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Le désœuvrement
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 Article publié le 14 juillet 2009.

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Jean-Michel Guyot
Le désœuvrement

Ecrire dessine les contours d’abord flous d’une impuissance de plus en plus puissante, qui, à mesure qu’elle s’empare de qui exerce la puissance en première personne - l’auteur peu à peu frappé d’impuissance - deviennent nets, tranchants, hérissés de sourires amers et de regards bas, car enfin l’œuvre de qui œuvre le regarde de prime abord droit dans les yeux, avant de les fermer sur l’impuissant qu’il devient peu à peu par son impropre faute.

Le transfert de souveraineté est complet à la mort de l’auteur. Celle-ci peut intervenir du vivant même de l’auteur.

L’œuvre vampirise son auteur. L’auteur tire certes prestige et puissance de l’exercice littéraire qui lui vaut sympathie et antipathie, exercice qui va jusqu’à susciter un intérêt passionné tant pour sa personne que pour son œuvre.

Complice de son œuvre, l’auteur devenu impuissant face à son œuvre devenue autonome, n’a qu’une ressource : laisser aller le mouvement jusqu’au complet effacement de sa personne. C’est ce mouvement d’effacement de l’auteur par l’œuvre et le désir de lucidité qui anime l’auteur qu’il convient de décrire. 

Tant qu’il tourne des phrases, rien n’est perdu, une marge de manœuvre subsiste, mais elle tend toujours plus à rétrécir l’abord des possibles, c’est-à-dire la formulation jubilatoire d’un impossible atteint à travers l’épuisement des possibles.

Ce mouvement de raréfaction des possibles, inhérent à l’œuvre, est heureusement contrebalancé par la réalité polymorphe qui relance sans cesse la curiosité de l’auteur. C’est ainsi qu’un auteur irlandais, ayant longtemps vécu en Hollande et passionné de cricket, est récemment devenu la coqueluche des lecteurs et de la critique littéraire américaine, parce qu’il a su raconter un New York inédit, celui de l’après 11 septembre 2001 et celui des nouveaux immigrants pakistanais et indiens férus de cricket comme lui…

A qui est guetté par l’impuissance, quelle qu’elle soit, il reste la lucidité acide de qui ne se raconte pas d’histoires, mais regarde sa triste réalité en face. Il convient avant tout de ne pas être sa propre dupe. Celle-ci, sous la forme d’une œuvre puissante, donne le change quelque temps, le temps que se déroule l’œuvre.

Du vivant de l’auteur, tout va bien, tout va mal, tout va droit de travers. A sa mort, le dualisme éclate, la double postulation, génératrice de tensions fécondes tombe dans l’oubli que dresse le barrage de mémoire érigé à la hâte par les survivants dans la patience journalière des souvenirs relatés, des hommages publiques et des œuvres critiques. A la panique suscitée par la disparition du « grand homme », on répond par la recherche et l’approfondissement d’une pensée désormais morte.

Une image se constitue, statufiante, qui défie la mort.

En cela, l’écriture serait toujours testamentaire, comme le suggère Blanchot. Les dernières volontés de l’auteur sont toujours trahies. Elles ne peuvent exister que trahies. Brod n’a pas brûlé les manuscrits de Kafka, qui le lui avait demandé expressément.

Laisser des traces de son passage ne laisse pas indemne : une mémoire involontaire se dépose dans les souvenirs que conservent tous ceux qui ont cerné l’auteur de son vivant. 

Quand vous écrivez, l’impuissance s’empare de vous au point de vous laisser désemparé, avant de vous enlever définitivement le goût d’écrire. Un sursaut, un soubresaut plutôt, consiste à décrire l’impuissance qui vous gagne : on dégage les tenants et les aboutissants d’une impuissance grandissante qui s’empare de vous. Les récits d’agonie sont peut-être les plus beaux… Quand ce parti pris esthétique fait défaut, alors l’aventure tourne court. Alors, alors seulement l’impuissance est totale et… définitive.

S’impose peu à peu le refus de faire le beau, autant dire le refus de faire du beau avec du laid et du sordide, le refus, en d’autres termes, de distraire autrui en l’enseignant - prodesse et delectare - pour lui éviter les pièges dans lesquels et par lesquels nous étions tombés, animés que nous fûmes initialement par le désir de lui épargner les affres par lesquels nous sommes nous-mêmes passés.

