus pire, c’était la fin des haricots.

— Comment vous expliquez que vous vous cassez la gueule avec la moto de Bernie (paix à son âme) et qu’on trouve le cadavre de Bernie à côté de la moto (paix à ses cendres) ?

— Ya une explication, dis-je.

Il y avait deux motos. Celle que la Sibylle se préparait à faire démarrer en trombe pour me sauver de la honte et celle qui avait échappé au contrôle de Bernie foudroyé par un tir de chevrotine en plein vol.

On n’est jamais très convaincant quand l’inexplicable explique mieux que les explications. Pampan continuait de fouiller les alentours, des fois que ça s’compliquerait. Il s’activait comme s’il était sur le point d’inventer des preuves. La Sibylle attendait.

 

Une autre voiture du BE arriva sur ces entrefaites. Ils étaient quatre, dont Kol Panglas qui était vert de rage parce qu’il n’arrivait pas à reprendre le fil d’un rêve érotique. J’étais pantois.

— Frank ! dit Kol en arrivant sur moi.

Il allait me demander de m’expliquer. Pompon débitait déjà sa théorie. J’avais voulu planquer le cadavre de Bernie et j’étais sorti de la route.

— Il était inconscient quand on est arrivé, précisa Pompon.

Pas un mot sur la Sibylle. Elle n’eut pas besoin de démarrer en trombe. Elle s’éloigna lentement sans attirer l’attention. J’étais seul. Ça commence toujours par cette solitude. Les gyrophares d’une ambulance éclairaient la scène de la levée du cadavre. C’était pathétique.

— Il a besoin de soins ? demanda quelqu’un.

— Il est naze, dit Kol.

J’imaginais sa petite main qui vous demande de lui céder le passage.

— Qu’est-ce qui vous a pris, Frank !

Il me poussa dans voiture. Muescas me reçut avec sa grimace de bête traquée.

— Vous voyez ce qui arrive quand vous ne me protégez plus ! dit-il.

Kol ne pouvait pas secouer le futur gendre de Rog Russel. Il s’assit entre Muescas et moi.

— On y va ! dit-il au chauffeur.

 

Il était peut-être quatre heures quand on arriva au BE. La nuit s’était rafraîchie. Ça sentait l’eau du canal. La voiture s’engouffra dans une porte cochère. Toutes les fenêtres étaient éclairées. On chôme pas au BE.

Les collègues de garde m’interrogeaient du regard. J’attendis un bon quart d’heure dans la voiture. Kol était sorti et je l’avais vu grimper l’escalier en donnant des ordres à des minables qui commençaient le travail au corps par ces gesticulations de surface. Muescas attendait dehors, fumant une interminable cigarette. Le chauffeur jouait avec ses clés.

— Vous vous en sortirez, Frank, me dit-il à voix basse. Vous vous en êtes toujours sorti. On suit ça de très près, vous savez.

Je savais pas. J’étais manipulé de l’extérieur. L’image que je pouvais donner de moi était tributaire de la rumeur. J’avais l’impression désagréable de gratter la surface d’un miroir dans l’intention de ne voir personne d’autre que moi.

— Ça n’arrive jamais, dit le chauffeur, mais quand ça arrive, c’est déjà arrivé.

Muescas avait une allure de témoin à charge. Il évitait la lumière des réverbères, s’insinuant dans une ombre grise où son visage prenait l’apparence d’un masque. Je voyais aussi ses mains s’agiter pour éloigner les moustiques.

— Ça dort jamais, ces p’tites bêtes ! constata le chauffeur.

Depuis l’escalier et derrière la baie vitrée où nous nous reflétions, Kol Panglas lui fit signe de m’amener. Muescas se redressa. Kol lui fit non de la main. Et Muescas se replia. Le chauffeur ouvrit la portière.

— Donnez-vous la peine, Frank.

Je sortis en geignant. La chute m’avait déformé. Le chauffeur me proposa une épaule solide.

— Maniez-vous ! fit Kol Panglas qui remontait en trottinant.

Rog Russel nous attendait. Il se montra tout de suite impatient :

— Expliquez-vous, Frank !

J’avais rien à expliquer. Ça tombait mal. La Sibylle dégustait un Gibson aux p’tits oagnons frais, assise dans un sofa sous la lumière bleue d’une lampe verticale. Elle attendait elle aussi. Je savais plus ce que j’avais pourtant su clairement.

— Il croit que c’est le temps, dit Pompon.

Ça les fit sourire.

— On ne peut pas avoir confiance en vous, Frank !

Les jugements sur la personne, d’emblée ! Tout ça parce que les faits sont pas au rendez-vous. Ça m’détendait, au fond, cette erreur humaine dont j’étais la victime.

— Risquer la peine de mort pour des broutilles ! râlait Rog en picorant dans une écuelle contenant des olives.

Ça frissonnait dans les rangs.

— Vous pouviez pas modérer votre haine, comme tout le Monde ! continuait le directeur de nos consciences chatouilleuses.

On modère rien quand on comprend plus. On va au bout. J’avais fini par buter Bernie, pour des raisons qui n’avaient plus aucune importance puisqu’il était plus là pour s’en plaindre.

— Qu’alliez-vous faire à Bomport ?

— J’y allais pas !

— C’était pourtant la bonne route.

— J’avais l’intention de bifurquer.

— À quel endroit ?

Il le savait bien, à quel endroit ! Me demandait-il de révéler le contenu de mon ordre de mission en présence de subalternes ou de mentir pour aller dans son sens ? Ses petits yeux me harcelaient. La Sibylle lançait des signes. Au lieu d’avoir une conversation discrète avec moi pour préparer le terrain des faux-semblants, Rog m’imposait la présence de témoins qui attendaient que je m’explique le plus clairement possible. J’étais en mauvaise posture et je comprenais pas où Rog voulait en venir. Il manquait Muescas à cette collection de minables et ça me rendait nerveux.

— Transporter un cadavre sur une moto ! Et la moto du cadavre par-dessus le marché ! Qu’est-ce que vous espériez, Frank ?

— S’il s’était pas cassé la gueule, on aurait cherché longtemps, fit Pampan.

— Pourquoi le suiviez-vous ?

— On l’suivait pas, patron !

Le cri du cœur des sous-fifres. Qu’est-ce qu’ils foutaient à deux heures du matin sur une route secondaire et à bord d’un véhicule de service ? Ça sentait le conflit interne à plein nez. Rog n’avancerait plus dans ma direction tant que ces deux pantins n’auraient pas répondu à sa question. Pourquoi me suiviez-vous ?

— Je vous écoute, dit Rog.

Il attendait. Pompon se grattait le nez, lorgnant du côté de Pampan qui faisait plus rien tellement il était fatigué.

— On peut vous parler en privé, patron ?

Ils pouvaient. Rog ouvrit une porte dérobée.

— J’en ai pour une minute, dit-il à Kol qui me regarda comme si cette minute était ma dernière.

La Sibylle se signalait par des succions. Ah ! Elle les aimait, les p’tits oagnons frais.

— Vous buvez pas, Kol ? dit-elle.

— J’ai passé l’âge, ma belle ! J’ai des douleurs et des points faibles. Faut en passer par là. Vous allez bien, Sibylle ?

— J’y vais, Kol.

Il se servit un jus. À cette heure, il luttait contre le rêve avec les moyens du bord. Le chauffeur attendait devant la porte, les mains croisées sur la braguette.

— Buvez vous aussi, Frank, dit Kol.

Il me tendit sa mixture, mi-café mi-sucre, avec une larme de lait qui m’inspira une sécrétion. Rog sortit seul de sa cachette. Il avait l’air satisfait. Y avait eu des contacts interservices. En une minute ! J’allais pas avaler ça.

— Vous avalerez ce qu’on vous demandera d’avaler, Frank ! dit Kol qui examinait le dossier déjà documenté de ma déchéance.

J’avalais. C’était de la bibine à côté de mes habitudes. Mais je me sentais mieux. Guilleret même.

— À la bonne heure ! dit Rog.

Kol prononça les paroles réglementaires et me menotta avec des précautions de nounou.

— Désolé, Frank.

C’était tout ce qu’il trouvait à dire. Rien sur Muescas et le viagra. Rien sur l’Inconnue de la chambre 1954. Rien sur les remerciements pour avoir servi la Patrie sans mettre le nez dans les poubelles de sa Constitution. Frank pouvait passer dans le chas d’une aiguille sans impressionner les myopes.

 

Mais j’avançais. Si la Réalité était un film, avec des épisodes, une intrigue et des moments forts, on n’aurait pas besoin d’écrire sur elle. On se contenterait de la filmer sans éprouver le besoin de monter. Mais la Réalité est complexe. Ou on se la prend en pleine poire ou c’est du nougat. Ça peut devenir compréhensible seulement si on a du pot. Sinon, on ferme sa gueule ou on triche. J’avais jamais eu l’intention de concurrencer le Service des Fraudes sur le terrain de la Corruption. Mais je voulais avancer et je me disais que j’en savais déjà trop. « Ils » n’avaient aucune chance de me dérouter sur les chemins douteux de leurs uchronies et de leurs concepts sujets à caution. J’avais un p’tit problème de perception, je le nie pas. Et pas tellement d’instruments pour mesurer les différences. Mais je travaillais en transparence et ces superpositions démontraient que j’étais pas plus con qu’un autre. Je voyais, je voyais même clairement. Mais c’était pas facile à reconstruire pour que tout le Monde comprenne. Ah ! je boulottais au fond du trou, seul ou en compagnie de personnages qui s’étaient eux aussi perdus en voyage.

— Fouille à cul ! m’indiqua le préposé aux entrées préventives.

Je laissais faire. Ils pratiquent l’humiliation par vengeance, pas par tactique. C’est des cons à l’état pur. Des paranos en liberté qui vendent leur peau pour devenir indispensables. Ça finit en réformé du travail et ça continue de parasiter la société jusqu’à la mort. Ils sont utiles parce qu’ils sont incapables d’être sincères.

— Zavez un cucul en fer !

— C’est d’l’inox, connard !

— Les cuculs métalliques, c’est d’la procédure, Môssieur le Criminel.

C’est toujours plus long que prévu. Le jour se levait derrière les barreaux vitrés. J’attendais un appareil à visiter les culs. On m’avait confisqué mes bras et un bout de cerveau travaillé au circuit et aux substances interdites.

— Si t’as faim, bouffe !

Comme un chien, à quatre pattes sur le dallage sérieux d’une église réformée qui avait connu de meilleurs jours. Les croquettes avaient un goût d’homme. Et elles donnaient soif. J’allais chier des cris humains.

— V’là la machine ! s’écria le Préposé.

On pouvait pas dire que c’était pas une machine vu que ça tournait. DOC, qui l’accompagnait, ne pouvait pas me reconnaître. J’acceptai les faits.

— Vous vous penchez le nez en avant jusqu’à toucher le dossier de la chaise, dit-il en appliquant une force calculée sur mon échine vertébrale.

Mon nez toucha le dossier. Si j’avais eu un pantalon, il l’aurait baissé, mais je l’avais perdu dans l’accident et je portais plus de queulotte. Ça tournait dans mon cul.

— C’est rien à faire, disait DOC au Préposé. Vous pourriez, vous. Zavez l’art et la bannière. Ça s’voit.

L’autre comprenait pas que le toubib se foutait de sa gueule. J’aurais pas aimé que cet incompétent anal fouillât dans mon cul. DOC enregistra les données sur sa clé et me tapota le cou pour m’indiquer que je pouvais me redresser.

— C’est un cul chinois, conclut-il.

Le Préposé se rasséréna. DOC me sourit. Il me donnait l’impression de comprendre. En Réalité, on se connaissait, mais passé ce mauvais moment, il précédait ce qu’on avait vécu ensemble. Je m’trompais ou j’étais clair. Il sortit, poussant la machine qui était une sorte de cafetière. Dans le bocal, ma matière bullait. J’en avais la nausée, tiens !

— Maintenant tu fermes ta gueule et tu m’montres ta chatte, dit le Préposé qui bavait.

— J’suis un mec, mec !

— On dirait pas !

Il enfonça sa main calleuse dans mon intérieur sexuel. Entre-temps, dis donc ! j’m’étais retourné(e) comme un gant ! Qu’est-ce qu’il cherchait, à part se faire plaisir sans passer pour un pédé ?

— C’est bon ! dit-il.

Ça l’était !

— T’as du fric ? demanda-t-il en épongeant ses doigts.

— J’ai que des kopeks chinois.

— Des merles à la place des grives !

Personne n’est parfait, surtout en temps de guerres lointaines. Il me donna la clé.

— Tu te pieutes, dit-il. Et tu la fermes. Je veux pas entendre une mouche péter parce que tu dors pas la bouche ouverte. La clé, c’est pour le placard. Tu l’ouvres seulement si t’as besoin de l’ouvrir, pas seulement pour regarder dedans. Capice ?

— Vive Gor Ur notre maître !

Je prenais aucun risque à pousser ce cri de reconnaissance en zone de paix. La cellule avait l’avantage d’une fenêtre. Il y avait quelqu’un dans mon lit.

— C’est pas quelqu’un, dit le Préposé. C’est BOB.

— Et c’est pas ton lit, dit BOB qui me reconnaissait pas non plus.

Il y avait une couette par terre.

— C’est ma descente de lit, dit BOB.

Le Préposé ferma la lourde porte d’acier.

— J’suis crevé, fis-je.

C’est une drôle d’impression de parler à quelqu’un qu’on connaît et qui ne manifeste aucun signe de reconnaissance. On soupçonne le mauvais coup et on se laisse convaincre par les apparences. Les choses deviennent omniprésentes. On est envahi de l’intérieur, avec tous les moyens dehors, comme s’ils ne servaient plus à rien. BOB commença par s’énerver :

— Qu’est-ce qui te prend de venir m’emmerder à des années-lumière de l’endroit où tu devrais purger ta peine ?

Il m’inquiétait. Mais on n’était pas à l’hôpital. J’avais rien pour appeler sans ouvrir une gueule qu’on m’avait demandé de fermer. BOB me toucha. Une étincelle jaillit. Il était Métal lui aussi. Il avait connu K. K. Kronprintz dans un concert de chiennes en chaleur. Il était chien à l’occasion. J’appréciai la confidence en minaudant :

— J’suis bien contente de te plaire, gloussai-je.

— Tu fleures la campagne, Frankie !

J’avais pas d’pipeau, sinon j’aurais joué. Il m’offrit un coin du lit. Je sentais qu’on allait exagérer. Passer comme ça de l’aversion désintéressée à l’amour égoïste, ça m’inspirait pas vraiment. Je prétextai une maladie rare.

