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![]() oOo L’auteur. - Que font tous ces gens dans leur caboche ? Ils vont, ils viennent, font les cent pas, remuent leurs escabelles attendant des jours meilleurs, trépignent de danser, pataugent dans des fanges et des histoires sur des chemins qui ne mènent à rien et surtout nulle part, tournent autour d’un îlot, d’un terrain vague, d’un château d’eau ou d’une vaporeuse opinion, voyagent les poches ronflantes ou sans une pistole, nocent, aimant un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout, vivent, vivotent, meurent de plus en plus souvent se promettant de ne pas vider les lieux sans avoir mis le feu aux poudres, sans avoir chanter pouilles à tous les empêcheurs, sans s’être raccommodés avec l’époque. Ils ont toujours un train, un autobus, un autocar, un taximètre à prendre, une automobile à nourrir, à entretenir, à mener, des pas à suivre, à cadencer, à donner, à plaindre, à sauter, à allonger, à compter, à mesurer…
La concierge. - Le dimanche matin, ici autour, on n’entend rien, c’est le silence, on trouve personne à qui causer, à qui tenir le crachoir. Les jupes plissées sont à la messe, les pantalons bouffants au bistrot, les héritiers grotesquement accoutrés choisissent entre la chorale et la franche rigolade. Et puis, le pain chaud et les boîtes à gâteaux. Les autres flemmardent ou font des galipettes. Enfin, la vie va. Je me pense… C’est comme la fille du kiosquier et celle du buraliste, elles ont l’air l’une de l’autre, pourtant elles sont pas de quelque chose, malgré les mauvaises langues. Le jeudi, je brique les escaliers et les paliers, j’astique la rampe et sa pigne de cuivre. Quatre étages… Il suffit que je passe la pièce dans l’entrée pour que quelqu’un se rapplique. Bonjour, madame Laure… Vous êtes bien matinale…
Madame Laure. - J’avais une prise de sang.
La concierge. - Rien de grave ?
Madame Laure. – En vieillissant, non seulement nous nous tassons, mais nous devenons des abîmes de sucre, des carrières de sel, des torrents de matière grasse… Il faut bien mourir de quelque chose.
La concierge. - la Mort en fait vivre… L’enterreur de défunts veuf de longue date, plein de vin, de soupe, d’huile d’olive, d’ail et surtout de lui-même, le gardien du cimetière, collectionneur d’épitaphes, et sa bourgeoise, cuisinière hors de pair. Leurs enfants… Ces deux, depuis qu’ils se voient, on les voit plus. Ça leur passera avant que ça nous reprenne. Elle m’a donné une recette pour les poivrons. La fille a fréquenté le fils de la Micheline et de son bordillard2 d’époux, mais ils étaient pas faits l’un pour l’autre. C’est, tout de même, une loterie.
Madame Laure. -Et votre mari ?
La concierge. – Il tousse moins… Il se lève… Son café, son journal, sa cigarette… Toujours sur ses ergots comme un vieux coq en pâte. L’après-midi, il va voir jouer aux boules ou taper le carton. Pour certaines choses, il lui faudrait un palan. Il est du soir, moi du matin. Doucement jusqu’au repas, pas trop vite l’après-midi. C’est qu’il s’est crevé sur les échafaudages. Pendant plus de quarante ans… La retraite, quand on en profite… Pour moi, dans trois Noëls… On s’éloignera pas d’ici où on a presque tout sur place. Tant que la mémoire nous fait pas des affronts, qu’on s’engraisse pas dans le sommeil, au bout le bout, comme on dit, tant que ça durera, ça durera.
Madame Laure. - Vous avez le bonheur d’avoir encore votre homme… Le mien est parti… Emporté en deux temps, trois mouvements. Un gaillard pourtant. Ce sont pas les projets qui manquaient.
L’auteur. - Encore une journée blême, une longue journée à remplir d’emberlificotages, de mauvaises pensées, de traîneries, de soupirs et de gémissements, de canevas rebrodés, de cartes battues et rebattues, de mots-croisés à la gomme et au crayon… Et puis, un je-ne-sais-quoi qui vient, un petit quelque chose qui s’amène pour renaître au bonheur et se servir un ras-bord qui émoustille et grimpe à la tête.
