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Nuées
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 Article publié le 19 octobre 2025.

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à Jean-Michel Guyot

Les belles érosions fleurissent sur les bords
qui mènent au Palace de la vie sans plus,
où stagnent les beautés forcées des sulamites
aux lunules rougies aux locustes du beau,
quand des corps se défont pour faire un paradis
de leurs ébats en joie recouverts de l’immense
et furibond saccage du furet du temps.
La glace songe au lac de son lent devenir
où boiront les oiseaux plus blancs que la pépie
des rives assoiffées des amibes du sol
et des averses crues ; le regard biseauté
d’où s’écoulent les eaux déborde de l’envie
de boire le soleil émondé par les rustres
nuages drapés de l’oiseuse nuée.

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  Nuées par Catherine Andrieu

Il est des poèmes qui semblent venir du bord d’un monde, d’un territoire que le langage, épuisé de vouloir dire, frôle sans jamais le contenir. Nuées est de ceux-là : une déflagration d’images où le vivant, la matière et le temps s’effleurent, se contaminent, s’embrasent dans une danse d’érosion et de saccage. Gilbert Bourson y écrit comme on rêve en pleine lumière — d’un rêve où la terre se délite, où les corps, les oiseaux, les nuages et la glace échangent leurs substances dans un vertige d’alchimie lente.

« Les belles érosions fleurissent sur les bords » : dès l’attaque, le poème fissure l’idée de beauté. Ce n’est plus le lis parfait qui incarne la grâce, mais la blessure, l’usure, le bord rongé. Ce que Bourson célèbre ici, c’est l’acte même de la disparition — la beauté comme une tension, une fêlure d’où la lumière s’échappe. Il y a là l’écho d’un monde où la vie « sans plus » — cette vie dépouillée de sa complaisance — trouve refuge dans la matière qui s’effrite.

Le Palace de la vie n’est pas un palais d’apparat : il est cette demeure du vivant où tout se délite avec noblesse. Les sulamites aux lunules rougies — figures d’un désir ancien, peut-être biblique — se transforment en mirages charnels, en offrandes à la consumation du temps. Ce ne sont pas des femmes seulement, mais des symboles du feu vital, ces formes qui, en se défaisant, engendrent le paradis. Dans cette alchimie érotique et cosmique, les corps deviennent les instruments d’une joie que recouvre l’« immense et furibond saccage du furet du temps ». Quelle image splendide ! Le temps ici n’est plus le sablier, il est l’animal nerveux, la bête minuscule et destructrice, infatigable dans son œuvre de dissolution.

Mais la seconde partie du poème ouvre une réversibilité, un glissement vers l’eau, vers la transparence. La glace « songe au lac de son lent devenir » : c’est toute la temporalité métaphysique de Bourson qui s’y concentre. La glace — immobilité, pureté, fixité — rêve de fluidité, de métamorphose. Et dans ce passage du solide au liquide, de la stase à la circulation, le poète désigne la condition même de l’être : nous ne cessons de fondre vers autre chose, de nous diluer dans ce qui nous dépasse.

Les oiseaux, « plus blancs que la pépie des rives assoiffées », viennent boire dans cette mutation lente : la soif devient alors prière, rite, mouvement ascendant. Tout boit dans ce poème : la glace boit la lumière, les rives boivent la pluie, les yeux boivent le soleil. Le verbe « boire » revient comme un appel d’être, une façon de dire l’absorption du monde par lui-même.

Et voilà que « le regard biseauté d’où s’écoulent les eaux » s’offre en ultime métaphore : l’œil comme organe du débordement, non de la vision. L’œil n’observe plus, il s’ouvre, il cède, il verse. C’est l’œil d’un poète qui ne retient rien, qui rend au monde ce qu’il perçoit. Les rustres nuages, drapés d’oisiveté, ferment le poème dans une apothéose suspendue — l’éclat et l’ombre s’y confondent.

Dans Nuées, le visible se métamorphose en une matière d’attente. Tout s’y déplace, tout s’y érode, tout y cherche une forme plus pure de disparition. Le poème n’est pas un chant sur la fin du monde, mais sur son renouvellement incessant — l’érosion comme fécondité, la fonte comme promesse.

Chez Bourson, la langue est l’élément même de cette métamorphose : une langue granuleuse, traversée de minéraux, d’eau, de feu, de chair, où chaque mot devient une strate de géologie intime. On y sent l’ombre tutélaire de Jean-Michel Guyot, à qui le poème est dédié : compagnon de voyage intérieur, frère d’écriture pour qui la beauté ne se dit qu’à travers la brûlure du passage.

Ainsi Nuées ne parle pas du ciel, mais de la terre qui rêve de s’y dissoudre. C’est un poème de décomposition lumineuse, un lent orage d’âme. Dans la défaite de la forme, Bourson invente un chant d’éveil — celui d’une beauté qui, se défaisant, recommence à être.

Tout y tremble et s’élève à la fois, comme si les mots, à force de chute, devenaient des ailes.

Catherine Andrieu


 

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