— Ici, ça compte plus, les maladies. Ils les tueront avec not’bonne santé, allez !

Coucher dans le même lit, c’est vicieux. Mais coucher par terre, c’est un signe de connerie. On pouvait alterner, mais BOB aimait trop la nuit et ça lui disait rien d’être réduit au silence parce que quelqu’un dormait dans son lit dans la journée. Non, décidément, on coucherait ensemble et il arriverait ce qu’il arriverait.

— Pas vrai, mon Frankie ?

En attendant, je tombais de sommeil. Le Préposé il avait dit queue j’me pieute.

— Y raconte que des conneries, dit BOB. Moi, j’ai connu la guerre.

Et moi je connaissais son histoire.

— Exceptionnellement, je vais te permettre de piquer un roupillon en ma présence et tout seul dans les plumes. Mais c’est juste pour commencer, hein, Frank ?

J’avais besoin de Recommencer. Si j’avais pas été impliqué dans cette affaire tordue avec une accusation de meurtre sur le dos, je m’serais bien marré. Mais j’étais toujours pas au bon endroit au mauvais moment. Qu’est-ce que je dérouillais !

 

J’ai pas dormi longtemps. BOB avait disparu et on me secouait. Kol était dans le couloir en train de fumer une cigarette. Les regards et les oreilles ne le gênaient pas. Il en avait vu d’autres. Ces visages blafards s’accrochaient aux grilles. Je pouvais entendre leur respiration. Ils étaient silencieux et immobiles, comme un mauvais décor de cinoche.

— Ces anciens combattants ne racontent que des conneries, dit-il en m’entraînant au bout du couloir.

Il y avait un autre couloir. Kol suivait un chemin précis et ça m’angoissait.

— Vous ne voulez pas mourir, Frank ? Je veux dire : bêtement.

— Non, je suis comme tout le monde : c’est intelligemment que j’veux mourir.

— J’ai le moyen, Frank.

On atteignit la porte donnant sur la cour des promenades. Des types jouaient au ballon. Sans conviction. Ils ne nous accordèrent qu’un regard de mépris.

— Vous voulez devenir comme eux, Frank ?

— J’veux pas devenir con si j’le suis déjà, patron !

Il me flattait comme un chien inoffensif. Il avait la clé pour aller plus loin. Un gardien s’écarta pour nous laisser passer. On enjamba une clôture. Une vache nous salua. Kol avait l’air satisfait par ce qui pouvait être une démonstration. Il m’offrit une cigarette. Si j’avais bien compris, à l’époque il pouvait pas savoir que j’avais arrêté de fumer. Je la coinçais derrière l’oreille, des fois que BOB accepterait l’offrande.

— Ça vous dirait, la liberté, Frank ?

Il me montrait l’horizon flamboyant. J’avais pas assez dormi pour apprécier vraiment. Il fallait que je soupire, que je murmure une banalité reconnaissante, que je baise quelque chose avec ferveur, mais au lieu de ça, je m’embrouillais. Kol interrompit ce discours dithyrambique en me soufflant un peu de fumée au visage. C’était d’la bonne !

— Le Comte nous a trahis, dit-il. Vous n’auriez jamais dû coucher avec sa bonne. On aurait fini par savoir. Mais on sait rien parce que vous avez tout foutu en l’air, Frank ! Vous comprenez mieux notre irritation ?

— Si j’avais su, j’aurais fait pompier.

Kol avait du mal à contenir son humeur. Il écrasa la cigarette comme si c’était moi qui avais besoin d’une leçon de comportement. Sa fine moustache frémissait.

— Foutez la paix à Bernie, Frank ! À cause de ce détail infime, vous foutez tout en l’air ! Foutez-lui la paix ! Il ne vous a rien fait !

— Mais c’est Sally qui…

— Tuez-la !

Tuer Sally ? Réduire cette bouche initiatrice à la décomposition et à la poussière ? Merde ! J’ai jamais tué personne !

— Frank ! Si Sally bute Bernie, vous provoquez un bug. Et le Système se plante. Il se plante et se replante !

 

J’étais libre. Si on peut appeler liberté la faculté de foutre la paix au reste du Monde. BOB me lança un appel désespéré derrière la grille qui saignait ses mains. Même DOC semblait triste de me voir de nouveau à poil devant une Réalité qui n’était que de la mort en boîte. J’avais l’argent du taxi. Je le bus au premier troquet. J’arrivais donc pas frais et en retard chez Bernie. Il se disputait avec Mohammed à propos du sens à accorder à deux versets que l’un associait dans une même pensée alors que l’autre y voyait deux pensées en opposition. Ces débats d’intellectuels sont comme la pierre que tu jettes : si elle ensanglante le visage de ton ennemi, c’est que tu vises bien ; sinon, t’as visé où c’est tombé et t’as du mal à convaincre.

Sally préparait la kémia. Elle me regarda comme si j’avais l’air effrayant du type qui peut pas cacher ses intentions tellement il a bu.

— T’as besoin d’une femme, Frank.

J’étais pas du genre à pisser dans les crachoirs sous prétexte que je voyais double. Je commandais une Tord-Gnole sans rien avec. Sally me servit sans perdre de vue les deux cons qui se chamaillaient à propos d’une connerie que même le Prophète aurait été incapable de partager avec le vieux Salomon.

— Tu veux une femme, Frank ?

Ouais, je sais : prends-moi ! J’étais pas venu pour ça et j’étais pas en forme pour venir vraiment. Qu’est-ce que j’avais perdu en cours de route ? La qualité du discours qui appartenait à Kol ou la quantité de molécules nécessaires pour atteindre un niveau critique acceptable ? Bernie me prit à témoin :

— Moi j’dis que ce caillou c’est c’qui reste de la statue !

— Et moi j’dis que c’est venu du ciel !

— Fermez-la ! dit Sally. Et bouffez !

On se mit à bouffer. Elle était bonne, la kémia de Sally ! 

— Elle te suce la bite avec du ras-el-hanout.

— Putain ! C’est meilleur que le pippermint !

— Où tu vas ? Où tu vas ?

Ya des moments comme ça où on n’a qu’envie de rigoler. Ça fait du bien au corps et l’esprit s’en fout. On s’abandonne, mais sans Dieu. Sally n’oublie pas l’addition. La caisse se remplit et Bernie admire ce brin de femme qui fait de lui l’homme le plus riche de la rue. On m’a amené une femme.

— Vérifie qu’c’est pas la tienne, Frank !

Je vérifie pas. Je la bourre de viagra et elle se met à parler de son enfance violée.

— Mais qu’est-ce qu’on leur a fait ? bafouille Mohammed. Mais qu’est-ce qu’on leur a fait ? Tu l’sais, toi, Bernie ?

— Bernie n’a jamais lu le Coran.

— Ah, moi, c’que j’préfère, c’est les illus ! clame Mohammed.

Je sens que je vais pas tuer la bonne personne.

 

 

Ça s’est passé pendant le voyage de retour. J’avais compris qu’il fallait tout recommencer, y compris ce simulacre d’exécution qui a tant de succès auprès d’une population toujours encline à éliminer ce qui la contraint à penser autrement, si on peut parler de pensée à propos de ce ramassis d’inutiles. Cette fois, je m’étais comporté en connaisseur, voire en complice. J’avais accepté tout le rituel sans ouvrir ma gueule. Je sais qu’il y a eu des déçus parmi les observateurs fébriles de ma Mort Simulée. Je les emmerde. Mais sur le coup, j’ai joué le Jeu. Même DOC et Manni ont éprouvé la déception des spécialistes qui se mettent à douter de la Réalité parce que celle-ci est conforme à l’attente et que ça n’arrive en principe jamais. Ya toujours un défaut, même minime. J’avais même pas tremblé, pas une goutte, un rictus, rien. Une fois mort, j’avais regagné ma cellule sans me faire prier et surtout sans poser de question. Et j’avais attendu qu’on vienne me chercher pour rejoindre l’équipée stellaire de John Cicada. J’aurais pu être un héros moi aussi. C’est pas si difficile que ça. Suffit de continuer ce que d’autres ont entrepris à votre place.

 

Quand je suis entré dans le vaisseau, j’ai eu tout de suite la sensation qu’on s’en prenait à mes habitudes. Pas un bruit, je veux dire pas une voix d’enfant. Je suis resté un moment sur la passerelle à me demander si je me trompais pas de vol. Personne me poussait. Je voyais personne. La porte de la cabine de pilotage était ouverte. Je voyais le dos de John Cicada qui observait des évolutions sur un écran.

— Entre, Frank. On s’envole dans deux minutes.

J’avançai. Personne sur les sièges. La navette était plongée dans une obscurité de loupiottes. Une ambiance propice à l’angoisse d’un faux départ.

— Entre, je te dis !

J’entrai dans la cabine. Ça sentait le circuit chauffé à blanc. John Cicada respirait dans un masque. Il me proposa le siège du copilote.

— Fais c’qu’on te dit, merde !

J’avais pas d’autre intention. Je m’assis, cucul mouillé et crotte de bique. Est-ce que j’avais promis de pas puer ? John Cicada m’indiqua le masque. Il fleurait bon l’oxygène amélioré. Ils avaient pensé à tout, même aux p’tits défauts de ma cuirasse. Un clic signala la fermeture de la porte d’embarquement et de tous les sas. Je connaissais cet appareil comme si je l’avais inventé, sauf que d’habitude, il y avait cet incessant ronronnement des conversations où l’étonnement cernait la crainte comme un poing enferme le secret de son apparence.

John Cicada attendait. L’écran traçait. Les dés étaient jetés. Le compte à rebours me harcelait. Je commençais par l’angoisse.

— C’est bien, Frank ! Continuez !

Je continuais. La pression augmenta rapidement. Je fermais les yeux.

— Mission spéciale, dit John Cicada qui devait s’adresser à la Tour. Deux tours de piste avant la trajectoire. Tout vert. Le passager s’est endormi pendant l’arrachage. On dirait un enfant.

— Ne le détrompez pas. Roger !

 

Il était prévu qu’une fois sur Saturne, on perdrait pas de temps et John Cicada reprendrait les commandes dans les mêmes conditions. Je reprendrais alors le fil de l’enquête là où un destin têtu s’appliquait à ne rien changer des détails qui m’avaient contraint à recommencer sans cesse les mêmes conneries rédhibitoires. J’étais pas à l’aise dans mon fauteuil pressurisé, mais j’appréciais les conditions substantielles du voyage, un mélange serein de choc thermique et d’accélérateur de particules maison. Mes yeux ne se désemplissaient pas et mon cerveau était d’accord. La symbiose parfaite, sans coulures d’expérience ni prophétie aléatoire.

Puis le vaisseau se stabilisa dans la trajectoire prévue. John Cicada poussait des petits cris de joie. Grand buveur de gin au poivre, il commençait par le verre de l’amitié. J’ouvris les yeux.

— La routine, Frank. On a le cadavre de Bernie dans la soute. Il est en phase de récupération post-mortem. J’aime pas ça ah ! j’aime pas ça.

Je pouvais y aller dans la soute si je voulais. John Cicada me parla de ces cadavres en phase. Le problème, c’est que la phase se terminait par la mort et que la putréfaction était accélérée par effet secondaire. Omar Lobster était loin du but. John Cicada pensait qu’ils avaient raison de tenter l’expérience sur des vivants, ce qui, selon Omar Lobster, augmentait les chances de réussite.

— En fait, dit-il comme s’il récitait le Manuel des Messes Basses, l’exécution a bien eu lieu.

Il me regarda comme si j’étais en train de pourrir.

— C’est pas l’odeur de ton cucul, Frank…

Comment j’avais pu confondre ? Les autres étaient morts et j’étais encore vivant. Quel était le vivant sur lequel ils avaient tenté la première expérience in vivo ? John sourit.

— J’en ai marre de vivre toujours les mêmes choses, Frank. Si l’expérience est concluante, je deviens un PM (un post-mortem ; en fait un VPM, un Vivant Post-Mortem.). Et j’entreprends le Voyage Infini sous un autre angle. Comme tu vois, l’équipage est mal en point. Ah ! Ça commence pas bien ! Enfin, t’es toujours en vie.

Dans ses yeux, j’étais mort.

— Ils ont commencé à crever pendant l’embarquement qui a eu lieu trois jours avant le départ. On attendait tranquillement ton exécution. La Presse s’acharnait sur ton sort. Ils pouvaient pas simuler cette fois. Paraît qu’t’es mort heureux, Frank. Ah ! Je t’envie. Moi, je mourrai jamais. J’regrette déjà.

Il avait l’air sincère, le vieux John. Ses petits yeux de rats me sondaient. Que savait-il que je ne savais pas ?

— Ils sont morts dans un concert de gémissements. L’opération est classée, Frank ! Ils voulaient sortir de ce merdier, pensant que l’air était vicié. Ça revendiquait et ça cognait sur la porte et même sur John Cicada ! Regarde !

Son crâne présentait des marques d’ongles et de dents.

— J’me suis enfermé dans la cabine en attendant des ordres qui n’arrivaient pas. Ils vivaient, Frank, alors qu’on les avait exécutés pour de bon. Ils se voyaient pourrir et ça les rendait agressifs, tu peux pas savoir, Frank !

John Cicada étreignait le manche.

— Ton exécution était retardée par ton avocat qui avait mis le doigt sur un détail de procédure et la Presse excitait la Population. Personne se doutait qu’on était en train de procéder aux préparatifs de la plus formidable expédition du Monde. Un capitaine vivant mort et un équipage composé de morts vivant qui ne pouvaient que lui obéir sans discuter. C’est la nature, Frank : un vivant a toujours de l’ascendant sur un mort. Ils avaient bien pensé le concept. Et ça commençait par foirer. 

 

*

 

 » Ils se sont mis à pourrir. Ils ont cru à une épidémie. Ils soupçonnaient la quarantaine. Pourquoi je pourrissais pas, moi ? J’avais beau leur expliquer, ils s’excitaient les uns les autres en constatant les dégâts que la mort causait à leur enveloppe charnelle. Puis l’odeur s’est mise à envahir leurs cerveaux, provoquant des enchaînements imprévus par le corpus des hypothèses négatives et contradictoires. On me confirma qu’à l’extérieur rien n’était perceptible de la tragédie qui se jouait en interne. Ça m’rassurait pas.

— L’expérience continue, John. Ils sont encore vivants. À notre avis, ils survivront à ce qu’il faut considérer comme une crise.

