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Signes d'oiseaux relevés d'haruspice
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 Article publié le 14 décembre 2008.

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Vendredi 20 juin 2008

Paris

 Sortant de la maison sur la rue, en début d’après-midi, j’ai surpris au bord même du toit qui jouxte notre immeuble et à la hauteur exacte du plafond de notre salon, une sauvage agression. Un gros oiseau noir au plumage luisant et au bec fortement busqué de rapace – une sorte d’énorme corbeau – était en train de déchiqueter un autre oiseau beaucoup plus petit sans doute (je ne l’ai pas vraiment vu) qui s’était réfugié dans l’anfractuosité entre le zinc et le mur, espace minuscule où son désespoir l’avait fourré. Je voyais voler les plumes arrachées et l’insistance sans merci d’un prédateur précis et patient. Je ne sais comment cela s’est fini mais cette séquence de vie sauvage en pleine ville m’a saisi et rappelé à certaine conscience du monde comme il va. Les Anciens (quelle que fût leur obédience spirituelle ou religieuse) diraient tous en chœur que c’est un présage ! Mais de quel sens ? Mystère ! Par contre, côté jardin, dans les vrilles frénétiques de l’espèce de vigne vierge qui mange nos murs et s’empare de nos volets, le refuge d’un couple de forts pigeons, d’où de puissants roucoulements et de lourds envols sur la cour, préludant à la féconde paix du nid : guerre en façade sur rue, paix en façade sur jardin ou plutôt sur un minuscule puits carré de verdure ; les deux faces de la vie.

 

Lundi 30 juin

Morlaix

Ce matin, comme hier, vol circulaire d’hirondelles dans la cour devant ma fenêtre, en un tourbillon assez frénétique mais bref, avec des cris brefs eux aussi et âcres. Hier, alors que j’étais en face de Barnenez, la presqu’île au tumulus millénaire, vol circulaire d’avions de chasse (4 + 2), ils faisaient un bruit sourd mais prenant tout le fond du ciel. J’ai vu les quatre premiers entamer un tour complet, bientôt rejoints à quelque distance par deux autres qui vinrent d’abord d’une direction oblique par rapport à eux. Puis j’en découvris un autre encore arrivant d’une direction tout autre et qui s’avançait vers moi et que je vis grossir à vive allure jusqu’à ce que je me rende compte que c’était un goéland ! Mon œil qui accommodait sur des avions que je voyais petits mais que je savais grands et imposants malgré leur apparente sveltesse avait attribué d’emblée à l’oiseau, que j’aurais dû voir à son échelle, la taille potentielle des chasseurs !

 

Mardi 1er juillet

 Hier après-midi, alors que je m’étais arrêté sur la corniche entre Beg-an-Fry et la grand plage de Plougasnou-Saint-Jean du Doigt, où la mer battante était bien pleine et où il n’y avait quasiment personne car il faisait frais et il n’y avait guère de sable où se poser, j’avais une vue dégagée et intégrale sur Primel en sa pointe avec la maison du douanier, perchée au centre, et je méditais sérieusement – solennellement presque. Je me disais : « Qu’est-ce qui sépare le petit garçon puis l’adolescent plutôt solitaires qui, en leur temps, s’agitaient parfois fébrilement sur ce promontoire et se demandaient quel sens avait tout cela, quelle vie serait la leur, et celui qui est là maintenant, avec cette vue qui surplombe le lieu et le temps ? Qu’est-ce que je sais de plus ? ». Et une mouette tenait le vent qui la poussait dans la direction de la pointe de Beg-an-Fry, mouvant à peine ses ailes pour se diriger, faisant corps avec l’élément comme c’est le propre des oiseaux. Je me disais : « Entre le petit garçon et l’homme mûr, bientôt vieux, de maintenant, combien de générations de mouettes qui ne se sont pas posé la question et ont fait corps avec le monde jusqu’à tomber un jour au hasard dans le gouffre de leur mort inconnue, ayant tenu leur rôle ? ». Je pensais au jeu incessant des générations qui se succèdent et s’enchaînent en ignorant quasiment l’individuel pourtant présent et nécessaire comme le maillon dans la chaîne et je contemplais l’oiseau, m’efforçant d’apprécier sa candeur ontologique et de ressentir sa confiance en le monde en même temps que sa vigilance, lorsque partit sous lui dans l’air un court et blanc lacet de fiente sitôt laissé, dépassé par le coup d’aile suivant, tout aussi sûr et exactement ajusté… Il est plus qu’évident qu’il faut inclure l’excrément dans le tout du monde, dans sa confiance, celle qu’il accorde, celle qu’on lui accorde, dans la vigilance qui accompagne le vivre, l’inclure dans le cycle de pensée qui va avec. Lieu commun que j’ai déjà bien rebattu comme on bat une pieuvre contre un rocher pour en attendrir la chair.