La concierge. - Vous l’avez su ? Si c’est pas malheureux. Fernand, Fernand pour les uns, Ferdinand pour les autres, sa maladie était soi-disant dans le décours…
Madame Laure. - Je l’ai appris chez l’épicier…
La concierge. - Angèle l’a accompagné jusqu’à la fin. Elle a pas de chance, la malheureuse. La chance, c’est pour la crapule.
Madame Laure. - Il a dû faire le nécessaire pour la mettre à l’abri.
La concierge. - Sa barcasse est à la dérive dans le port, un salopard a tranché l’amarre. Un bonhomme si serviable, si conversable, si généreux… Comme pas deux, ma bonne… Quand ça mordait à l’hameçon, que ça pitait plus que de raison, il partageait sa pêche miraculeuse. Les meilleurs partent avant les vauriens.
Madame Laure. - C’est à plus croire en rien.
La concierge. - Il est dans l’allée de mes parents, de mon frère… Près de la fontaine et des soldats de pierre. On doit faire réduire les corps… Des chrysanthèmes, des fleurs des champs et des jardins… Glas, encens, ni oraison sur son testament. Seulement les sanglots, les balbutiements des siens et des proches. Tous, nous mangerons les choux par les trognons et les pissenlits par les racines…
Madame Laure. - C’est gai ce que vous dites. On en dira et redira tant sur cette terre. Les marches craquent…
Madame Réparate. – Bonjour, bonjour la compagnie…
Madame Laure. - Bonjour, madame… La concierge. - Bonjour madame Réparate ! Vous vous êtes faite belle… Un superbe chignon et la couleur…
Madame Réparate. – La nouvelle coiffeuse de la petite place, près de la poissonnerie. Je vous annonce le mariage de ma fille unique, de mon unique fille. Ils se sont plu au bal des pompiers… Le coup de foudre. Un brave gars de la Marine… Si vous voulez rejoindre la noce, il vous faudra vous rendre à Brest.
Madame Laure. - Nous sommes contentes pour vous et pour votre charmante demoiselle. L’union, c’est pour quand ?
Madame Réparate. – Pour l’instant, on a fêté les fiançailles… La rencontre des deux familles. Des gens simples… Le père, cheminot, la mère couturière… Elle monte des bleus de travail… Elle brode et tricote à merveille. Elle se charge d’habiller la noce. J’en reviens pas moi-même… La poussette, le temps de poupée et voilà une femme faite.
La concierge. – Le tout, c’est de pas trop se faire chasper3 en attendant le bon parti. Je voulais vous dire… La Francine, elle a quelqu‘un dans ses chiffons.
Madame Laure. - Ce quelqu’un, c’est qui ?
Madame Réparate. - Tout finit par se savoir et se dire.
Madame Laure. - Et comment…
La concierge. - Le rejeton de la Maryse et de l’Octave, la Maryse qui aide la marchande de primeurs, la demi-frangine du Cyprien, le gniaf au pied bot et de l’Octave, le secrétaire du maire et la tarole4 de la fanfare.