Ils disaient pas : « selon nos calculs ». Ils calculaient plus. Ça s’appelle « jouer » ÇA. Avec le feu. On était aux portes de l’Enfer et Ulysse Cicada n’avait aucune envie de commencer le voyage dans la chaleur et l’incertitude. En plus, j’avais rien à bouffer dans la cabine. Les VPM n’avaient plus besoin de bouffer, eux ! Ils pouvaient bouffer si ça leur faisait plaisir. John Cicada mourrait de faim s’il ne trouvait rien à se mettre sous la dent. Le sexe, sur le coup, je m’en fichais un peu. Il y avait des filles parmi eux. Elles agitaient des seins en décomposition devant le hublot de la cabine de pilotage.

— On s’occupe de la bouffe, John. On est en plein brain storming. Des solutions, on en a. Attendons de voir.

— Voir quoi ? J’ai pas faim, j’ai pas envie de baiser, j’ai envie de vivre !

— Calmez-vous, John !

 

Ils se sont mis à crever. Je les voyais s’activer sur les cadavres. On leur avait pourtant dit qu’ils survivraient s’ils acceptaient l’expérience. Tu parles si t’acceptes quand t’as plus l’choix ! Seulement d’habitude, on te fait des propositions AVANT l’exécution et on t’expérimente toujours AVANT. Là, on leur disait qu’ils allaient mourir, sans doute dans d’atroces souffrances, mais qu’ils allaient revivre APRÈS. Et ces cons avaient raison d’y croire. APRÈS, ils étaient vivants. Je voyais leur bonheur. Ils chahutaient sur les banquettes. Y avait assez de femmes pour l’hygiène des hommes. Tout calculé, prévu et même argumenté. Ils consultaient ensemble les fiches des diverses expériences auxquelles ils seraient bientôt invités à participer pour le bien de l’humanité. Il fallait se mettre à leur place : c’étaient des assassins et ils avaient connu l’enfer de l’attente dans le couloir de la mort. Ils avaient vécu le dernier sommeil et sans doute aussi le réveil terminal dans une douleur que même la Science peut pas imaginer. Leur joie explosait sans retenue. On avait l’impression qu’ils se retrouvaient après l’épreuve, comme les guerriers que les circonstances ont éparpillés et qui reviennent pour apprécier de nouveau les joies de la vie en caserne. Ah ! J’étais tellement heureux moi-même que je buvais avec eux sans me soucier des rappels à l’ordre qui fusaient dans la cabine.

 

Ils se sont mis à pourrir après cette fête impromptue, en pleine nuit. Je dormais pas. Quelques-uns se plaignaient, mais j’attribuais naturellement ces petites migraines aux abus qu’on venait de se permettre. Puis l’un d’eux est entré dans la cabine. Il puait. Je pouvais pas me tromper. Je diagnostiquais une gangrène gazeuse au niveau du coude. C’était pas d’chance. Je lui dis qu’il faudrait probablement le débarquer et qu’une fois soigné il embarquerait pour la prochaine expérience.

Il n’envisageait pas ce retard sans angoisse.

— J’vous dis que l’expérience a foiré !

Je fermais la porte.

— Ça foire jamais, les expériences, dis-je pour me convaincre. On en tire toujours un enseignement.

C’était pas faux, mais les enseignements se font souvent au détriment de la vie.

— Installe-toi, dis-je. Je t’apporte de quoi boire.

— J’ai assez bu ! J’ai même pas faim ! Vous me demanderiez de baiser dans un esprit expérimental que j’en serais pas capable ! J’ai la trouille ! C’est pas normal. Allez renifler dans la soute, capitaine !

C’était l’endroit qu’ils avaient choisi pour se concerter. Il y régnait l’odeur épouvantable des tranchées. Ils étaient assis sur les bagages qui contenaient le ravitaillement de pas mal d’années-lumière. Ils me regardèrent comme si j’avais pas de solution. Je reconnaissais même plus celui qui m’avait alerté. Ils avaient tous la même gueule de carcasses destinées au désert de l’amour.

— Qu’est-ce qu’on fait, capitaine ?

On faisait rien pour l’instant. Après tout, on s’inquiétait peut-être pour rien. Il étaient les seuls à présenter des signes de décomposition. Je leur dis la même chose : on les débarquerait demain au p’tit matin dans la plus grande discrétion et ils rejoindraient une autre équipée dans quelques jours après analyses et traitement si c’était nécessaire.

— Vous êtes bien difficiles ! On vous sauve et vous n’acceptez pas de revenir totalement indemnes. Ah ! L’ingratitude ! Non mais des fois !

Les grands discours. J’en passe. Je ne convainquis personne, d’autant que la gangrène gagnait du terrain. C’était spectaculaire.

— Faut en référer, dit quelqu’un.

— En pleine nuit ! Vous déconnez, non ?

Leurs visages me cernaient. Avec l’odeur en prime, ça promettait la tragédie à huis clos. Je consentis à passer un coup de fil à la direction. Je tombais sur le gardien de nuit.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Qu’on l’a réveillé.

Il était pas de bonne humeur, le gardien ! Il coupa.

— Zavez pas la clé ?

— Celle pour sortir, non. On n’est pas censé sortir, mec.

— On est sans ces quoi ?

— Ta gueule !

On chuchotait, des fois que l’épidémie ne concernait pas les autres. Ça arrive.

— Zavez fait la guerre, capitaine ?

— De loin. Je sais pas tout.

Je sortis le grand jeu. J’éclairai ma gueule avec une lampe de poche :

— Rien n’est joué, les mecs. Les gonzesses ! Vous êtes concernées ! D’accord faut reconnaître qu’on a un problème. Mais c’en n’est peut-être pas un. Vous voyez c’que j’veux dire ?

— … ?

— C’est prévu. Ils vous ont pas tout dit. Vous savez bien qu’ils disent jamais tout. C’est le seul risque.

— Ouais, mais c’est dégoûtant !

— C’est rien d’autre que quelque chose qu’ils avaient prévu de vous dire plus tard.

— Quand ?

— Au bon moment.

— Alors il est passé, le bon moment !

Dès que je recevrais l’ordre de les abattre, tout irait mieux. Je les confinais dans la soute. Ils m’avaient à moitié cru. Ils étaient encore confiants, malgré les spasmes et la douleur lointaine.

Je revins à la cabine, prenant la précaution de la fermer comme c’était l’usage en cas de mutinerie. On en était pas encore là. Je tentai une nouvelle communication avec la Tour. Rien. Puis le jour se leva.

 

Ceux qui étaient dans la soute s’agitaient. On entendait leurs plaintes. Les autres m’interrogeaient du regard, intrigués par la porte derrière laquelle je devais leur paraître étrangement silencieux. J’avais bien le micro dans la main, mais j’arrivais pas à trouver le premier mot d’un discours que la Tour venait pourtant de me communiquer avec un commentaire : « Laissez-les crever, John. Ya un problème sérieux. Dites-leur en substance : » Suivait le discours aux pourrissants. J’y arrivais pas. Est-ce que je devais m’inquiéter pour moi-même ? Pas de réponse. Frank Chercos venait d’être exécuté. On lui avait injecté la colocaïne de type PM. Il était revenu à la vie et avait tout de suite donné des signes de décomposition. Ordres suivent.

On peut pas se sentir plus seul. Décomposé, oui, connard ! Je m’inquiétais alors pour la bouffe. Les réserves étaient dans la soute. J’avais pas tellement envie de me risquer à tenter l’impossible. Ils essayaient d’ouvrir le sas de la soute. Heureusement, c’était impossible sans la clé. Enfin… c’était ce que disait le mode d’emploi. J’avais jamais eu d’emmerdes avec la soute, sauf avec les chats qui trouvaient quelquefois le moyen de sortir de leurs cages.

 

Une heure plus tard, ils étaient tous conscients que la gangrène devenait un problème personnel. Ils tapaient sur la porte de la cabine avec une rage contenue. Ça n’allait pas tarder à dégénérer. Certains s’en prenaient aux fauteuils qu’ils vidaient de leur contenu expansif. D’autres jouaient avec ces moutons artificiels comme s’ils avaient abandonné l’idée de se sacrifier pour la Science qui améliore la condition humaine. Ils pouvaient encore y croire. Moi, j’y croyais plus. J’arrêtais pas de me palper en attendant la réponse définitive à ce qui pouvait être ma dernière question.

Le temps ne pouvait pas passer sans que la situation s’empoisonne. Ils étaient soudainement passés de l’agitation à l’hystérie. La radio pouita :

— John ! Vous nous entendez ?

— Je vous entends, mais je vous comprends toujours pas.

— Zinquiétez pas. On maîtrise.

— Il en est où, Frank ?

— Votre petit préféré a des problèmes. Ça change tout le sens de la Mission, John.

— Une navette poubelle !!!

C’était pas la première fois que j’embarquais de la merde, mais cette fois-là, la merde avait d’abord été de la vie pleine d’espoir ! Et moi ?

— Pour vous, John, rien à craindre. Tout baigne. Vos constantes sont stables. On a confiance.

J’attendis. Ils rendirent l’âme les uns après les autres, sans que je puisse rien faire pour abréger leurs souffrances. Ah ! Ça doit doit être dur de crever dans sa propre pourriture. Je m’demandais comment j’allais crever moi : dans la même pourriture d’expérience ratée ou d’une rupture de circuit au paroxysme du plaisir ?

— Mettez-les dans la soute, John. Mille regrets, mais la main-d’œuvre disponible ne doit rien savoir. On a annulé le programme de la télé.

J’passerais même pas à la télé pour mentir à l’Humanité comme un acteur de cinéma ou un chanteur de scène. Je viderais la soute à l’endroit prévu et je reviendrais, mais dans quelles conditions ? Je pouvais pas partir sans savoir ce que j’avais à faire une fois la mission Vide-Ordures accomplie.

— Vous présentez des signes de méfiance, John. On peut vous remplacer si vous ne vous sentez pas en condition. Appuyez sur le bouton rouge pour confirmer.

— Je confirme rien, merde !

— Heureux de l’apprendre, John.

Je transportais les cadavres dans la soute. J’avais enfilé ma combinaison de survie au cas où il s’agirait d’une contamination. Je les entassais méthodiquement en prévision du largage.

 

Quand j’en eus terminé avec les cadavres, j’entrepris de rendre à la navette l’aspect chaleureux qu’on lui reconnaissait toujours. Je cousis la toile déchirée des fauteuils, j’épongeai les flaques de matière gazeuse, enfermant le tout dans des sacs étanches que je transportais dans la soute. Au bout de deux heures, ça sentait de nouveau bon et on ne pouvait qu’envisager le voyage avec la joie enfantine qui était prévue à cet effet. Mais personne ne voyagerait plus dans ces conditions paradisiaques, à part moi-même et Frank Chercos qui finirait par crever et que je larguerais avec les autres dans un endroit lointain que personne n’avait jamais atteint, excepté les poubelles spatiales et leurs pilotes à la langue coupée.

J’étais fin prêt. La Tour me félicita.

— Frank Chercos est sur la passerelle, John. Accueillez-le avec joie.

— Ça va lui faire un choc de voyager avec son papa !

— Mettez-le au parfum, John. C’est un type difficile à manipuler. Ah ! la tête de mule ! On en a bavé !

Il était assis sur un canne-siège quand je suis arrivé sur la passerelle pour lui souhaiter la bienvenue. Il trouva ce protocole d’un autre âge et me confia que son seul vrai problème, c’était le sexe :

— N’allez pas équivoquer, capitaine, gloussa-t-il en se tortillant. Le sexe, c’est le mien. Celui des autres m’intéresse pas.

Le digne fils de son père : une queue, un rêve. Je l’invitais à prendre la collation protocolaire : un gin au poivre, des p’tits oagnons frais et une cibiche avec de la merde dedans. Il parut satisfait.

— C’est quoi, cette odeur ? dit-il en reniflant.

— C’est le cuir.

— Un voyage avec du cuir ! Si j’avais su, j’aurais pas v’nu seul.

La joie de l’angoissé, mais ça lui faisait plaisir de me tromper sur les apparences. J’suis pas chien avec les paumés. Ils me font marrer parce qu’ils en savent toujours plus que vous, aimable citoyen du Monde, sur ce qui les rend misérables et inutiles. Je conteste pas la misère qui les frappe de plein fouet, mais je les trouve utiles parce qu’il sont grotesques comme des glisseurs de banane et que ça soulage toujours un peu de se savoir au-dessus de ce style de contingence. Je lui racontais ce qui s’était passé.

 

Il voulut voir les cadavres. J’avais besoin de lui pour les larguer sans erreur de tir. S’il crevait avant, je me débrouillerais pour pas trop me tromper de cible. Sinon, j’y f’rais faire un p’tit tour en attendant qu’il me foute définitivement la paix.

— Il est où, Bernie ?

Ça pouvait être n’importe qui à ce stade de la décomposition. Je lui montrais un cadavre à la bonne dimension. Il se recueillit religieusement, les mains tournées vers le ciel comme s’il s’attendait à recevoir une récompense en échange de sa soumission. Moi, j’avais plutôt l’air du plongeur réticent. Je priais aussi.

— Dire que Bernie y s’ra plus jamais d’ce Monde, dit Frank qui se signa dans dans un esprit oecuménique qui l’honorait. J’avais pris l’habitude.

Il était sincèrement triste. Pour lui, tout s’achevait dans l’incompréhensible. C’en était fini des services rendus à la Nation. Il n’avait pas été au bout. Mais au bout de quoi ? Il avait encore du viagra dans la poche. Et une photo de la Sibylle devant un miroir où elle ne se reflétait pas.

— J’avais pas d’mauvaises intentions, dit-il en caressant le visage impeccable de la Sibylle. J’en avais pas qu’des bonnes non plus. Le destin d’un homme tient à des choix, pas aux circonstances. Je savais pas quand j’ai commencé. Maintenant, j’emporte mon secret dans la tombe. Ah ! C’est chiant !

Il me regarda comme si nos destins avaient quelque chose en commun.

— C’est raté pour vous aussi, John. Vous partirez plus pour le Voyage Sans Fin. À moins qu’une nouvelle expérience démontre le bien-fondé de la Vie Post-Mortem. Vous trouvez pas étrange qu’on soit pas plutôt tombé par hasard sur le Principe Scientifique de la Résurrection ?

Qu’est-ce que je savais de toutes ces théories qui exigent des connaissances que la plupart des cerveaux sont incapables d’acquérir même au prix de grands sacrifices ? Rien. Le John Cicada que la Presse comparait à Ulysse n’était qu’un lecteur moyen du genre « lecteur qui regarde avant de lire le contenu de la bulle ».

— Vous allez crever, John. J’vois pas d’autres solutions.

