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Article publié le 14 novembre 2008. oOo
Nous y sommes !
Serge MEITINGER Où ? À quoi ? Mais à la « crise » bien sûr, avec un grand K. Enfin ! depuis le temps que ça mijotait ! Après une série très lisible déjà de signes avant-coureurs, comme dès 1995 la mise en faillite de la Barings britannique par Nick Leeson, l’affaire dite Jérôme Kerviel fit soudain voir chez nous qu’une véritable folie furieuse était érigée en système et adoubée par les plus éminents qui eussent dû être pourtant les plus clairvoyants, les plus vigilants, les plus prudents. Un roman, paru à l’automne 2007, avait tenté de donner consistance littéraire au personnage du « traideur », de faire connaître et comprendre les enjeux d’une frénésie qui n’affecte pas seulement des jeunes gens moulés par leur névrose familiale et/ou leur décevant parcours sentimental. Il s’agit du trop volumineux (580 pages) Cendrillon d’Éric Reinhardt, écrivain encore jeune, qui s’est donné pour but (louable et bien peu manifesté finalement dans la littérature française contemporaine comme sur les étals des libraires) de traiter dans et par la fiction des problèmes réels et concrets, les plus actuels, les plus brûlants, de notre société et même de notre « civilisation ». Il n’y réussit qu’à moitié parce qu’il se laisse longuement détourner par son narcissisme d’auteur se mettant en scène avec complaisance (à la Sollers) en des pages suant l’ennui. Toutefois, à partir de la page 282 et pendant une bonne dizaine de pages, l’auteur nous décortique avec maestria la mécanique perverse et affolante de la spéculation sur les indices boursiers, nous révélant comment on peut gagner (et perdre) des centaines de millions en anticipant les plausibles mouvements à la hausse comme à la baisse des cours des divers « produits dérivés », issus du mixage des titres, traites et créances mondiaux. Jérôme Kerviel est-il la « Cendrillon », évoquée par Reinhardt, c’est-à-dire le contrôleur issu de la classe moyenne, marqué par l’atonie presque névrotique de son milieu d’origine, frustré par sa tâche ingrate de second ou de valet et décidé à passer coûte que coûte dans la cour des grands en devenant enfin un vrai et redoutable « traideur » ? Ou un petit escroc sans véritable envergure mais animé d’un esprit « terroriste », comme son employeur, la Société Générale, en fit immédiatement courir le bruit ? Il y a bien eu malversations et falsification récurrente des divers documents soumis au contrôle journalier de la hiérarchie de la banque, mais on s’étonne que l’importance des sommes successivement mises en jeu, représentant à un moment presque le double des fonds propres de la banque-mère, n’ait pas donné plus tôt l’alerte à qui de droit. Il n’y a pas eu d’enrichissement personnel et les opérations incriminées ont fait perdre de l’argent à tout le monde ! Alors ? L’on peut penser que l’approche psychologique du romancier est vraisemblable : un petit veut jouer au grand et, pris au piège, s’efforce de camoufler le plus longtemps possible son échec flagrant. Mais ce n’est pas lui qui a inventé le jeu et, manifestement, les autorités compétentes l’ont trop longtemps autorisé voire encouragé à jouer gros. Et notre « Cendrillon » en a acquis une popularité extraordinaire, passant couramment pour une innocente victime du système voire pour un modeste héros ! Pour certains, « Cendrillon » deviendrait même « Robin des bois », excepté que notre « traideur » n’a fait que généreusement répartir la perte et le déficit, laissant s’évanouir en fumée l’argent d’un organisme qui reste principalement une banque de dépôt ! Et, depuis maintenant quelques mois, les mirobolantes citrouilles gonflées en palais de cristal éclatent une à une avec un bruit de verrières fracassées par la foudre ! Sauve qui peut mais personne ne se sauve et nul n’y peut plus rien ! Les ruines s’entassent sur place et l’on commence à peine le tri des gravats comme des éclats. La semaine la plus noire vient tout juste de s’achever et chacun retient son souffle à l’orée de la suivante. Les autorités politiques s’agitent sporadiquement et se concertent plutôt mal. Elles ne cessent d’injecter dans la machine crevée, excédée, des milliards — et bientôt des billiards — que les États ne tiennent plus depuis longtemps et doivent emprunter. Il faudrait arrêter l’hémorragie avant que le corps exsangue de l’économie ne succombe. Il faudrait surtout que chacun revienne à la réalité et à la responsabilité. Dans l’étymologie du mot « crise », il y a le verbe grec « krinô » : séparer, distinguer, choisir puis décider, trancher, adjuger et résoudre, et le nom « krisis » : action ou faculté de distinguer, de discriminer d’où souvent contestation et dissentiment avant choix, décision ou interprétation puis dénouement. La « Krisis » est la phase décisive de la maladie, celle qui tranche, en un sens ou un autre. Nous y sommes, avec un grand K ! Il est temps de remettre les pieds sur terre et d’entamer avec clairvoyance et vigilance l’inventaire de ce qui est, de nos vraies richesses, en tous domaines. Elles ne se constituent pas vraiment sur les lieux du boursicotage et de l’argent fictif ni sur les marchés financiers : elles sont où se travaillent la matière et l’esprit avec entrain et effort, avec amour et raison, avec l’imagination et la capacité d’invention. La « Krisis » nous rappelle à cet ordre, tous autant que nous sommes et nous y sommes, dans la crise, à pied d’œuvre ! Il ne faudrait plus avoir à jouer les « Cendrillons » revanchardes, gonfleuses stressées de baudruches de couleur et, dès minuit, dépossédées de tout. Il faudrait, concomitamment, cesser de poser à la victime du système et d’en tirer prétexte pour ne rien faire et attendre la manne de quelque improbable providence. Il faut seulement penser et dire, avec conviction, dans la présence : « Nous y sommes et nous ne comptons que sur nos propres forces ! ». Ce serait là prudence vraie en ces temps de perte et de déraison et, comme la vigilance et la clairvoyance de l’inventaire, elle a à trouver son Balzac. 12 octobre 2008 - Juste après la semaine noire |
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