Madame Réparate. - C’est comme le fils des quincaillers. On l’aperçoit filant sur sa guêpe vrombissante avec en croupe une poupine retroussée qui s’accroche à son blouson comme une arapède5 à son rocher. Au collège, il tournait autour de ma Blanche…
La concierge. – Dans quelques années, il reprendra sans explications sa place au bistrot comme les autres l’ont fait avant lui pour battre les brêmes, pour tabasser les machines à sous, pour lever le coude avec les copains. Moi, j’ai dégoté mon homme au bastringue de la Saint-Jean. Il dansait comme un piquet… Des beaux dimanches ! Quand j’y repense… Inconscients, nous étions… Heureux, quoi ! Les larmes me viennent… On s’est épousés juste avant la naissance de ma grande. Et puis, j’ai pris la loge de l’immeuble. Mon amoureux était dans le bâtiment. On a élevé trois enfants… Deux filles et un garçon. Les frangines, elles, sont en ménage. L’aînée et son Jules ont pris une boucherie du côté de Nogent. Son époux est de là-bas. Pour ça, on s’y rend quand bon nous semble et surtout quand on peut, pardi. Ça nous fait voyager et manger de la bonne viande. Ils habitent au-dessus de la boutique. L’autre fabrique des bijoux dans le Haut-Var. Elle vend aussi ses aquarelles et ses fusains pendant que son mari récupère toutes les vieilleries dans les campagnes et répare tout ce qui peut l’être. Je lui garde l’horloge de la chambre du fond qui coucoule plus depuis belle lurette, un fer à repasser de voyage et la machine à coudre Singer à pédale qui veulent plus rien entendre. Le fiston, lui, pince de la mandoline et sa compagne chante aux épousailles, à la terrasse des cafés et partout où on les réclame. Ils prennent et tirent des photos pour les albums des familles. Chez eux, vous en voulez des livres et des disques ? Que de étagères… La salle de bain, un vrai laboratoire. Ils se sont bien trouvés. Ils ont des amis un peu partout. Chez eux, on mange, se couche, se lève à toutes les heures. Une vie de patachons… C’est leur vie, qu’on se dit, nous les parents. On arrive, malgré tout, à être deux ou trois fois par an tous autour de la même table, et contents de l’être. Le quatorze juillet, la fête des morts, le bout de l’an…
Madame Réparate. - La belle-fille de mon aînée en est à son quatrième… Quatre fois grand-mère… Le petit dernier, le caganis, le tardillon comme dit son père, veut prendre la succession de la menuiserie. Il s’y prend à l’avance. D’ici là, l’eau passera sous les ponts et le vent sur les tuiles.… Quand j’étais petite, je voulais vêtir les démunis… Un représentant en dessous féminins me promettait la bague au doigt… Naïve que j’étais. J’ai gardé l’enfant.
La concierge. - En tous cas, madame Réparate, pour en revenir à celui de la Francine, le gars, avec ses pognes parlantes, il se débrouille d’avoir toujours tâche.
L’auteur. - Le gonze connait les savoirs de la truelle, du rabot, du râteau, du marteau, du vilebrequin, de l’égoïne…
La concierge. - Ceux-là compteront sur personne. C’est pas comme son cadet… Un moment, c’est la poste. Je prends pas tous les colis… C’est comme ça… Pour certains, une concierge, c’est une moins que rien. Qu’ils gardent leurs étrennes. Je vous disais… C’est pas comme son cadet d’un an, ce sinistré de la cabucelle6 qui se prend pas pour de l’eau de bidet, ce sac mouillé sans malice, qui trouve pas de l’eau à la mer…
L’auteur. - Qui a dans ses manches des cornières gourdes et dans ses moufles des patoches potes, qui renifle et pique du nez même sur la besogne faite comme un qui serait né un jour férié, qui chercherait du boulot avec un fusil à pompe.
La concierge. - Pour se ceindre les reins de flanelle, pour rouler ses biscoteaux, pour faire merveille du plat de la langue et des phrases d’ici jusqu’à Barbentane, pour gesticuler et faire de la poussière sur le boulodrome, pour casser trois pattes à une pintade, pour parader le long des boutiques qui pourtournent la place commerçante et le parvis de la basilique, pour siffler les marque-mal…
L’auteur. - Ces citadelles chamarrées prises sans brûler une amorce, sans tirer un coup de révolver.
La concierge. - Pour faire feu des deux jantes de sa mobylette…
L’auteur. - Pour tonner et ramer entre les choux à la crème et les babas au rhum de la pâtisserie…
La concierge. - Pour se faire mousser et faire le capable, pour embrouiller les niquedouilles, pour nous en faire accroire, pour faire semblant de rien, là, il est fort, mais pour mettre la patte à la pâte, pour débroussailler le derrière de la bicoque de ses parents au bout du rouleau, pour gangasser7 les arbres fruitiers, pour se plier en deux doubles dans le jardin, pour renforcer la clôture, pour verdir les portes et les persiennes, pour remplacer les tuiles, pour se creuser la comprenoire, pour se fatiguer les méninges, il se pose un peu là. Il en sait moins que mon aboyeuse qui a jamais été à l’école. Toute la semaine, il sort du plumard le cul devant, il traîne la savate, il agonise, le dissate et le dimenche, comme dit ma mère, va chercher, il est frais comme un gardon, il voit tout en beau et en rose. S’il pense faire fortune en brassant de l’air, en faisant des moulinets et en débitant des insanités…
Madame Laure. – Je monte, j’ai de la daube à mettre à mariner, une bugade8 à repasser.