 

On était loin de tout maintenant. L’écran s’était éteint faute d’informations alarmantes. Frank avait consenti à aller dans la soute pour ramener de quoi bouffer. Il craignait pas l’odeur qu’il répandait lui-même sans espoir. Il pourrissait pas vraiment, mais ça n’intéressait plus le Centre de Recherche de la Firme Kolok qui menait un combat sans merci avec la Presse et ses croyants. Je pouvais envisager de coexister avec lui sans dégueuler trop souvent. On se lavait avec de la poudre aux yeux, substitut spatial de la poudre d’escampette. Il considérait le contenu de son assiette avec une résignation de civil aux frontières du combat. Je mâchouillais aussi. J’avais ordre de revenir s’il crevait. Sinon, on était parti lui et moi pour le grand tour de l’espace courbe. Qu’est-ce que je désirais au fond de moi ? Une existence d’éboueur ou la vie de couple ? Je savais pas. Et ça n’avait aucune importance que j’en sache rien, parce que je finirais par le tuer. Mais à quel moment ? AVANT ou APRÈS ? Avant d’aller trop loin. J’irais jamais aussi loin.

 

Il se mit à observer scrupuleusement l’avancement de la décomposition. Mieux que l’avancement, l’évolution. La Tour l’avait autorisé à transmettre les données. Qui c’était ce mec qui se passait joyeusement des procédures habituelles ? Il n’y avait pas une trace d’angoisse sur son visage fin. Rien que ce bonheur de croyant dont je n’ai jamais accepté la promesse de Vie APRÈS la Mort et non pas à la place de la Mort comme le démontre assez le résultat global de l’expérience humaine. Si je le tuais, ce qui était la plus probable des issues de ce combat, ce serait avec une férocité sans nom. Je redoutais que la Justice eût prévu ce cas de figure. Mais qui me jugerait si je continuais le voyage seul jusqu’à mourir de faim ou d’angoisse ?

 

La radio ne bronchait pas. Je savais qu’on était observé. C’était en cela que l’expérience consistait, je le craignais. Il manquait la Sibylle, l’enfant du Fils et celle du père. Mais ces personnages ayant appartenu à nos péripéties ne manquaient pas à l’appel. On les évoquait dans des conversations consacrées à d’autres sujets dont le contenu passionnait nos cœurs meurtris. Ils étaient de passage, comme ces oiseaux qu’on avait photographiés à Doñana pendant les vacances d’été. Il y avait une quantité incroyable d’oiseaux en attente et ils étaient de passage. L’enfant Frank était fasciné. Son visage exprimait la douleur de l’avenir et la joie de l’instant. Il n’a jamais vécu autrement depuis.

— J’ai des idées, John, me confiait-il pendant que la navette s’orientait vers le Dépotoir Universel.

Il m’angoissait de plus en plus. Mais ça tournait rond.

— Je sais pas s’ils sont vraiment morts, continua-t-il. DOC est intéressé. Il faut changer aucun paramètre. On sait pas ce qui conditionne ce ralentissement de la décomposition.

— On sait pas quoi, Frank ?

Je comprenais plus rien. Si tout cela était prévu, j’exigeais une explication.

— John ! Rebranchez-vous !

C’était pas une question de liberté. Pas seulement. Si je m’endormais, et je vous prie de croire que j’avais sommeil, je me réveillerais au son de nouvelles si mauvaises que je n’aurais pas d’autre choix que le suicide façon Islam. Tout y passerait. Y aurait plus d’expérience pour conclure à l’échec.

— John ! Rebranchez-vous !

Frank surveillait les issues comme s’il connaissait l’appareil. Il s’était posté exactement à l’endroit où j’aurais moi-même attendu son assaut désespéré.

— Faites pas ça, John ! J’ai une femme et un gosse.

— T’as deux femmes et trois gosses ! Tu veux savoir ?

— C’est pas l’moment, John ! On a le temps d’en discuter. Rebranchez-vous. Vous avez besoin d’une petite dose. Tiens, vous dormirez. Ça vous dit rien de piquer un somme ?

Dormir. C’était la seule chose que me réclamait mon corps. J’avais passé l’âge des efforts surhumains. Je pouvais pas finir comme ça. Pas le héros populaire qui donnait un sens aux Bandes Redessinées de l’Imagination Populaire ! Ou alors on dormait tous les deux et je me réveillais le premier. Ça m’était déjà arrivé. Une autre vie, Frank. J’ai vécu autre chose et j’veux pas en parler.

— Vous pouvez le rebrancher à distance. Tapez le début. On inventera la fin.

Frank tapait, mais ça marchait pas. Quelque chose foirait au niveau du Système Interne. Rien ne se ferait sans moi. Il en prenait conscience comme il avait progressivement accepté l’idée de la mort, surtout celle de Bernie qui hantait son passé. Il perdait. Il perdait en mauvais joueur, tentant des variations de procédure que lui envoyait la Tour. C’était DOC qui parlait dans son oreillette. Je ne percevais que le chuchotement des instructions qu’il appliquait à la lettre.

— Si je passe pas, Frank, je fais tout sauter.

J’en avais les moyens. Après tout, c’était encore moi le patron à bord de cette navette usée jusqu’à la corde. On la destinait sans doute à la poubelle, après l’expérience. On jette jamais rien AVANT.

Mais si je me rapprochais de ses émetteurs conditionnés directement par DOC qui était aux commandes de la Tour, je risquais de réagir positivement à ses codes et de m’endormir, même debout.

— Ya pas d’soluces, Frank. Écoute ton p’tit papa.

Il avait jamais rien écouté. Je reconnaissais cet air de révolte passive, sachant qu’il pouvait passer à l’action parce qu’il était téléguidé. J’étais le seul homme libre de ce navire et j’avais perdu toute influence sur les systèmes. Ils avaient attendu quarante ans pour me trahir. J’allais mourir les bras en croix. Sans un cri. Sans une supplique pour donner un sens symbolique à l’extermination de mes cellules.

— Rebranchez-vous, John, et je vous explique.

— Explique-moi avant, petit con !

Il recula vers le sas de la soute. Il pouvait s’y enfermer et survivre longtemps à l’attente. Si je faisais sauter la navette, le caisson de la soute dériverait longtemps avec son contenu. C’était ça, son choix !

— John ! Bernie est en vie. Je veux le ramener sur la Terre pour pouvoir continuer ce que j’ai commencé.

— Frank ! Rebranchez-vous !

Il cherchait la complicité. J’avais pas envie d’une existence de fugitif. J’avais une certaine expérience dans ce domaine. Ça pouvait pas recommencer. Pas ICI !

— On est libre, John ! Pourquoi pas ?

Il avait toujours cet air de demeuré du bonheur. Du clinquant à la place du massif. Mais où j’en étais moi-même ? On pouvait prendre le temps de réfléchir. Ensuite, l’un tuerait l’autre et on saurait jamais qui mourrait et qui continuait le voyage. Je le savais, moi. J’étais même prêt à lui faire la peau. Et alors je retournerais sur la Terre pour m’expliquer. Paraît qu’il faut des années pour s’expliquer. C’était pas aussi facile que de répondre aux questions de routine. Ce serait nouveau pour moi.

Il me regardait réfléchir. S’il était débranché, ce qu’avait suggéré DOC, il pouvait pas savoir où j’en étais de mon angoisse. Je savais rien de lui non plus, à part ce que m’inspirait la mémoire. Il pouvait se souvenir lui aussi et arriver à une conclusion complètement différente.

— Rebranchez-vous !

DOC insistait, mais dans quel sens ? Frank n’avait pas d’arme à déposer. Moi, oui. Une sacrée différence, non ?

— Je suggère qu’on réfléchisse un peu avant de foutre en l’air quelque chose qu’on comprend pas vraiment, dit-il pour tenter d’inverser les rôles.

Qui était d’accord avec qui ? J’étais seul ou en phase ? Pourquoi Bernie vivait encore ? Il avait été le premier à crever définitivement. J’avais moi-même constaté la mise à zéro de ses fonctions vitales. Il pouvait pas recommencer. Ou alors, on me devait des explications.

Un silence mortel nous envahit. On se regardait en chiens de faïence, comme si on avait cessé d’être dangereux l’un pour l’autre. DOC s’énervait, égrenant des données qui ne nous parvenaient plus.

— Ça vaut combien une navette de ce type ? me demanda Frank.

— J’sais pas. Mille, deux mille millions. Plus peut-être.

— J’connais un pirate que ça intéressera.

La trahison maintenant. Ce type qui était peut-être mon fils n’avait que des défauts. Et c’était à lui qu’on confiait mon destin !

— T’es dingue, Frank ! Ya pas d’autres solutions.

— Toi t’es pauvre, inutile et fini.

La vérité en trois mots. Ça me blessait pas vraiment, puisque c’était ce que je disais à mon miroir tous les matins. Il me défiait. Bernie entra. Il s’était arraché tout ce qui pouvait le faire passer pour un dégueulasse. C’était pas beau à voir.

— Qu’est-ce qu’on fait ? dit-il, tachant le cuir de mes fauteuils au passage.

 

Ce type était peut-être Bernie. Frank était fasciné, immobile sur la passerelle tandis que sa prétendue victime se tenait nonchalamment dans l’allée, les mains posées sur le dossier d’un fauteuil. Qu’est-ce qu’il attendait, Bernie ? Qu’en était-il des autres dans la soute ? Je sortis mon arme de service.

— Vous craignez pas l’implosion, John ? dit Bernie qui se dandinait sur deux jambes en acier.

Je visais la tête. Si quelque chose devait être réduit en bouillie, ça ne pouvait être que sa tête. Je tirai. Frank n’avait même pas frémi. Il semblait déconnecté, comme si on l’avait effacé et qu’il en restait l’ectoplasme. La balle atteignit la tête qui recula puis se pencha en avant. Bernie demeura debout, immobilisé par une panne organique. Je secouai Frank :

— Hé ! Tu me demandes pas pourquoi j’ai fait ça ?

Le corps de Bernie s’effondra. Maintenant on voyait l’acier. Je m’étais battu en Chine contre ces androïdes au service du Grand Capital. Pour un homme de chair et d’esprit tombé au champ d’honneur, dix de ces créatures étaient détruites. On a fini par gagner, mais à quel prix ? C’était une technologie dépassée maintenant. Qui les utilisait encore pour nuire à l’Entente Universelle ? Je tirais une seconde balle dans le système hydraulique dont le centre nerveux se trouve en dessous du diaphragme. Frank commença à délirer :

— J’avais un chien et tu l’as tué, bredouillait-il.

Un chien ? Bernie n’avait jamais été un chien. Je reçus une balle dans le cou. Mon arme s’envola comme un oiseau et alla se poser dans l’allée. Je ne tombai pas. Il allait tirer encore et cette fois atteindre la carotide.

— Frank ! Ne fais pas ça !

— T’as tellement envie de vivre ?

Sa main tremblait. Il pouvait aussi détruire la structure. Il ne resterait plus rien pour témoigner de notre existence. Je saignais à peine. Il s’avança.

— Vérifie qu’il est mort, dit-il comme si je ne venais pas de détruire une des mécaniques de l’Apparence.

J’avais pas tiré sur un miroir. On n’était pas encore entré dans l’Abîme. Il n’y avait pas de miroir entre nous, mais ces androïdes obsolètes qui pouvaient encore faire le Mal. Il fallait jeter un œil dans la soute.

— Occupe-toi de lui ! gueula Frank.

— C’est pas une hémorragie, Frank ! Je vais m’en sortir.

Je pris une poignée de cette substance qui formait l’enveloppe de Bernie, découvrant l’acier qui rutilait comme en plein soleil. Frank se frotta les yeux sans cesser de me menacer avec son arme qui pouvait gicler à tout instant. J’aurais de la chance si je ne finissais pas par provoquer le spasme qui m’achèverait comme une bête.

— Il faut un minimum de chair, dit-il en s’approchant, constatant que Bernie était en acier.

— Ça non plus c’est pas d’la chair, Frank, dis-je en secouant un morceau de cette peau synthétique qui perdait de sa souplesse en refroidissant.

Frank secoua nerveusement la tête.

— Cherche la chair ! cria-t-il.

Je me mis à retirer toute la peau, la déchirant pour aller plus vite et ne mettant à nu que l’acier finement usiné. Voilà ce que c’était, Bernie : un lémure envoyé pour nous faire chier. Ah ! « Ils » devaient bien se marrer en Haut Lieu !

— Cherche et ferme ta gueule !

Je cherchais et je fermais ma gueule. Mais tout ce que je trouvais, c’était de l’acier. En temps ordinaire, je me serais émerveillé devant ces structures conçues pour imiter parfaitement le mouvement et les émotions qui le provoquent. Frank appuyait le canon de son Dillinger sur ma nuque. Sa main tremblait comme une feuille qui n’en a plus pour longtemps. Il me tendit un tournevis avec l’autre main.

— Cherche dessous ! On le sauvera si on trouve la chair.

On allait perdre un temps fou. Je me mis à dévisser. Il comprenait pas que c’était de l’acier massif, que tout était structure de consolidation et de mouvement. Bernie devait peser au moins une tonne, plus si c’était de l’acier enrichi. Dans ce cas, j’étais en train de crever lentement.

— Ya pas d’chair, Frank ! C’est que d’l’acier !

— Impossible ! Ya toujours de la chair. On le reconstituera !

Où il se croyait ? Dans un laboratoire dernier cri ou dans un vaisseau de combat transformé en Poubelle Stellaire ? J’avais l’air d’une fourmi avec un tournevis à la place du cerveau.

— Là ! Tu vois !

J’en revenais pas : une bielle était creuse et il y avait quelque chose dedans. Si c’était de la chair, elle servirait à rien. J’ouvris l’acier avec une grignoteuse, lentement parce que Frank avait tout son temps et un revolver dans la main. C’était de la chair ! La chair de Bernie. Elle palpitait.

— Tu vois ! exulta Frank.

Je m’fendis d’un sourire. On appelle ça le sourire du condamné. Ça sourit et en même temps, ça a l’air d’une grimace. Je me sentais pas à l’aise. Quel était l’étape suivante ? La mort de John Cicada ou sa participation active à une Reconstitution Post Métallisation ? Mon sourire crispé énervait Frank.

— Qu’est-ce qu’on fait ? couinai-je à cheval sur le fil qui sépare l’homme de la mort.