 

22 h 20

Oui, qu’est-ce que je sais de plus ? Je connais des milliers et des milliers de choses en plus, des lieux, des êtres et des faits, des événements de l’histoire du monde, certains sans réelle importance ; j’ai des milliers et des milliers de jours d’expérience en plus et pas trop de temps perdu. Mais en fait, tout cela ne se quantifie ni ne s’amasse en un volume particulier que je pourrais ajouter à celui de ma vie ; tout cela pourrait se ramener plutôt à des règles d’action que je me serais forgées avec le temps et que je me suis efforcé de me formuler, pour la première fois, lors de mon cheminement de cette après-midi sur le sentier de la presqu’île de Barnénez, non loin de cette île Stérec à la forme de tortue marine que j’ai baptisée ailleurs « île Tristan ». J’ai formulé avec des infinitifs de tonalité injonctive ce qui pourrait être au mieux défini comme des préludes à la joie, cette dernière étant la pierre de touche, l’indice indubitable que le but vital est atteint : observer et comprendre ; faire sans espérer ; aimer sans attendre ; ne pas se crisper sur le terme. Tout comme mes « Maximes opimes », ces quelques mots sont sujets à interprétation et appellent commentaire. A suivre…

 

Mercredi 2 juillet

10 h 20

Commentaire ? Pour : observer et comprendre ; faire sans espérer ; aimer sans attendre ; ne pas se crisper sur le terme.

 

Observer pour comprendre, c’est satisfaire sa curiosité, laquelle n’est jamais vraiment triviale, maintenant désirables et attractives les voies d’accès au monde et au réel, à autrui. Comprendre, c’est prendre avec, faire sien plutôt que d’établir des significations et/ou des concepts à ranger en magasin. « Ni rire ni pleurer ni s’indigner ni faire chorus, comprendre » disait à peu près Spinoza, il y va donc bien de l’intellect et de l’entendement, toutefois ce ne sera pas réduction froide et jugement qui classe et hiérarchise selon des valeurs préétablies : observation (analyse finement critique puis reprise synthétique des résultats de l’observation) et compréhension veulent dire alors entrer dans les raisons de… Mais il y a tout de même un élément volontaire voire volontariste dans cette action : la curiosité, ça s’entretient et se stimule, ça doit se réveiller parfois. L’incuriosité est sœur du spleen et voisine d’un endormissement mortifère.

 

Faire veut dire être créateur, mais pas forcément d’une œuvre d’art, d’une action prolongée sur l’entièreté intrinsèque à sa courbe, jusqu’à son but idéal ou idéel. L’activité cohérente d’un agir dans et par le monde qui veille à sa cohérence et à sa continuité sans autre finalité que la tâche accomplie. N’en espérer, en effet, ni récompense ni gloriole ni même forcément connaissance et reconnaissance : cette action peut rester secrète. N’en espérer pas même le résultat tel qu’on le souhaiterait idéalement, veiller seulement à avoir réalisé toute sa tâche sans restriction ni intimidation et selon ses forces. L’ultime réussite semble presque toujours faire défaut à qui œuvre esthétiquement car sa perspective est plus qu’esthétique : éthique, métaphysique et il n’y atteint pas. Mais il sait ce qu’il a fait et ce qu’il n’a pas fait ; il ne doit s’en prendre qu’à lui-même et peut se satisfaire d’un moyen terme, d’une œuvre pleine de talent non de génie ; il reste son premier juge et le principal.

 

Aimer c’est l’affectif au sens le plus large : il faut lui reconnaître l’urgence de l’expression comme de la manifestation, si diverses qu’elles puissent être. Pas de délai ni de détours, car il faut d’une manière ou d’une autre être avec. Aimer c’est être ensemble quand bien même l’aimé serait au plus loin ; c’est vivre dans la compagnie, dans l’aura de l’être aimé. « Sans attendre », qui ici emblématise cette immédiateté, signifie en même temps sans attendre forcément de retour, de réciprocité. Il faut faire le bond à ses risque et péril sur la béance de l’inconnu, sur l’abîme d’une scission peut-être éternelle : (se) donner, même sans écho, sans répons. R.-M. Rilke voulait que ce fût la seule forme d’amour authentique et ontologiquement valorisable : il en trouvait l’éminent exemple en Gaspara Stampa et la religieuse portugaise. Je dirais qu’il faut saisir l’occasion aux cheveux et ne pas rebuter l’élan d’amour d’où qu’il vienne et de quelque manière qu’il soit offert, tenir en même temps l’amour voué à l’aimé et l’amour voué à l’amour.