La concierge. – Je tarderai pas… Oh, madame Fine ! D’où venez-vous si essoufflée ?
Madame Fine. – Je fais plusieurs fois à mon rythme le tour du pâté de maisons. La marche, c’est bon pour le cœur. J’ai un petit traitement.
La concierge. – Venez respirer parmi nous… J’ai eu vent d’une qui casse son œuf tous les neuf mois. Je l’ai toujours connue en cloque, bouffie jusqu’au menton avec le masque, une arpète sur le chantier, un grognon en route… Pendant que la couvée piaule, les postulants se bousculent au portillon avec des impatiences dans les guiboles, mais quand il s’agit de s’engager à la mairie, elle peut se l’arrondir. C’est une des nièces de la gardienne des appartements qu’on donne aux misérables qui me raconte tout ça.
Madame Fine. - Encore deux ou trois engrossades, elle aura le ventre en bandonéon et les tétasses balochantes et flétries. Une poitrine à la mode de Caen… Que de molosses furieux, que je suppose de bonne famille, à se grogner pour un os. Pour un trou, que de chevilles. Trois brutes épaisses et un sergot ne viendraient pas à bout de ces enragés. La tortilleuse a beau jeu. Elle doit avoir un cheveu sur la langue et un poil dans la main pour affoler autant de soupirants.
La concierge. - Vous alors, vous y allez pas par quatre chemins de croix. Aux dires de la potinière, elle tire de sa tante qui s’est donné à plus de maufaits9 qu’il n’y a de figues en Provence. Jeunette, elle se donnait au premier excité venu, sur le retour, elle exige du répondant. Elle travaille dans le vieux, dans le vieux plein d’oseille et de bourrache, dans le vieux rincé à l’eau de Cologne, dans le vieux qui garde ses chaussettes et sa casquette.
L’auteur. -Je m’enfouis sous des tonnes de bouquins jusqu’à suer de l’encre rouge à grosses gouttes, jusqu’à me réjouir des taillades des coupants signets, des pincements des brusques fermoirs, jusqu’à ce que sonne mon réveil.
Madame Fine. - Madame Line arrive avec une personne qui lui ressemble. Une grosse valise…
Madame Line. - Vous connaissez ma sœur ?
La concierge. - J’ai pas cet avantage.
Madame Fine et madame Réparate. – Nous n’avons pas cet avantage…
Madame Line. – C’est vrai qu’elle est plus venue pendant deux ans… Elle avait notre vieille mère à la maison. C’est moi qui me déplaçait, deux ou trois fois par mois, à Rouen. J’ai récupéré ma sœurette à la gare. Nous allons prendre un peu de bon temps et revivre.
L’auteur. - C’est comme tout, on vous en bourre le mou à la télévision, à la radio, dans les journaux, et on n’en entend plus parler, tout passe par-dessus les moulins. Tous ces politicards, ces radioteurs, ces télévisionnaires, ces pisse-copie, qui en disent plus qu’ils n’en savent, plus vous les écoutez, plus vous les croyez.
La concierge. - Vous voyez ? Il faut le voir pour le croire. C’est pas comme pour la vierge Marie… Il faut y croire pour la voir. Elle passe avec ses talons qui nous martèle la cervelle… Elle marche pas, elle sautille. Son parfum entêterait un régiment de bidasses… Elle s’arrange pour que son manteau s’entrouvre sur ses cuisses. Ni bonjour, ni merde… Si elle croit que j’ouvre son courrier… Son réveil tire du sommeil tout le quartier à six heures précises. Elle en met du temps pour se pomponner, la pimpesouée10… Des yeux charbonnés, une bouche sanguinolente… Ses lèvres, on dirait un rebord de bourdalou11. Elle prend le car d’Ollioules. Le soir, elle descend d’une voiture rouge. Putain, ça c’est de la bagnole ! Mon patraque s’y connait. J’ai pas vu madame Estévenelle… Tiens, la voilà… Quand on parle du loup, on en voit la queue. J’ai une carte postale pour vous… De Londres, ma chère !