Frank observait le morceau de chair qui pouvait être un muscle ou un organe, peut-être un composé des deux. Il avait pas l’air malin de celui qui savait ce qu’on faisait avec ça une fois qu’on avait vaincu les réticences et les critiques. C’était un de ces moments cruciaux où ce qui a été gagné n’a plus le sens qu’on lui croyait quand il était probablement perdu, en pleine action. Frank angoissait à mort. On était revenu sur le terrain des Connaissances Acquises par d’autres qui n’offriraient peut-être pas leurs services à deux minables irrécupérables que le destin s’amusait à perturber parce qu’il n’avait rien à faire en ce moment. On n’était plus en phase. En plus, ça bougeait dans la soute. Bernie avait laissé la porte ouverte.

— On f’rait peut-être bien de la fermer, Frank…

— C’est toi qui la fermes ! C’est des amis. Et c’est pas tous des cons.

J’aurais dû me douter que l’Expérience à laquelle je participais malgré moi ne concernait pas l’Humain, mais ce qu’il avait imaginé pour le remplacer dans les travaux pénibles. On était deux humains en compagnie d’une quarantaine d’androïdes dont un était définitivement détruit. Mais pourquoi Frank avait-il raison ? Pourquoi ce morceau de chair lui donnait-il raison ? Un premier cadavroïde fit son apparition. Il voulait pas déranger, ça s’voyait à son air triste :

— On trouve pas l’sel, dit-il.

Le Dillinger que j’avais sur la nuque me donna un petit coup de crosse. Rien à côté de l’angoisse.

— J’suis un ami, dit Frank.

D’après lui, on l’avait envoyé. Il était Résistant lui aussi. Depuis quand ? Le type répéta son innocente question :

— On part jamais sans le sel pour la vinaigrette, dit-il comme si c’était le genre de truc qu’on a envie d’entendre en Situation de Mort Imminente.

Il nous montra la salière vide. Un autre type apparut, beaucoup plus décharné. Son odeur m’immobilisa en pleine action. Frank m’arracha le morceau de chair fraîche avant qu’il n’arrive un malheur. Je m’écroulais dans la flaque de Bernie.

— Il va pas bien, disait Frank. Qu’est-ce qu’on fait dans ces cas ?

— Tu la fous mal, comme Résistant ! dit quelqu’un.

On me transporta dans la soute qui s’était vidée de tout son contenu, y compris la bouffe et le chat. J’émis un dernier message avant de perdre connaissance : « Mutinerie à bord. Stop. Frank Chercos leader. Stop. Impossible réagir. Stop. Demande action. Stop. »

 

C’est le chat qui m’a réveillé. Il me léchait les dents dont il explorait les interstices avec les griffes. Il avait l’air de se régaler. Je pouvais même pas le caresser tellement mes liens étaient serrés. Je donnais un coup de pied sans le toucher. Il avait calculé toutes les distances et se situait dans un point mort. C’est malin, les bêtes.

La soute était saturée d’odeurs infectes. Je pouvais voir les traces à la seule lueur d’une veilleuse bleue. La porte était fermée. Je reposais sur une plateforme de largage. Mon destin était scellé. J’avais le choix entre chercher une solution et ne pas la trouver — et me tenir le plus tranquillement possible avant la minute d’angoisse qui précède la mort. Pas un bruit. Rien. Le hublot de la porte était verrouillé, traçant un cercle de lumière, comme une éclipse. Pourquoi le chat ?

J’arrivais pas à choisir entre tenter de changer mon destin ou en accepter la triste fin, ce qui constitue en soi une troisième possibilité. J’ouvrais la bouche en grand pour faciliter la tâche que le chat avait entreprise dans la plus parfaite ambiguïté. Qu’est-ce qu’il me voulait ? Ces yeux me sondaient. Il agissait par habitude. Il savait comment ça allait se terminer et comment ça recommencerait. Peut-être même pourquoi. Pourquoi pas pourquoi ? Et personne à qui parler ! Je me mis à gueuler, guettant l’ombre dans l’interstice de lumière qui s’arrondissait sur la porte. Mais rien !

 

Frank avait parlé d’un pirate toujours preneur des vaisseaux égarés. On en parlait. Il arrivait même qu’un vaisseau ne rentre pas au Port. La plupart du temps, c’était à cause d’une panne fatale et la Presse diffusait une photo floue d’une explosion qui mettait fin aux spéculations. D’après les comptes tenus par les Services de Maintenance de la Flotte, Gor Ur possédait trois de nos vaisseaux. Encore s’agissait-il de frégates réformées qu’on utilisait dans le cadre des Activités Annexes, le Dépotoir par exemple. J’avais connu ces capitaines qui erraient maintenant dans l’espace aux commandes de ces frégates, mais avec quelque chose dans le cul pour les contraindre à obéir. J’aurais peut-être cette chance : devenir un esclave de Gor Ur : mourir de la même mort infernale, mais plus tard : disparaître de la mémoire des hommes : ou être cité comme traître à la Nation dans les manuels scolaires.

Mais qu’arrivait-il aux mutins une fois que Gor Ur prenait possession du vaisseau ? Que deviendrait Frank Chercos dans cet espace où il était condamné non pas à errer, mais à fuir ?

La porte s’ouvrit.

— Il est réveillé, dit la silhouette.

Une autre silhouette se profila. C’était Frank.

— Ça va, John ? On arrive.

On arrivait où ? Le chat fit saigner mes gencives par erreur.

— Injectez-lui un tranquillisant. Je vais expliquer la situation aux autorités.

Le vaisseau semblait descendre. On était la proie d’un champ magnétique. Je connaissais cette douce sensation prometteuse d’un repos bien mérité. Frank disparut. La silhouette s’approcha. C’était une femme en assez bon état de conservation. Elle tenait une seringue.

— Ça t’fera du bien, mon chou.

Elle me piqua. Ça fait du bien tout d’suite, ces injections destinées à brouiller les pistes. Le chat s’était reculé dans l’ombre bleue. Je marchais à Mach 10 ! Mon cœur allait exploser. J’avais pas l’habitude de ces trucs, moi ! Mais je me sentais bien. Frank pouvait tout expliquer à ma place.

— On est où, ma poule ?

— On est chez toi, mon chou. Tu vas faire dodo avec Mimine.

— Qui c’est, Mimine ?

— C’est moé !

Elle sentait la merguez frelatée.

— Zavez pas un complément pour l’odeur ? demandai-je alors qu’un brouillard épais m’envahissait.

Elle rit. Elle caressait le chat qui se tenait dans l’ombre sans me quitter des yeux. On peut pas être mieux : le sexe et une petite bébête pour témoigner que ça s’est bien passé.

— Ils vont monter à bord, prévins-je comme si cette femme avait de l’influence sur les décisions de Frank.

— Qu’est-ce qu’ils verront ? Deux sexes et un chat.

Elle avait raison : je ne crierai pas : je serais docile : je voudrais connaître la suite : jusqu’où il fallait aller pour rencontrer Gor Ur.

— Qu’est-ce que t’aimes, mon chou ? Autant ne pas s’ennuyer.

Le chat m’interrogeait aussi, comme s’il avait l’habitude, comme s’il attendait, comme s’il savait. Il avait l’air d’une peluche sur un coussin. Immobile et silencieux, il attendait et je redoutais les conséquences de cette attente.

— J’te fais jouir et on se quitte, mon chou !

Je valsais. Un policier fit le tour sans quitter l’ombre. La femme valsait aussi. Je voyais son cucul. Un tatouage indiquait qu’elle avait aimé et qu’elle avait été déçue. J’émis une plainte. Le flic se retourna. Il percevait la différence entre plainte et soupir. C’est ça, l’expérience !

— Vous allez bien, M’sieur ?

Sa torche se renseignait sur les seins de la femme.

— Y va bien, dit-elle par à-coups. Il est en convalescence.

Elle en disait trop. Le flic était émoustillé.

— Vous avez été malade, M’sieur ?

La torche m’illumina. Ou j’avais mauvaise mine : ou j’avais plus de mine : le flic grimaçait.

— Il est pas contagieux, dit la femme qui haletait.

— C’est pas beau à voir, fit le flic.

Le faisceau continuait d’éclairer ma gueule. Ça devait lui plaire, un mec défiguré. Il demandait même pas pourquoi elle était pas écoeurée. Les relations du couple sont tellement compliquées ! Y avait aussi un chat, mais il en parlerait pas dans le rapport.

— Vous êtes qui ? me demanda-t-il enfin.

Il avait pas encore l’intention de me sauver. Il se renseignait parce qu’il avait vu ma gueule quelque part. Mais où ? Kimézou.

— C’est le célèbre aviateur John Cicada, dit la femme qui atteignait son but.

Le flic approuva la surprise en frappant du pied. Le chat détala.

— Il a choppé une maladie tropicale, continua la femme.

J’éjaculais. Cette fois, le flic douta. Ça ressemblait à un soupir, mais sans la raison du soupir. Il voyait rien. Il baladait la lumière sans rien trouver à redire. Il trouvait même plus le chat. La femme était debout, boutonnant sa combinaison.

— J’savais pas que John Cicada aimait les femmes, dit le flic.

— Il les aime pas, dit la femme. Ça fait partie du traitement.

— J’veux bien être traité, moi, gloussa-t-il.

— Zêtes pas malade, M’sieur l’agent !

Il allait dire le contraire. Seulement voilà :

— Vous êtes pas sur la liste, m’sieur Cicada.

— Y voyage incognito, dit la femme qui se redéboutonnait.

— Faut voir, dit le flic.

Il voyait toujours rien. Ça l’énervait. Il se gratta le nez avec le pouce.

— Suivez-m[oi !] dit-il.

Sa tête péta avant qu’il ait fini de dire. Frank alluma. Il était dans un sale état. Il venait de se battre. Il avait plutôt l’air désespéré.

— On a besoin de vous, John !

— De qui j’ai besoin, moi ?

Pas d’une femme en tout cas. Je secouais mes chaînes. La tête du flic avait giclé dessus. Frank n’avait pas pensé au code de décollage. Y avait pas besoin de code pour se poser. Il en fallait un pour s’arracher. Et il était dans la tête de Johnny. Pas question de la péter. Et pas l’temps de torturer. Fallait négocier en trente secondes. Sur le Pas de Tir d’Où On Se Trouvait, ils étaient prêts à détruire le vaisseau et les mutins qui le possédaient pour pratiquement le même temps. J’avais pas le choix non plus : crever dans la destruction ou faire décoller l’engin avec une chance sur un milliard de passer entre les gouttes. Trente secondes, mec !

 

La femme ne réagissait plus. On n’avait pas le temps de la pincer. Chaînes tendues, j’offris mes poignets. Trente secondes plus tard, un déluge de feu s’abattit sur la vieille carcasse du vaisseau. Mais on avait franchi le point limite. On avait laissé des plumes, on allait en manquer tôt ou tard, mais on était hors de portée. Gor Ur ferait baisser le prix.

— Vous êtes un as, John, dit Frank qui avait retrouvé sa tranquillité de fugitif confiant en l’avenir de la Justice.

Je l’étais, as. Mais qu’avait-il été chercher sur cette Station de Ravitaillement ?

— Du ravitaillement, dit-il. On a un problème d’infection bactérienne.

Il en avait l’air. J’essayais de comprendre ce que l’écran me disait.

— On est en quarantaine, continua-t-il. C’est pour ça qu’ils nous ont pas suivis. On a ordre de rester à distance dans la zone de notre choix. Sinon, ils nous détruisent sans procès.

— Une bactérie ?

— Des tas de bactéries, John !

 

Le morceau vivant de Bernie était posé sur la console de commandement. Le linge était rose de sang. Frank s’interposait entre cette preuve vivante de son innocence et mon intention de la détruire avant que ça devienne trop compliqué pour le lecteur moyen.

— On va tourner en rond, John. Sinon, on tente l’impossible.

— Et les autres ?

Il ferma les yeux comme si je venais de lui enfoncer une aiguille dans le nerf optique. Puis il les rouvrit, sondant mon propre regard.

— Quels autres, John ? À part le chat…

J’avais des traces de sperme sur ma combinaison. J’avais pas rêvé.

— Excuse-moi, John. Des fois, je maîtrise plus.

On les avait largués ? Ils étaient passés où ? J’avais pas vu de trou noir pendant le film. Il expliquait comment cette disparition aussi soudaine qu’inexplicable ?

— J’explique pas, dit-il en empoignant Bernie.

— T’es dingue ! Tu vas lui faire mal !

Je branchais le pilote automatique. Une visite de la soute me renseigna sur ce qui s’était passé. Il avait procédé au largage en zone de décontamination. Pas une trace sur le Métal environnant. On venait de quitter une Zone Adéquate sous le feu des autorités chargées de la décontamination, et non pas de nous expédier en Zone d’Attente Sanitaire. Qu’est-ce qu’il manigançait ? Qu’est-ce qu’il faisait à son papa ?

— Explique-toi, merde !

On était quatre à bord : lui : moi : Bernie : le chat. Manquait plus qu’un poisson rouge. Y avait aussi des bactéries de plusieurs races. J’y connaissais rien en racisme bactérien. Mais ça comptait comme présence ! Ça comptait jusqu’à plus savoir où on en était. Je revins au poste de pilotage pour modifier la trajectoire.

— Qu’est-ce que tu fous, John !

Je revenais. Pour les problèmes métaphysiques, ya qu’la Terre pour réfléchir. Ailleurs, on est trop sollicité par les questions de physique dimensionnelle.

— Tu vas pas faire ça ! John !

Je l’faisais, à moitié conscient, pas sûr de faire le bon choix, mais déterminé à revenir ou à disparaître dans les effets dévastateurs de sa bombe à commande vocale. J’avais une excuse :

— Que veux-tu qu’on foute de Bernie ? Ils sauront eux !

— Tu leur apportes la preuve, John ! Et j’ai pas envie de recommencer. Tu sais c’que j’ai vécu ?

— Je sais que ÇA ! Ferme-la ou fais-la péter !

Si ça pétait, comme je disais, on n’irait pas loin. Et il avait pas l’air non plus du type qui va s’expliquer tranquillement dans un Tribunal. J’avais une boule dans la gorge et je me remis à saigner. Ça coulait par petits jets maintenant. Il avait l’air effrayé par ce qui m’attendait si je souffrais vraiment d’athérosclérose comme je m’en étais plaint si souvent.

— Ça peut pas durer, Frank.

— On peut pas atterrir, John. On est contaminé. Ya pas d’zones de décontamination sur la Terre. Faut aller loin pour en trouver.

La voix de DOC nous interrompit :

— Zêtes cinglés, les mecs ! Vous traversez des zones de guerre ! Vous allez finir en lumière !

La guerre maintenant ! Le chat reposait sur son coussin pisseux. On était dans l’atmosphère, à une minute de chez nous, en comptant large. Je réduisis les gaz. Frank ne disait plus rien. Je l’avais vaincu.