Le temps hésite alors entre un passé révolu, dépassé et un passé qui ne passe qu’en s’écrivant, suspendant la facile contradiction du passé et du présent, ainsi que l’atteste la phrase qui précède…

Le refus d’écrire produit un silence assourdissant. Ecrire, dans sa dimension éthique, exige une ascèse que l’œuvre tend à réduire à néant à mesure qu’elle se détache de son auteur qui, par dépit amoureux, se détache d’elle.

Il y a fort à parier que c’est la proximité et l’amour d’autrui qui seule permet de contrecarrer cette divergence réciproque de l’œuvre et de son auteur, au moment où l’auteur se voit devenir jour après jour le jouet de son oeuvre.

Le confort de création dont jouissent certains chanceux leur permet d’œuvrer longtemps sous le regard bienveillant et vigilant d’une personne, une femme le plus souvent… A qui ne jouit pas d’un tel confort de création, il est plus difficile d’œuvrer longuement et longtemps, sans être tenté de se taire prématurément, car la pression éthique fait défaut.

Les autres s’étaient habitués à nous voir écrire à n’en plus finir, et voilà que « la fontaine narrative » a tari. Que s’est-il passé ? Les questions abondent, affluent, mais il n’y a plus personne pour y répondre. La question n’intéresse plus celui ou celle qui a pris le parti du silence. On glosera longtemps sur le silence de Rimbaud…

Le silence est la dernière politesse de l’auteur pour ne pas tomber dans l’excès des accusations par nature vaines. C’est que la justice est un vain mot. Seule la puissance est fondatrice, et la puissance n’appartient qu’à l’œuvre, pas à son auteur.

Mais la parole singulière est publique.

L’auteur ne ressent jamais mieux l’impuissance qui lui est consubstantielle que lorsqu’il est attaqué. Attaqué, diffamé, il rend coup pour coup. Il se défend en justice, il contre-attaque. Il s’explique dans des interviews, il s’expose dans des émissions télé, il prend la parole dans les médias.

Il parle pour que la parole de son œuvre sont mieux comprise. Il ne peut tolérer d’être réduit au silence par la puissance publique, une fatwa ou quelque censure d’état. C’est en cela qu’il défend son œuvre, au moment même où il est tenté par un mouvement de sincérité irrépressible de dire et de redire à qui veut l’entendre que son œuvre est tout et lui ce presque rien qui tend à s’effacer, mais que, paradoxalement, l’œuvre maintient en état de dire je pour le plus grand bien de tous, car enfin la parole libre, la littérature est la res publica par excellence, le lieu d’un débat ouvert où s’élabore tant le souci pour l’avenir que le respect du passé, la recherche de la vérité ouverte sur sa contradiction dynamique aussi bien que l’affirmation puissante de possibles à partager tant dans l’espace privé de l’imagination que dans l’espace public de la cité mondiale. 

Il n’a pas toujours, certes, le désir de s’effacer... La vanité de quelques-uns est visible et risible. Ceux-là se servent de leur œuvre pour se faire mousser. Ils tendent à confondre - ultime avatar d’un romantisme dévoyé - leur vie et leur œuvre, leur impuissance avec leur maîtrise.

On admire la maîtrise, croyant admirer la puissance qui émane de l’œuvre et d’elle seule… La maîtrise conserve son autonomie, tout en étant, en dernier ressort, l’humble servante de l’œuvre qui signe l’impuissance de l’auteur et l’assigne à cette impuissance. Dialectique fine dont l’exercice délicat appelle des nuances infinies, des variantes plus ou moins grossières, plus ou moins brillantes selon la qualité de qui les met en œuvre…

L’auteur n’est au mieux que l’usufruitier de son œuvre, bien qu’il en soit dans l’ordre économique le propriétaire légal. Il ne peut espérer plus. S’il regarde son œuvre en face, il ne voit que son image : les images que lui renvoient ses admirateurs et ses détracteurs, alors qu’il ne désire écrire que pour être tangible.

Il n’est tangible que dans la maîtrise - la parole libre, décisoire et sans appel d’un homme ou d’une femme libre qui tranche dans le vif du langage - et l’exercice patient de sa vie tournée vers l’amour de l’écriture et l’écriture par amour.

Jean-Michel Guyot

21 juin 2009

 

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