Madame Estévenelle. – Trois semaines… Pour moi, elle était perdue.
La concierge. - Et cette autre, la logeuse à la nuit, elle a qu’à parler pointu, sourire, fredonner pour mettre les godelureaux à ses genoux et dans son lit. C’est bien la fille de sa mère, qui l’a eu sur le tard. Dieu ait son âme ! On l’a pas changée en nourrice, c’est sûr. Elle s’est dépêchée de caser son père dans une maison de vieux gâteux. Les derniers temps, elle le ficelait sur une chaise dans la cour. Il avait de plus en plus des coups de mailloche au teston. Toujours à raconter ses tours de vieilles guerres, le pauvre. Maintenant, elle est tranquille chez elle.
L’auteur. - Que racontez-vous, gazettes ! Là-haut, dans ma tour d’ivoire, pour moi, ma diseuse se met en quatre quartiers, et sur le dos, et sur le côté, et à quatre pattes… Quelquefois nous couchons tête-bêche.
La concierge. - Et la matrone de cette ménie où ils sont tous nés un samedi avec les pognes palmées. Pas un pour désendormir l’autre.
Mame Line. - Vous voulez parler des ostrogoths du troisième ?
La concierge. – On lui a tout enlevé…
Madame Estévenelle. - Enlevé quoi ?
La concierge. - La totale. C’est plus une femme. Elle est vraiment à plaindre. Son homme s’occupe des courses, des courses de chevaux, deux de ses fils sont dans la mécanique des grosses tires, l’autre est comme un commis voyageur, la fille est pompiste sur une route de campagne. Des tables et des chambres pour les camionneurs… Avec sa patronne, une femme dans la quarantaine qui refuse de se déveuver, elle cuisine, sert, lave et torchonne la vaisselle… Elle, qui à la maison était une larve, elle apprend à tricoter, à jouer aux échecs, à tenir un journal intime… C’est ce que j’ai compris dans le baragouinage de sa mère. Tiens, madame … Madame Philomène… Vous m’avez fait ressauter. C’est midi… La cloche sonne. Nous en avons assez remis sur le tapis.
Madame Philomène. - Si vous voulez que quelque chose se sache, murmurez-le à la bonne du capelan qui est chaste que des oreilles. Si ça vous chante, lécheuses, baiseuses de crucifix, défileuses de chapelets, descendez d’Ève et d’Adam… Je passe… J’ai de quoi faire. Que Dieu bénisse vos chaînes, vous mette le carême moins haut et le calice plus amer. Pour boire de l’eau et coucher dehors, on demande congé à personne. Ceux qui croient posséder les réponses se posent pas de questions. L’or et l’argent ouvrent tous les verrous, même ceux des prisons. La langue dorée vous va toujours ? Il y a un temps de parler, de parler avec le cœur sur la bouche, de parler pour parler, de se croire quelque chose, de se prendre pour quelqu’une, de confabuler, de bafouiller, de cabasser, de bavarder, de balbutier, de casser de la cassonnade , de déblatérer, de vider son sac, un temps de se taire, d’avaler sa lavette, de se mordre les babines, d’être muettes comme des carpes, de la mettre en veilleuse, de causer à des murs, de supporter les litanies, de s’empêcher de casser les noyaux pour en avoir l’amande… Tout ça, c’est de la poudre à la Saint-Jean, pourquoi s’en étonner ?
La concierge. – Avec sa figure pleine de son, elle est remontée comme une horloge… Même avant sa maladie, elle était comme ça. Et ces trois dans les combles… Mam‘zelle Érato, son amant et leur mâtin bastard. De la musique de bal…
L’auteur. - Ma muse, tu peux être contente de toi… Ôte-toi tous ces racontages, tous ces caquetages de l’idée. Voilà bien des histoires pour pas grand-chose… Tu fais mieux que de t’occuper de notre cadran solaire, de notre paratonnerre, de notre soupente, de ta boîte à ouvrage… La rue… Les bancs… Nos miettes pour les pigeons, pour les moineaux, petits pelotons de graisse qui se saucent dans les flaques.