— On f’ra pas long feu, John.

— J’ai pas envie de mourir non plus !

Le chat me conseillait une approche par paliers. J’entrais un maximum de paramètres crédibles. La Tour répercutait sans signes d’hostilité. On était dans l’hermétisme total avant de s’expliquer clairement. J’avais déjà vu des vaisseaux contaminés pilotés par des capitaines qui avaient envie de s’expliquer avant de disparaître dans le feu. J’envoyais donc un premier message bourré d’explications si confuses que je doutais de pouvoir les compléter par des exemples concrets. Frank étreignait toujours Bernie, comme une mère qui veut pas quitter le monde sans démonstration d’amour.

— John ! disait la voix de DOC. Laissez-nous vous guider vers la prochaine Station de Décontamination. Débranchez Frank !

Pour moi, Frank ne pouvait plus exercer aucun pouvoir sur mon esprit et encore moins sur le fonctionnement du vaisseau. Le chat, je dis pas. Il me perturbait comme un rêve prémonitoire, mais j’étais incapable de dire en quoi consistait cette prémonition dont les signes relevaient du Mental. Sur l’écran, la courbe se pliait jusqu’à la douleur

— Débranchez Frank !

Ils insistaient.

— C’est quoi, ce feu bactérien, DOC ?

— C’est nouveau.

— Et c’est qui ?

— Débranchez Frank !

 

Les gens normaux ne devraient pas fréquenter ceux que le Mental explique mieux que les discours moralisateurs. De quoi on a besoin pour vivre ? D’un Jardin. Autant en interdire l’entrée à ceux qui présentent des signes de dysfonctionnement. La Vie serait plus simple. On s’rait payé grassement au lieu de jeter cet argent précieux par les fenêtres ouvertes sur l’Inconnu. Un bon métier est synonyme de bonheur. J’en avais un et j’étais même un héros. Un héros expérimental si j’avais bien compris. Et Frank me traitait comme je l’aurais traité si on m’avait laissé faire. Dire que j’étais infini depuis qu’Omar Lobster me prodiguait sa confiance de connaisseur en Tout !

— Débranchez Frank !

John ! Frank ! J’en avais marre de ces cris de détresse ! Pourquoi y bouffe pas Bernie ? Je veux parler du chat.

— Vous entrez dans zone chinoise, John. Lancez un mayday ! C’est votre dernière chance.

Je voyais les batteries de missiles comme si j’étais venu les compter. Des batteries côtières, avec des navires au large et des plantations d’opium dans les terres. Encore un peu et je dévisageais le Chinois moyen. C’était dangereux.

— Mayday ! Mayday ! hurlait DOC dans les ondes.

J’atteignais la zone portuaire de Wang Xi. Je connaissais du monde sur les quais. J’y avais des dettes aussi à cause d’une connasse qui avait joué à ma place.

— J’vais péter, dit Frank.

Mais au lieu d’appuyer sur le bouton rouge, il serra les fesses. Un filet de gaz fit à peine frémir Bernie.

— Débranchez-le !

C’était peut-être efficace contre les bactéries. Ça sentait le musc et la merde. Frank ne raisonnait plus.

— Je fais comment pour le débrancher ?

— Tuez-le !

Il y allait pas avec le dos de la cuillère, DOC ! Un infanticide maintenant ! Qu’est-ce qu’y faut pas faire pour se distinguer du commun des mortels ! Avec quoi je le tuerais, ce branché des réseaux parallèles ? Et Bernie ?

— Vous ramènerez Bernie, John.

Sûr qu’on m’expliquerait pas. Ils avaient peut-être les moyens de faire la différence entre une bactérie agressive et une sauterelle inoffensive.

— Vous penserez plus tard, John. On est au cœur du problème. Ouvrez la bouche.

J’ouvris. Un rayon explora aussitôt les dents que le chat avait parfaitement nettoyées.

— Vous êtes contaminé, John. Rebranchez Frank et attendez.

Je l’avais débranché ! Il me regardait pas comme quelqu’un qu’on vient de débrancher. Donc, je ne fis rien. Ça continuait. Avec un tas de Chinois qui calculaient des trajectoires. J’suis jamais bien dans ma peau dans ces moments-là.

— C’est bon, John. Vous arrivez.

J’arrivais où ? Un regard dans le hublot de contrôle ne me renseigna pas. J’avais l’impression d’assister à la multiplication sexuelle des Chinois pris au piège de l’économie de marché.

— Déclenchez le témoin d’approche. On vous prend en charge à distance. Les Chinois sont d’accord.

Frank souriait comme si tout était perdu. Il avait toujours sourit de cette manière dans les mauvais moments. Il recommençait pour me prouver une dernière fois qu’il avait toujours eu raison. Qu’est-ce que je foutais dans ce pays étranger qui entretient la confucion impériale ?

— Confimation médé. Confimation médé. Vaisseau étanger appoche !

— En danseuse, John ! En danseuse !

— Jolipetikuku !

Ah ! L’humour chinois ! Je supporte pas.

— Débranchez Frank ! C’est fini.

 

Le sas de la passerelle s’ouvrit. Personne. Frank riait. La porte donnait dans une bulle de plastique gonflée à l’oxygène enrichi. On voyait des ombres s’agiter derrière la membrane.

— Débranchez Frank !

— Faudrait peut-être d’abord qu’il débranche sa bombe.

— Bombombombombombomb !

Frank exhibait son intérieur directement hérité d’une recette saoudienne.

— Tu f’rais ça à ton papa ?

Il le ferait. Comment on débranche un mec qui est branché à une bombe, dans le style pierre-deux-coups ? DOC restait muet. On lui avait peut-être coupé le kiki. Je m’exprimais sur les ondes chinoises dans une langue traduite, avec tout ce que ça suppose d’imperfections et d’équivoques. La bulle se souleva à ras de terre pour laisser le passage au premier destructeur, un modèle qui n’est plus en usage chez nous parce qu’il réfléchit pas. Un Chinois réfléchissait à sa place. Il avançait sur ses petites chenilles poilues. On entendait nettement les correcteurs de trajectoire. Je mis Frank à l’abri d’un tir possible. Ah ! Il y tenait à son Bernie !

— Vous êtes sûr qu’ils sont là pour nous sauver, DOC ?

— Vous n’avez pas débranché Frank !

— Qu’est-ce que ça peut foutre aux Chinois ?

— Ça leur plaît pas !

— Pourquoi ???

— Débranchez-le, John ! On tient à vous !

Ils tenaient surtout à ne pas perdre bêtement un vaisseau qui valait encore son pesant d’or. Le destructeur s’immobilisa. Sa petite tête chercheuse visait le sas où on se trouvait, Frank et moi. Sans oublier Bernie et un tas de bactéries qui devaient pas amuser les Chinois.

— J’vais tout faire péter ! s’écria Frank qui racontait pas des craques à son papa.

— Tu connais le nombre de Chinois ? T’en péteras jamais assez pour mettre en péril leur civilisation. Ils se reproduisent par division, comme les cellules de ton cerveau, sauf que les tiennes sont pas d’accord une fois séparées.

— Rien à foutre des Chinois !

Il en voulait à son papa et souhaitait pas que ça se sache en public élargi. Le destructeur se mit à fumer.

— Les gaz maintenant ! Qu’est-ce qu’ils foutent, DOC ?

— Débranchez-vous, John !

La voix de DOC trahissait l’enregistrement. Quand DOC ne répond plus à vos questions, c’est que sa voix est manipulée par un spécialiste de l’intervention rapide. C’est comme ça qu’ils perdent le temps précieux qui leur est nécessaire pour plaquer l’élément nocif sur le sol violé sans visa. Ce qu’on ramasse, c’est toujours votre cadavre, pas les fruits de votre imagination. J’savais même pas ce que ça voulait dire : débrancher. J’avais appuyé sur tous les boutons rouges : en vain : les Chinois continuaient de rouspéter en boucle avec la voix de DOC qui semblait ne pas pouvoir se fatiguer.

— C’est quoi comme modèle ? demanda Frank.

— Débranchez-le, John !

Je le débranchais avant ou après m’être débranché moi-même ? Qu’en pensait le chat ?

— Ça a l’air de dater de la guerre de Corée. Tu veux mes lunettes ?

— Il est relié à un fil ?

— J’vois pas d’fil, Frank.

— Qu’est-que que tu vois ?

— Ça s’rait plus intéressant de savoir ce qu’il voit lui !

J’avais raison. On s’en foutait de voir. Pour voir, on voyait. On voyait un destructeur pathologique et l’agitation derrière la membrane de la bulle. On n’avait même pas d’échelle pour descendre, ce qui n’était pas normal puisque normalement une échelle se déployait à la place de l’escalator en cas de panne de celui-ci.

— Sivoupadébanchéfanknoutilé !

 

On était dans une bulle antiterroriste, un engin de fabrication étasunienne conçu pour circonscrire les déflagrations. Les Chinois avaient le choix entre provoquer l’explosion ou attendre qu’on explose. Alors qu’on n’était même pas des terroristes !

— Moiavoirenvidedébranchéfrankmémoipapouvoir. Voussi ?

— Suivez les instructions, merde !

Je réfléchissais à toute vitesse.

— Nounégocié.

— Toipanégocié. Fanknegocié.

Le chat se frottait à mes jambes. Frank, négocier ? Avec qui et pourquoi ? On était deux sujets d’expérience occidentale. On représentait une valeur dans ce pays où l’homme vaut le prix qu’on lui colle au cul s’il a encore envie de vivre après ça. Peut-être qu’on les avait chopées en Chine, ces bactéries.

— Charrie pas, John, fit Frank qui réfléchissait lui aussi, mais en sens inverse. Ces bactéries, c’est les nôtres.

— Qu’est-ce qu’on fait, Frank ?

Sortir de la bulle relevait de l’imagination. Se rendre aux autorités chinoises constituait un abus de confiance. À part ça, c’était l’impasse. Le suicide collectif à deux, sans compter le chat, n’était pas une solution, mais une fin.

— On a Bernie, dit Frank. J’ai toujours Bernie !

Il avait l’air de sortir d’une séance d’électrochocs.

— Débranche la bombe, Frank. On la vendra à un Arabe.

— On est tous de la même race !

Qu’est-ce qu’il attendait puisqu’il n’y avait rien à attendre ? Le destructeur fit un petit tour du côté de la membrane qui se souleva. On lui injectait de nouvelles données. Frank enfonça un doigt expert dans la chair de Bernie. Il cherchait l’anus. Ah ! La Science m’étonnera toujours, allez !

 

Le destructeur revint exactement à la place qu’il avait occupée une bonne dizaine de minutes pour analyser la situation. Il avait laissé une petite trace, du pipi ou du crayon, je sais pas. Sa tête était tournée vers la queue du vaisseau. Sans la queue, on était foutu si la suite des opérations consistait à échapper à la vigilance des Chinois. Ou plutôt à la terrible excitation qui s’emparerait de leur Mental si on réussissait à décoller. On n’aurait pas dû écouter DOC. Le chat s’interposait peut-être. Son poil était hérissé comme si le destructeur lui envoyait des ondes analytiques.

— On n’est pas en Chine ! dit Frank dans un cri de victoire.

On était où alors ?

— Dans une bulle, dit Frank comme si la parole divine lui enseignait les prémices d’une ère nouvelle qui donnerait tort à toutes les religions pour instaurer la Vérité Universelle.

Il referma le sas, prenant le risque d’un tir immédiat. Si on pétait, ça s’passerait à l’intérieur et on serait réduit en bouillie post-post-mortem. Du pas beau à voir avec des yeux neufs.

— L’expérience est en cours, John, expliquait-il au chat.

 

Frank voulait plus me parler. Il parlait qu’au chat. Je m’demandais si on ferait pas mieux de se rendre aux Chinois. On finirait nos jours dans un laboratoire de série B. On f’rait aussi de la Propagande. Des Ouïghours criards nous prendraient pour cible et on descendrait le fleuve intranquille du malheur dans le bateau des dingues. Ah ! Je voyais ça comme si j’y avais été. Qu’est-ce que c’était, cette bulle ? Et quel était le degré de complicité de notre propre gouvernement ? Nul doute qu’on serait plus les bienvenus chez nous.

— Faut qu’on prenne une décision, Frank !

— Pour l’instant, on décide rien.

C’était le chat qui me parlait. Mauvaise influence des esters. Il fallait que j’m’occupe ou que je trouve le moyen de désarmer Frank. Si je reprenais le commandement de ce sacré vaisseau, on n’irait pas plus loin que chez les Chinois. D’ailleurs, on y était. Qu’est-ce qu’on risquait vraiment ?

— Quelle est la poussée exacte des moteurs ? dit le chat.

Pour pousser, ça poussait. La navette était de conception et de fabrication étasunienne. On l’avait même pas améliorée. Et j’en avais la charge depuis plus de vingt ans. On pouvait me faire confiance quand je disais que c’était pas une question de poussée. On était dans une bulle antiterroriste de même origine, à ceci près que c’était du high-tech. On n’avait donc aucune chance de fuir sans exploser dans la seconde qui suit. Aucune chance non plus de résister longtemps à l’intérieur de la bulle. L’expérience était interrompue. Seuls les Chinois avaient désormais la capacité de la continuer. Les Chinois ou le Monde. Qu’est-ce qu’on savait, nous, de ce qui se passait derrière la bulle ? On frappa à la porte.

— Qui c’est ? grogna le chat.

Ça parlait derrière la porte. Plusieurs voix se succédaient dans ce qui paraissait être un ultimatum encore sympathique, compréhensif, quoi ! Je collais mon oreille contre le froid métal. Des voix de femmes ou de Chinois. J’en informai aussitôt Frank et le chat ouvrit sa petite gueule sans rien dire. Voilà c’qui s’passerait à partir de maintenant : on nous demanderait d’ouvrir la porte sans poser de questions.

— Qu’est-ce qu’ils veulent ? demanda enfin le chat.

— J’y comprends rien. C’est du Chinois.

— Dites-leur d’utiliser un mégaphone.

Je criai. J’avais peut-être pas besoin d’en arriver à ces extrémités, mais je donnais l’exemple du dialogue tonitruant qu’on pouvait envisager avant d’aller plus loin. La voix de la Sibylle me répondit :

— Déconnez pas, les mecs ! J’suis à poil avec un détonateur dans le cul !

— T’entends ça, Frank !

Le chat virevolta comme s’il devenait fou.

— J’ai les gosses avec moi !

— Ils sont piégés eux aussi ?

Le chat s’immobilisa pour me faire des reproches :

— C’est nos gosses, John ! miaula-t-il.