 

Le terme, c’est ce qui borne et arrête à un moment toutes nos entreprises et celle même de vivre. Ne pas se crisper sur le terme, c’est acquiescer à la finitude et la comprendre ou connaître, y « co-naître » (?). Ne pas se révolter inutilement contre l’inéluctable mais, une fois qu’il a manifesté son instance, l’accompagner jusqu’au décrochage ultime. Ne pas tenir ce terme pour le malheur sans retour, la fin ultime mais pour un événement pris dans une suite qui le justifie sans l’exonérer de la souffrance. Pas d’anti-destin donc, à aucun niveau, mais un libre compagnonnage avec ce que l’on appelle destin ou destinée. Cette absence de crispation éviterait aussi beaucoup de tentatives, parfois monstrueuses, de réduction d’autrui ; en effet, beaucoup ne deviennent tyrans et meurtriers que pour s’accorder sur autrui le pouvoir supposé de la providence et les réduire à leur caprice, comme si vérifier la finitude d’autrui et en triompher en maître les délivrait ou les revanchait de la leur !

 

Ces diverses maximes d’action dessinent le visage d’une sagesse humaine et autre qu’humaine, plus qu’humaine (?) et toujours à appliquer d’urgence. C’est difficile, parfois presque impossible, mais… Je suis ici pour « aimer sans attendre » car il n’y a presque plus de temps et cela m’angoisse, mais cet amour se résume à un « être ensemble » bien peu loquace, quelques heures seulement pendant quelques journées. Tenir ces heures sans les tenir ; ce qu’elles ont d’irremplaçable ne se voit pas, mais elles existent…

 

Jeudi 3 juillet

9 h 55

Pour clore peut-être la série des oiseaux porteurs de signes ou du moins de sens : hier, à Locquirec, alors que j’allais sortir de la grande ligne droite qui, parallèle à la plage, court au sommet de la dune et juste au moment où je m’engageais sur la corniche qui ramène au port, un oiseau a heurté le front d’une fourgonnette qui me croisait et roulé sur la chaussée, blessé à mort, sans doute bientôt écrasé. Un oiseau au noir plumage, de taille moyenne (plus petit qu’un corbeau, plus gros qu’une hirondelle), dont les soubresauts sur le goudron furent brefs. Je n’en situe pas l’espèce, mais ce n’était pas un oiseau de mer cette fois. J’ai une série donc depuis Paris : ce serait le moment de se faire haruspice !

 

13 h 45

Allé en ville à pied, en fin de matinée, sous un ciel énigmatique et reçu en route l’onction qui m’indique que le ballet des signes portés par des oiseaux n’est pas achevé. En effet, alors que je me trouvais à la hauteur de l’ancienne Manufacture des Tabacs, remontant le quai en direction du viaduc, je constatai soudain comme un débris sur mon pull à droite sur la clavicule, juste au-dessous du cou. Je crus à une feuille ou à un crottin de poussière mais sous mon doigt s’étala un amas de consistance douce et molle, légèrement blanchâtre en son pourtour et gris-bleu en son cœur. Il s’agissait bien d’une fiente, sur moi tombée sans que je m’en aperçusse d’un tourbillon d’hirondelles analogue à celui que j’avais vu l’autre jour en notre cour. Ainsi, pour l’heure, le trait de fiente l’emporte et sur l’idéal et sur la mort !

 

Post-scriptum

Il y eut encore, au mois d’août, lors de notre grand périple dans le Sud malgache sur des pistes infernales, ces gros corbeaux à plastron blanc, typiques de la contrée, qui nous ouvraient parfois la route dans et par leur sillage et que nous décomptions : excellent, quand ils allaient par paire et à peu près dans le même sens ; néfaste quand l’impair et le discord s’en mêlaient. Nous ne vîmes pourtant s’actualiser nul présage !

 Il y eut, au retour à La Réunion, à l’emplacement même de la voiture d’un voisin dans notre parking d’immeuble, le moineau ensanglanté et le crapaud déjà à demi desséché, posés côte‑à‑côte, par un chat sans doute comme en un garde-manger dévoilé par le départ du véhicule. Les deux bestioles restèrent là plusieurs jours. Je pensai alors très fort au fameux « moineau pendu » de Gombrowicz et n’allai pas plus loin !

Il y eut, enfin, la joyeuse découverte, dans un registre ancien, d’un poème inconnu car depuis longtemps oublié et daté du 18/7/1997 :

 

Volition

 

sur le capot

l’ombre d’un vol

groupé —

 

sur le bord du toit

l’ombre d’une marche

menue —

 

oiseaux

au vol réglé

oiseaux

prudents dans le soleil —

 

je veux dire

votre survenance

SERGE MEITINGER

 

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