La concierge. – Ardez ce petit merdeux ! Dis, ça te coûterait quoi de dire bonjour ? Si je vous vois encore, toi et ta bande de garnements, avec des lance-pierres et des pétards… Si j’en attrape un, le misérable, avec mon balai, je me calme les nerfs sur son épine, sur son râble, sur son coccyx… Je lui réchauffe les oreilles avant de les couper en pointe. Sa mère le flanque dehors pour avoir la paix. On peut dire amen et tope à tout.
L’auteur. - Tous les quatre, ma muse, ma clébarde, ma boîte à frissons et à chagrins et mézigue, on se gagne de quoi vivoter en paix entre le gaudeamus et le requiem. On est connu dans la paroisse, ma Dulcinée comme une égérie, ma chienne, comme une cagne de mauvaise guette qui torche sa gamelle en un tour de gueule et aboie aux habitants de la lune, mon soufflet à punaises comme un pulmonique à la ramasse qui en a par-dessus les bretelles de ce gueusard de sort où, quoi que l’on fasse, tout est toujours à recommencer et moi-même, comme un Barrabas à la Passion, forcené des jeux de mots. Les parvis, les recoins, les places… Enfin délivré de mon falzard retroussé, de ma camisole qui passe la farine, de ma vareuse trop large de carrure et de mes ribouis bicolores justes de pointure, la faim étourdie, la soif étranglée, de notre taudion sous les tuiles, fournaise, l’été, glacière, l’hiver, quelques fois nid douillet où jadis je choyais mes béguins. À la froidure, ma favorite, ma cabote, mon accordéon et ma personne restons les uns contre les autres dans cette carrée sous le toit d’un immeuble construit avant 1948 tandis qu’en bas, au fond de l’abîme, peinent des casquettes, des bonnets, des melons, des bérets, des pointes, des foulards, des capuchons, des pardessus, des surtouts, des parapluies…
Notes
1 - Bazarette : femme bavarde et médisante, en Provence. 2 - Bordillard : éboueur. 3 - Chasper : tripoter, caresses insistantes. 4 - Tarole : petit tambour. 5 - Arapède : mollusque difficile à arracher de la paroi où il s’est accroché. 6 - Cabucelle : tête, sinistré de la cabucelle, simple d’esprit. 7 - Gangasser : secouer. On trouve guingasser. 8 - Bugade : lessive 9 - Maufait : nom du diable au moyen-âge. 10 - Pimpesouée : femme à manières prétentieuses et ridicules. 11 - Bourdalou : vase de nuit de forme oblongue.
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Elles parlent, les femmes de l’immeuble. Elles parlent comme on respire, entre deux marches d’escalier, entre la lessive et la mort, entre l’amour et le prix du pain. Elles tiennent le monde au bout de la langue, un monde à hauteur de palier, où chaque nom devient destin, chaque phrase oraison. Ce sont les Bazarettes : gardiennes du minuscule, archivistes du rien, infatigables ravaudeuses du quotidien. Elles rient, elles geignent, elles compatissent, elles jugent — et dans leurs voix mêlées passe tout ce que l’humanité a de plus ancien : le besoin d’être ensemble, ne serait-ce que pour se plaindre du temps.
L’auteur, là-haut, dans sa mansarde, les écoute. Il prend leurs mots comme on prend la pluie sur soi. Il les recueille à la goutte, à la syllabe. Leur babil devient matière à écrire, pain de verbe, ivresse du banal. Ce peuple de caboche et d’escabelle qu’il décrit, c’est notre propre déroute, nos mille occupations pour tromper la peur, pour meubler le vide, pour ne pas trop voir que la vie se plie sous son poids d’habitudes. Tous, dit-il, « vont, viennent, font les cent pas » — et dans cette ronde dérisoire, quelque chose persiste : une obstination à vivre malgré la fatigue, malgré les dimanches mornes où le monde semble s’être arrêté de respirer.