J’appliquais la procédure. Gosse ou pas gosse, on fait pas entrer le loup dans la bergerie. Frank se leva enfin. Dire qu’il n’y avait que ce ridicule Dillinger pour nous séparer, lui du côté du Pouvoir et moi dans la merde jusqu’aux oreilles !

— Ouvre la porte, John ! Je sais que c’est toi !

Pourquoi le savait-elle ? Les Amerloques n’avaient pas prévu qu’on pût avoir besoin de vérifier l’identité des visiteurs qui prétendaient entrer. Ça m’avait souvent posé des problèmes, ce défaut de communication. C’était le dernier si je comptais bien sur les doigts.

— Combien vous êtes ? demandai-je dans le cadre strict de la procédure.

— T’es con ou quoi !

Elle gueulait bien, la Sibylle, quand elle gueulait. Mais pas moyens de savoir si des Chinois se cachaient pas dans sa poche.

— Ya surtout la bombe, dit le chat.

— Ça en f’ra deux, constata Frank. On va se transformer en chaleur et en lumière. Qu’est-ce que vous en dites, John ? Laissez-la entrer.

Je compris : s’il y a des Chinois avec elle, on saute ! J’avais aucun moyen de le savoir.

— Yen a pas ! grogna la Sibylle.

Je me retournai vers Frank qui se grattait l’oreille.

— Tentez le coup, John, dit-il. On verra bien.

Qu’est-ce qu’on allait voir avant de plus rien voir ? Y avait même pas de chaîne de sécurité ! Si j’ouvrais, j’avais aucune chance de contre-attaquer si c’était une attaque comme je le craignais. Le nez de la Sibylle était poudré.

— Ouvre, connard ! J’suis avec les gosses !

Dans l’interstice, je voyais le destructeur qui n’avait rien détruit pour l’instant et la membrane de plastique de la bulle qui était agité par le vent.

— C’est pas le vent, dit la Sibylle.

Elle devenait notre mine d’information. Mais dès l’instant où elle entrait, il y avait deux bombes dans la carlingue : une aux commandes de Frank et l’autre que les Chinois actionneraient quand ils le décideraient.

— C’est des gaz, dit la Sibylle.

Elle entra, suivie des gosses qui avaient honte de leur corps. Ils se réfugièrent dans l’allée. On voyait plus que leurs têtes.

— Ils vous veulent vivants ! dit la Sibylle.

Elle enfila rapidement une combinaison. J’avais aperçu le détonateur dans le cul. Par où elle le cracherait, ce gaz ? Frank avait pensé à tout :

— J’aurais le temps de tout faire péter, dit-il tranquillement.

La Sibylle était horrifiée par ce propos crédible :

— Tu nous sacrifierais pour sauver ta peau !

Frank ricana. Il était plus dans son assiette. La Sibylle pouvait-elle comprendre ça ? Elle aidait les gosses à s’habiller.

— J’ai les instructions, dit-elle.

Frank ététoutoui.

— On sortira par la porte de largage, dit-elle. On s’ra à poil et on marchera à reculons, les mains en l’air et en fermant nos gueules. Ils enverront des destructeurs pour vérifier. On doit être absolument inoffensif.

— Et si t’es pas la Sibylle ? fit Frank en secouant son Dillinger.

Elle rougit. Y avait qu’un moyen de savoir si elle était la Sibylle ou un clone chinois. Qui c’était qui vérifierait ? Je proposais de surveiller les enfants, au cas où il leur prendrait l’idée de s’amuser avec les boutons du tableau de commande. Frank entra dans la soute et se mit à attendre.

— Il attendra longtemps, dit la Sibylle.

Et elle ferma la porte de la soute à double tour.

— C’est toi qu’ils veulent, John. T’es le seul Mort Ante-Mortem. Omar Lobster leur a déjà vendu la Vie post Mortem. On se tire en vitesse !

J’empoignais fermement son bras délicat. C’est fou c’que c’est délicat, une femme, quand on croit plus en elle. Je savais que c’était la Sibylle. Mon amour parlait pour moi. Mon cerveau témoignait du peu de science dont j’étais capable en la matière. Rien que du sentiment. Pas une trace d’intelligence. Qui disait mieux ? À part Frank, bien sûr. Je m’dépoilais. Qui je pouvais choquer ? À part ma fille, bien sûr. Frank avait ouvert le volet blindé du hublot et il nous regardait comme s’il avait perdu et qu’il ne pourrait plus rejouer. Il avait toujours le Dillinger à la main. Une mort peut-être douce. Mais les PM, ça meurt plus. D’où la bombe.

— Hé ! On oublie Bernie ! cria le fils.

Il en resterait peut-être pas autant de Frank. J’enveloppais la chair de Bernie dans son linge. Ça f’rait peut-être plaisir aux Chinois de posséder une preuve de plus de la supériorité technologique de l’Occident. Ça pouvait aussi les énerver. Mais d’après la Sibylle, ils tenaient à moi, pas à Bernie ni à Frank. Tenaient-ils à elle ?

Elle ouvrit la porte. Les gosses sortirent d’abord. Le destructeur s’agita. Sa petite tête de fourmi pivotait. Les gosses levèrent les bras en signe de soumission. La Sibylle me poussa.

— Saute ! dit-elle.

— Pourquoi y sautent pas, eux !

— Saute, je te dis !

Ah ! Mes doigts de pied s’accrochaient à la vie ! C’était tout ce qui me restait, la vie. J’aurais plus d’existence. John Cicada, le héros de l’Espace, allait finir à poil dans un laboratoire de contrefaçon. Je m’demandais si j’aurais droit à une vie sexuelle. C’est le plus dur dans l’enfermement : la camisole sexuelle ou la pratique abusive de l’autosatisfaction. On avait rarement le choix. Je crois même que les fous renoncent aux abus sans le savoir. Mais les autres ? Ceux dont le cerveau est fait pour la pratique ? Les pas doués de l’esprit ? Les obsédés de la normalité ? Ceux qui n’ont aucun problème d’interprétation ? Pas un seul de persécution ? Comment vivent-ils si on leur coupe les ressources sexuelles ? Ah ! J’y pensais en m’accrochant !

— Saute, papa !

Je pouvais pas fermer les yeux. Ni regarder en bas.

— Tu devrais, dit la Sibylle.

Je vis une toile tendue par des petites Chinoises à la peau nue. Ma fille ferma les yeux. Ah ! J’étais bien ! Je sautais.

 

Je me retrouvai à l’intérieur d’une autre bulle. Seul et sidéré pour commencer. Ensuite, j’angoisserais. Et je continuerais à m’accrocher à la Vie. Voilà ce que j’étais.

Ils m’avaient injecté des choses à travers la toile. C’était pas encore une bulle. C’était un sac que de joyeuses petites Chinoises nues poussaient vers mon destin. Ils se sont mis à me piquer à mort. Sauf la queue qui trouait le sac. J’avais jamais éprouvé autant d’plaisir. À mon âge, c’est un record. J’aurais mieux fait de penser qu’ils étaient en train de me vider de mon sperme. Le sac s’est gonflé et je me suis retrouvé dans une bulle. Et dans un silence tellement parfait que j’entendais pas mes propres bruits. J’osais pas parler non plus. Je m’endormis.

Puis j’ai été réveillé par des voix. Ils projetaient des images sur la paroi. Elles jointaient parfaitement. J’arrivais pas à les différencier clairement. En fait, je faisais partie de ces images et leur sens me fascinait. Elles appartenaient à mon existence. Et je m’appliquais à les classer dans l’ordre chronologique. J’ai fini par trouver une espèce de paix fragile, comme si tout ce que je devais reconnaître se trouvait derrière cet écran sphérique éclairé de l’extérieur par un système de projecteurs connecté à mon cerveau. Mais mon corps nu ne comportait aucune trace de connexions. En étendant mes bras et mes jambes, je touchais la paroi en quatre points qui communiquaient avec l’extérieur. Ils injectaient la tranquillité. Il y aurait des intervalles de plaisir. Peut-être même pourrais-je m’entretenir avec ces voix. J’avais aucune difficulté à me soumettre. Des questions me traversaient. « Qui est la mère de Frank, John ? » Qui avait été cette magnifique Africaine que j’avais arrachée à son Royaume ? « Qui, John, QUI ? » Je savais plus. Je me souvenais du plaisir. de la résistance. De la soumission. De la tentative d’évasion. De la chasse dans les bois. De son corps couché dans l’eau du fleuve. Et du regard désolé du chasseur. J’avais abandonné l’enfant à un destin plus serein. Il ne porterait jamais mon nom. Que savaient-ils de plus ? Ils savaient tous. Ils profilaient le forcené qui menaçait de faire sauter le vaisseau avec sa précieuse cargaison. Quelle précieuse cargaison ? Une douleur atroce me traversait chaque fois que je me posais la question. Et la bulle roulait. Je voyais la déformation impliquée par un sol mouvementé qui pouvait être celui de n’importe quel désert où la Science se livrait à des exactions dont l’Humanité payait le prix exorbitant. Pourquoi une partie de cette Humanité impose-t-elle ses décisions à cette autre partie qui ne vivrait pas sans les conséquences de ces décisions ?

 

Il y eut un moment d’obscurité totale que j’associai à la nuit. Je ne dormis pas. Je n’avais plus besoin de dormir. Tout se passerait ailleurs que dans le temps. Je serais totalement conscient, mais sans comprendre. Le sens me serait arraché. Je ne le donnerais pas en l’absence d’objet. À quel moment l’angoisse s’installe-t-elle ? J’ai jamais vécu sans cette terrible sensation d’hypermnésie. La bulle traduisait plutôt un effort constant de compréhension. Il y avait même de la joie dans mes perceptions.

— Qui était-elle, John ? Frank aimerait bien savoir s’il peut légitimement prétendre au titre de Prince de ce Monde ?

La voix était claire et posait une question dont Frank avait le droit de connaître la réponse. Oui, c’était un Prince, du moins en Afrique. Mais tellement de temps avait passé ! Je me souvenais plus des détails.

— Quels détails ?

Je l’avais aimée uniquement pour la posséder sans autres raisons. Je me souviens d’un amour fou. Je l’ai enfermée dans cette bulle. J’ouvrais l’œilleton et je dispersais le gaz. Ensuite je fendais la bulle et je la pénétrais. Elle n’a jamais connu le plaisir.

— Pourquoi l’enfant ? Par erreur ?

Je sais plus !

— Regardez bien les images, John. Laquelle correspond le mieux à cet effacement ?

Je sais pas ! Peut-être celle qui montre en boucle le regard du chasseur. Qui était-il ? Je le connaissais pas.

— Vous l’avez revu plus tard. Dans quelles circonstances ?

En quoi cela peut-il m’épargner l’angoisse de cet enfermement sphérique ? Je redoute tellement cette éternité expérimentale ! À quelle évolution avez-vous pensé en établissant l’hypothèse invérifiable de la vie éternelle ? Aucune génération ne pourra en être certaine. Vous ne transmettrez que mon angoisse comme palliatif de l’ignorance. Ou vous inventerez une nouvelle religion dont Omar Lobster sera le Prophète Initial. Ou le Dernier. Vous êtes capables de tous les commentaires.

— Ferme-la, John ! Tu as promis de la fermer.

C’était la voix de la Sibylle. Je la cherchais dans le film. Sibylle !

— Déconnectez-le. Il a besoin de se reposer.

Il n’y a que le drame qu’on peut comprendre si on accepte les conventions du genre. Mais l’existence ? Cette complexité de polygone tendant au cercle ? Cette confusion de sphéroïde impossible à conceptualiser ?

— Déconnectez-le. Il a vraiment besoin de se reposer !

Je revenais dans l’allégresse inspirée par des petits matins tranquillement posés sur l’Humanité.

— Ça va, John ?

— Ça va, heu… Qui ?

Un petit rire me répondait. Et on recommençait.

— Vous n’avez jamais vécu dans une bulle, John ?

— J’ai connu l’angoisse de la panne.

Il y avait des tas d’autres angoisses, par exemple la nuit qui menaçait de tomber en chemin.

— D’où reveniez-vous ?

— De la chasse.

— Qui était-il ?

— Le père de mon enfant.

— C’est pas compliqué, John. Et c’est bon pour le profil. Vous pensez qu’il fera sauter la bombe ? On le pense nous aussi. Prêt pour le voyage du Jour ?

 

La bulle roulait. J’avais connu le désert, les efforts considérables pour ne pas laisser la peau à cause d’une erreur inacceptable. La bulle se conformait parfaitement à ces reliefs. Quelle route étais-je censé reconnaître ? Ils cherchaient la faille dans le cerveau de Frank et c’était moi qui suivait cet itinéraire improbable. Je m’étais battu dans le désert. J’en étais revenu avec l’angoisse stridente du blessé et du laissé pour compte. Où avais-je trouvé la force de devenir un héros de l’Espace ? J’avais fini par oublier cet enfant qui n’était pas le mien et que les gens du village appelaient : le fils du chasseur. Pourquoi clamait-elle ma paternité ? Personne ne la croyait. Et elle était devenue l’épouse du chasseur. C’était tout le lien que j’avais avec ce château.

— Vous voulez parler du château des Vermort ?

Je parle du château de mon enfance !

— Ne criez pas, John ! C’est fragile, cette technologie. Vous ne voudriez pas être responsable de l’abandon de l’expérience ?

— Vous êtes Chinois ?

Aucune réponse. On avançait dans le désert. Le Comte y avait vécu longtemps. Son chasseur l’accompagnait.

— Vous êtes en contact avec l’Occulte, John. Ce ne sont pas des visions. Je répète : ce ne sont pas des visions !

Il l’avait tuée parce qu’il l’avait prise pour un animal. Je savais pas si c’était la femme de sa vie. Vous connaissez le Chasseur ?

— Ce que vous ressentez n’a rien à voir avec la Réalité.

— Répondez , qui que vous soyez !

Frank était le fils d’un Chasseur et d’une Princesse. Le savait-il ? Il avait été élevé par un couple de réfugiés espagnols. Je finançais l’opération avec mes propres deniers. Je me souviens de dimanches joyeux. Je retournais ensuite dans ma légende.

— Frank est le prénom du Chasseur ?

— Non. C’est le mien. En réalité, je m’appelle Frank Cicada. L’USAF a préféré ce nom qui sonne mieux ou qui est porteur de significations favorables à l’héroïsme.

— Il le sait ?

— Non. Il ne connaît que ma légende. Je me demande bien quelle peut être la nature de la cargaison.

La bulle s’immobilise. Elle a pris la forme d’un couvercle de trou d’homme. On est dans la rue. Puis le couvercle s’abaisse et la bulle est aspirée. Je passe comme une lettre à la poste. Il fait jour. Un type me tient par les pieds. Il violente mon cucul. Je hurle. Il sourit en me jetant dans les bras d’une femme.

— Coupez !

 

La séquence suivante montre une fenêtre. Le rideau métallique est à moitié baissé. On voit un clocher et un horizon saturé de toitures. De grosses lèvres se posent sur moi, puis un téton pénètre dans ma bouche. Je me sens ni bien ni mal. Une Négresse me parle. Moi aussi j’ai du sang africain.

— Coupez !

Moteur !

— Vous êtes dans la bulle, John ! Résistez à l’Occulte !

Compliquez pas !

— Ne simplifiez surtout pas ! Décrivez-nous la bombe.

De simples bâtons de dynamite. Pourquoi je dis ça ? En réalité, je suis dans la chambre avec la Négresse. Le Chasseur ne l’a pas encore tuée. Était-ce une erreur ? Il n’y a même pas eu d’enquête ! Alors que je l’aimais !

— Calmez-vous, John ! C’est l’heure du biberon !

Derrière le paravent, ça discutait. Il y avait une dispute de famille pour commencer. De grosses voix se défiaient. La Négresse me pressait contre son sein et une infirmière me plantait un thermomètre dans le cul.

— Il a pas de fièvre, dit la Négresse.

— On sait jamais, dit l’infirmière qui avait de jolies gambettes.

Elle introduisait sans douceur et retirait avec la même précipitation professionnelle. J’avais d’la fièvre.

— On va lui donner ça et lui faire ça. Signez la décharge.

Elle signait sans cesser d’exercer sur moi cette pression qui me rendait inquiet et fragile.

— C’est pas bon, ÇA ?

Ça coulait chaud. Les voix montaient. Le paravent agitait ses petites dentelles délicates. De temps en temps, un poing s’élevait. Le sein frémissait. C’était quoi, l’enjeu ?

— Vous êtes dans la bulle, John ! Résistez à l’Occulte !

J’y étais pas. Et la bulle était aspirée par le trou. Elle se déchirait. J’en avais le souffle coupé. Qu’est-ce qui pouvait devenir merveilleux maintenant ? Le type frappa mon cul. Mon cri le rasséréna. Ceci est mon sein.

— John ! Frank veut vous parler. Là, le téléphone.

Ceci est mon lait. Corpus. Qu’est-ce qu’il me voulait ?

— J’ai besoin d’un conseil.

— Rends-toi !

— Soyons sérieux, p’pa !

Comme si j’avais envie de plaisanter à l’aurore de ma vie. C’était quoi, ce trou ?

— Demain, huit heures. Ça te va ?

Ça m’allait. Je raccrochais. L’infirmière recommença. Chlup ! Ziple !

— Ça se lève à cet âge ? demandait la Négresse.

— Ça va pas plus loin, dit l’infirmière.

— Tous des obsédés ! fit la Négresse.

 

Chlup ! Ziple ! J’avais d’la fièvre. Encore et encore. Et ça coulait pendant que les voix ronronnaient derrière le paravent. J’avais envie d’gueuler. J’avais gueulé qu’une fois parce que mon petit cucul voulait me sauver de l’étouffement. Le type qui m’avait sauvé regardait dans ma bouche. J’avais une dent, mais il la voyait pas. Et j’l’ai conservée. J’aime pas le Monde.

— Patate ! Patate ! Dis patate !

— Y sait pas parler, mamy !

— Y dit rien ! s’étonnait une fillette aux dents noires.

Mais il était pas con, le futur héros de l’Espace. Ça s’levait pas tout seul, non ?

— C’est réflexe, expliqua l’infirmière. Ça veut rien dire tant qu’il se passe rien.

— Ça voudra dire, mon chou, gloussait la Négresse. T’as bien l’temps d’exprimer ta joie égoïste !

Elle riait et les voix montaient. J’en avais mal au crâne de ce capharnaüm. À part la fenêtre où rien ne changeait, excepté la lumière, le Monde était à la limite du Chaos. J’avais pas les moyens de mesurer. Mais j’en tremblais. L’infirmière en informa le type qui avait tapé mon petit cucul. C’était un joyeux drille.

— Dis donc, Frankie, qu’est-ce que t’es exigeant !

Je tapais dans sa gueule avec les pieds. Qu’est-ce que ça l’amusait ! Il les mordillait sans me faire mal. Il aurait pu. J’aurais apprécié. Après la violence du premier choc, ils s’en tiennent aux mamours et à la prudence. Qu’est-ce que j’aurais aimé être secoué ! Paraît que ça arrive quand le mec y veut faire dodo. Ou quand la meuf elle veut faire autre chose.

— John ! Vous régressez ! Avalez ça !

J’avale. Je suis pas méchant. Je mords pas. J’ai bien vu un chat parler à la place de Frank. Je confirme.

— Il a d’la fièvre, dit le type qui secouait ma queue.

Ça montait avec les voix.

— C’est peut-être une infection. Il a les couilles en feu. Trempez-le dans l’eau glacée des fois qu’ça soit une psychose.

Ah ! C’était pas du glacial pour de faux ! La fièvre tombait au fond de ma poubelle à emmerdes. On me posait alors tout glacial sur le sein qui rebondissait sur les murs. T’as pas idée, mec !

— Il avale pas, DOC !

Du Chinois que j’vous dis ! Vous parlez à un enfant ! Dissociez l’Occulte ! Et frappez mon cucul !

— Essayez le cucul.

Plac ! Aaaaaaaaah ! La bulle m’emporte ! On rentre à la maison ! Un faisceau de connexions se visse dans mon ventre.

— Décrivez la bombe, John. Vous zavez pas envie de sauver des vies ?

— Je veux pas sauver l’chat !

— Quel chat, John ? Vous êtes sûr que c’est un chat ? Il n’y a pas de chat sur la liste. Comment réagissait-il à la caresse ?

La bulle revenait sur les lieux où le Comte avait perdu la vie.

— Vous connaissez cette femme, John ? De qui descend-elle ?

Je me souvenais d’un combat. Le Comte se battait comme s’il se vengeait. Le Chasseur chargeait. Il était dans les caisses de munitions. Je m’étais enfui pour pas voir ça.

— Elle vous en a voulu, n’est-ce pas, John ?

Elle en voulait au Monde entier. Je vivais à l’autre bout du Monde. Je voyageais même jusqu’à Saturne. Vous connaissez Saturne ?

— Vous voulez parler de la Station Intermédiaire, pas de la planète. On n’a jamais été aussi loin. Le Comte a été assassiné dans une chambre de l’hôtel Kronprintz. Vous vous souvenez ? Qui agit sur Frank ? Vous vous en doutez. Vous ne voulez rien dire.

— J’dirais rien aux Chinois !

— Qui vous dit qu’on est des Chinois ?

— Montrez-vous, tas de lâches !

J’avais bien compris qu’en cas d’énervement, le trou se mettait à aspirer la bulle qui se déchirait en suivant dans les mains de ce type qui frappait merveilleusement mon cucul. C’était un bon début et je criais aussi fort que je pouvais. Si yavait pas eu ces voix derrière le paravent, on m’aurait entendu à l’autre bout du Monde ! Quel était l’enjeu ? Pourquoi vous donnent-ils la vie ? De quoi se croient-ils investis ? La solitude peut pas tout expliquer. Ya autre chose.

— Insérez la mémoire providentielle !

Qu’est-ce que j’ai perdu comme temps à chercher à les comprendre ! On devrait commencer par nous dire que c’est pas la peine de chercher. Ça changerait l’enfance en véritable Palais de la Découverte. Au lieu de ça, on continue à chercher, jusqu’au seuil de la mort qui efface tout et on recommence avec un autre qui apprécie la claque. Des derviches tourneurs. Une offense à la dignité humaine.

— Il pleut !

On voyait la pluie tomber sur la bulle. Moi de l’intérieur, et eux de cet extérieur qui m’attendait impatiemment pour régler des questions d’héritage. Une enfance peuplée de voix, ça vous dirait ? Non, n’est-ce pas ?

— Décrivez la bombe si le chat est inoffensif.

— Parlez-moi de la cargaison !

L’autre trou n’aspirait pas. La bulle tombait dedans et elle s’écrasait, provoquant des dégâts sur une surface qui se fragmentait. Ensuite, le silence arrêtait tout. J’entendais pourtant des voix et des bruits mécaniques. La bulle n’avait pas souffert. Elle se regonflait et mes extrémités reprenaient contact avec la membrane. J’étais connecté après une phase de confusion. Ça se passait toujours comme ça. Je comprenais rien. J’étais plongé dans un trou dans lequel la bulle semblait coulisser comme un piston une minute après avoir violemment touché la surface aussitôt brisée en mille morceaux. J’entendais à peine le frottement. J’éjaculais à tous les coups.

— Phase terminale, DOC. On en sait assez.

— Débranchez-le !

Vous en savez assez sur la bombe ou sur Frank ? Qu’en pense la Sibylle ? À quoi sert ce détonateur dans son cul ? Je vois ça d’ici : elle explose avec lui une fois la cargaison mise à l’abri des regards indiscrets. En quoi consiste cette cargaison ?

— Ce sont des réactions résiduelles, DOC. On attend environ une heure et on le broie avant l’incinération. Ya pas d’autres méthodes, DOC.

— Putain ! C’est dégueulasse !

— Vous êtes sûr qu’il sera entièrement détruit ?

— On détruit tout, dit DOC. Les vivants comme les morts. Mais il faut qu’on récupère le pyramidion. On en sait assez sur Frank pour le piéger. Regonflez la Sibylle. Regonflez les gosses aussi. Et finissez-en avec ce héros de merde !

 

Le trou recommençait son cinéma. Mais cette fois, j’avais l’impression de le creuser. Ah ! J’ferais pas des enfants à Frank comme j’en avais rêvé. On irait pas dans l’infini pour se reproduire à perpète. J’allais finir ma vie dans un trou en forme de bulle. Ils finiraient par le piéger et récupérerait ce qu’Omar Lobster avait planté dans le cul du Monde. Où finirait-il lui-même ? Où ça se finissait si on connaissait pas la fin ? Quelle est la différence entre nulle part et néant ?

— Vous êtes toujours là, Frank ?

— C’est pas Frank. C’est John.

— Excusez-moi de vous avoir dérangé…

— Je peux savoir ce qui se passe dans la grosse bulle antiterroriste ?

— Ça vous servira pas à grand-chose, John !

— Dites-le-moi quand même !

 

D’après le connard qui s’adressait à moi par pitié, le vaisseau était toujours dans la bulle et Frank refusait de se rendre. On avait installé une échelle pour faciliter l’opération Sauve-Qui-Peut. On pouvait pas continuer d’envoyer du monde à coups de pompe dans le cul. Ça sentait la mutinerie chez les Chinois. On avait assez massacré comme ça. Le film correspondant à cette conversation montrait des visages durs, mais avec le regard en coin qui dénonce l’esprit frondeur. La Sibylle se regonflait lentement à cause de la complexité de sa structure. Les enfants, moins conséquents, s’observaient mutuellement, l’une dressant ses petits seins excités, l’autre une queue qui promettait de servir la Patrie et le Désir et qui savait où était son intérêt. Des Chinois donnaient des petits coups de canne sur la Sibylle et elle pétaradait. Ça s’annonçait bien.

 

DOC apparut. Il montra aux Chinois comment on se servait de la canne. Ils avaient l’air heureux d’apprendre quelque chose de concret. Manni le mannequin sautillait avec des Chinoises désoeuvrées. C’était un lieu de travail.

 

Quand la Sibylle se sentit suffisamment gonflée, elle monta sur la passerelle et frappa à la porte. N’importe quel type sensé la lui aurait ouverte. Mais Frank était une tête de mule, comme sa mère. Il parlait dans l’avertisseur.

— Zêtes foutus ! Je vais faire sauter ce Monde de merde !

— Il peut, dit DOC à un Chinois qui s’imaginait que Frank ne tuerait que lui.

— Il peut pas !

— Il a le pyramidion, dit Omar Lobster.

Il se déplaçait sur pal propulsé par un moteur ionique. C’était tout ce qu’ils avaient trouvé pour le punir. Ah ! Il vivrait heureux, l’inventeur de la merde qui détruirait le Monde si Frank ne se laissait pas embobiner par les arguments alléchants que les Chinois avaient mis dans la bouche de la Sibylle. J’étais fou de rage en voyant ce qu’on peut tourner comme conneries au cinéma.

— On va letoulner la situation comme une clêpe, dit le Chinois.

Il avait assez de main d’œuvre pour foutre le Monde à feu et à sang. Mais Frank était une citadelle imprenable sans cheval de Troie. Il était où, Ulysse ?

— J’en connais bien un, dit DOC.

— Voukonésséulissévouleditepa !

Il était furax, le Chinois. Paraît qu’ils ont l’équivalent en caractère, mais pas en clair. DOC eut un geste de dépit. On frisait l’incident diplomatique. Ou l’erreur de coordination.

— Allez le chercher, dit-il à Omar Lobster qui s’agita sur le pal pour augmenter une joie qu’il sentait pas à l’origine.

— Il est en phase de préparation au voyage…

— Obélissé ! gueula le Chinois.

Omar obélit. Il avait plus le choix maintenant qu’il passait à l’Histoire secrète du Monde, celle qu’on raconte pas aux cons et qui continue de donner des idées aux moins cons. Je me retrouvais dans le film. À poil, mais serviable. La Sibylle me serra la queue en signe de bienvenue.

— T’es foutu de toute façon, dit-elle.

— Ya des films qu’on n’achève pas, Sibylle.

— Tu t’fais des illusions ! C’est quoi le film ?

— Frank ouvre la porte pour laisser entrer un cheval de Troie.

— T’as d’ces idées, mon Johnny !

J’arrivais pas les mains vides. Je montrai mon cucul à l’assistance que ça dégoûtait peut-être. Ma queue s’était dressée dans la main de la Sibylle. Ah ! J’étais bien !

— Et si tu négociais, mon Johnny ? dit la Sibylle qui voyait dans les lignes de mon prépuce.

Je pouvais. J’avais le cheval et j’étais pas mauvais cavalier. J’avais même de la chance. Il manquait peut-être Troie à mes possibilités, mais ça regardait personne. DOC affinait le calcul avec des données sexuelles. Le Chinois discutait avec Manni qu’il palpait comme s’il n’y croyait pas. On était à deux doigts de réussir et on réussirait pas sans John Cicada.

— O. K., John. On n’attend plus que vous, dit DOC.

Le Chinois pivota comme une girouette au sommet du Monde.

 

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