Alors montent les voix. La concierge, figure de seuil et de veille, polit les rampes et les confidences. Madame Laure parle du corps qui se défait, de l’âge qui fait de nous des « carrières de sel » et des « torrents de matière grasse » ; mais sa lucidité n’a rien de triste : elle est cette ironie douce de celles qui savent que mourir, c’est encore une manière d’être en règle avec la terre. D’autres évoquent les morts récents, les mariages futurs, les enfants partis — autant de variations sur un même motif : le passage. La vie, ici, se tient dans ce balancement entre la perte et la reprise, entre la tombe et la fête, entre la poussière du temps et le sursaut du rire.
Dans cette polyphonie de langues simples et d’images populaires, Robert Vitton accomplit un prodige : il redonne à la parole ordinaire sa dignité de poème. Ce que ces femmes disent, sous le vernis des expressions locales et des tournures triviales, c’est l’épopée du commun. Elles ne savent pas qu’elles pensent, mais elles pensent. Leur bavardage devient prière, leur indignation philosophie. Quand la concierge dit : « Tant que la mémoire nous fait pas des affronts, qu’on s’engraisse pas dans le sommeil, au bout le bout, tant que ça durera, ça durera », c’est toute une morale du monde qui s’énonce — celle du peu, du tenace, de l’humble persévérance.
Et tout autour, le narrateur respire cette humanité comme une brume. Il sait qu’il est de leur chair, qu’il appartient à ce chœur des survivantes et des tâcherons. Mais lui, le poète, transforme la rumeur en musique. Il cisèle la trivialité pour qu’elle chante, il polit le réel pour qu’il rayonne. C’est dans cette tension que le texte atteint sa beauté : entre la crasse du langage et la clarté du regard, entre la glaise et la lumière.
Dans Les Bazarettes, il n’y a pas de héros, pas d’événement — sinon la vie même, qui insiste, qui s’entête, qui recommence. On y vit de pain chaud et de ragots, d’amour qui passe et de souvenirs qui s’effilochent. On s’y console en riant, on s’y attarde en parlant, on s’y sauve en nommant les choses. Les femmes rient de tout, même du malheur, parce qu’elles savent que le rire est une manière de respirer quand tout se ferme. Et dans ce brouhaha d’âmes simples, l’auteur glisse sa voix, légère et tendre, pour dire merci — merci à celles qui, sans le savoir, maintiennent la langue vivante, le verbe debout, le monde en conversation.
Il y a, dans ces Bazarettes, quelque chose d’infiniment juste : la certitude que la parole sauve. Non qu’elle résolve, mais qu’elle relie. Parler, ici, c’est refuser l’effacement. C’est dire au temps : « je suis encore là », même si le corps se tasse, même si la mémoire flanche. Ce bourdonnement de voix, cette ruche d’histoires mêlées, c’est l’âme du peuple qui persiste à ne pas se taire.
Robert Vitton n’en tire pas un pittoresque : il écoute. Il fait de la langue un lieu de fraternité. Sous ses mots, la Provence n’est plus un décor, mais une patrie intérieure, un pays de gestes et d’accents où la vie se défend bec et ongles contre le néant. L’auteur n’est pas au-dessus — il est parmi eux, le cœur partagé entre la solitude du créateur et la chaleur du monde.
Ces voix sont notre miroir. Nous sommes tous des bazarettes à notre manière, bavards par peur du silence, rieurs pour ne pas pleurer, tenaces pour ne pas mourir trop vite. L’écriture devient alors un abri : elle recueille ce que le temps disperse, elle prête au murmure une éternité fragile.
Et quand la dernière phrase retombe, quand s’éteignent les lampes du corridor, il reste cette émotion nue, presque tendre : celle d’avoir entendu la vie passer — non pas grandiose, mais pleine, vibrante, humaine jusqu’à la poussière. Dans l’ombre, la concierge referme sa loge, l’auteur sa plume. Le silence, un instant, respire. Puis, de quelque part, une voix s’élève encore, obstinée, magnifique, presque humble : tant que ça durera, ça durera.
Catherine Andrieu