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Le berger qui voulait épouser une princesse
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 Article publié le 9 juillet 2010.

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Un châle négligemment posé sur mon épaule, j’entrepris hardiment de descendre la vallée qui longeait nos possessions. De l’immensité des terres maintenant fleuries par la caresse d’un léger vent retardataire, je songeai à mes aïeux qui furent les heureux et patients artisans de toute cette flore ondoyante qui submergeait ma vue. Des cris surgis des profondeurs de cette terre semblaient venir au-devant de moi pour me faire honneur. Par endroits, ils se muaient en langage mystérieux qu’il m’appartint alors de déchiffrer avec joie et patience. Ils prenaient la forme de roucoulements tapis en quelque bosquet, de gazouillis de cour de récréation pour finir par céder la place à des ululements de quelque dolente chouette. Toute cette joyeuse agitation m’entourait, m’enserrait, m’embrassait. De cette étreinte se forma en gerbes mon rire d’ivresse. J’avançais avec sérénité, fier de mon nom et de la fabuleuse histoire qui lui était associée. Mon front fut jugé par tous ceux qui s’intéressèrent à ma naissance digne de la hauteur et de la régularité qu’il affichait. Sa rondeur harmonieuse, à entendre leurs dires, devait ainsi - à mon corps défendant tant je ne voulais forcer le respect que par ma simplicité- me tenir lieu d’alibi à chaque recoin de ce domaine seigneurial. C’est si difficile car concurremment si agréable de s’entendre constamment dire que j’avais les traits racés de ma respectable condition. Mais en mon for intérieur, ce qui m’enchantait tel un enfant prompt à s’émerveiller d’un rien, c’était que je pouvais me rouler par terre tant que j’en aurais exprimé le désir. Je pouvais éclater de rire à fantaisie, me confectionner mille grimaces aussitôt honorées par la vie végétale, minérale et animale qui grouillait autour de moi comme autant de marques de mon viscéral attachement à elle. J’étais si loin de la capitale et si étranger à son tumulte fait d’un savant mélange de fadaises et de facéties dont on disait qu’elle en pervertirait plus d’un néophyte ! C’est à qui s’empresserait le premier à me conter que la capitale ne manquait jamais de ces extravagances-là. Qu’il me fallait en redouter les stigmates jusque sous la plume de quelques écrivains dépravés qui avaient coutume d’élire domicile dans ses nombreux lieux de débauche. Je redoublais alors d’amour pour nos terres à la fois innocentes et augustes, exigeantes et nourricières. Ce vaste domaine que je foule maintenant de mon pas flâneur, que je touche de mes mains paresseuses, je le veux loin du tumulte, loin des zones d’ombre, loin de la perte.

Après un déjeuner assis à même la paillasse dans la demeure du fermier qui veillait à l’entretien et à la culture de nos champs, tous deux nous plaisantâmes de concert sur les ébats par trop démonstratifs de son chien et de la chienne de quelque voisin, lequel s’est affalé un instant plus tard à ses pieds en signe d’obéissance. Le malheureux paysan crut devoir se fondre en excuses pour sa faune si incommode. Je l’en priai d’un sourire qu’il s’empressa d’accueillir avec force révérences aussi maladroites que touchantes. « Non, mon brave homme, protestai-je dans un élan de fraternité. La nature ! La sainte Nature ! » Mes mots joints au lait mousseux, - au goût néanmoins âprement régénérateur -, de ses vaches, autant qu’à la saveur farouche de son vin honnête mais rugueux, tout cela acheva définitivement de me faire baisser toutes mes gardes. Les vapeurs soporifiques et sophistiquées du parler citadin se dissipèrent d’elles-mêmes au contact de cette naïveté campagnarde comme neige fendrait au soleil.

Alors, j’élançai ma jeunesse à travers les sentiers broussailleux que jadis mes grands-parents ont défrichés, à travers les champs qu’ils ont labourés et pour lesquels ils donnèrent une dignité de rang. Mon corps était éperdu de bonheur. Il m’avait semblé être si léger que je quittai la terre ferme pour des cieux toujours prêts à me faire fête. Bientôt j’atteignis une colline escarpée et à l’abri d’un murier sauvage, je déboutonnai ma chemise car j’avais fait entrer dans mon corps imberbe les anfractuosités du récif, car j’ai fait couler dans mes veines les sources intarissables du point d’eau gisant paisiblement en contrebas. Ce châle à présent froufroute presque inutilement sur mon torse en sueur. Tel un dieu antique, je me couvris de ma semi-nudité par un sourire qui voulait séduire toutes les écorces, attirer à moi tous les arbres qui m’effleuraient les oreilles, toutes les plantes et les fleurs que je cueillais ça et là et auxquelles j’adressai mon plus bel agrément.

« Allons en cette direction, me suis-je dit à part soi ». Submergé de quiétude, je me croyais un roi en quelque palais des mille et une nuits. À flanc de coteau, une magnifique pièce de musée s’offrait à mes yeux émerveillés. Il s’agissait de rangées d’abricotiers soigneusement disposés (on eût dit que ces arbres étaient littéralement posés là par la main de quelque divinité cachée) de telle sorte qu’ils figurèrent une danse lascive à la manière d’un joyau architectural émergé du fond de la civilisation humaine. Les fruits se mêlaient aux fleurs qui leur disputaient le parfum et la luxure. Des oiseaux dont je ne reconnaissais pas la famille feignirent d’être effrayés par ma présence et prirent un envol simulé. Je les suivis du regard et ils se posèrent quelques mètres plus loin, à distance respectable de mes pieds. Je souriais de cette ruse qui ressemblait à une invite. Je fus accepté. Je fus intronisé. Je fus introduit en ce saint des saints. Ma main s’agita fébrilement vers eux en un signe de reconnaissance. Tout fit soudainement silence autour de moi. Les battements de mon cœur malhabile épousèrent une ligne régulière, une musique fine, presque mourante. Je contemplai la richesse de ces lieux, coi comme une tombe, cérémonieux comme un autel. Mais ne voilà-t-il pas que de méchantes cigales vinrent s’annoncer plus avant au seul dessein d’interrompre ma rêverie ! Une symphonie invisible. Une musique qui n’a pas besoin de corps pour s’exprimer. Elle était là et cela était sans doute suffisant à son bonheur. Les malheureuses cigales que l’on devine toujours, malgré leur obstination méticuleuse et ancestrale, ne parvinrent pourtant guère à avoir raison de mon insatiable feu intérieur. Tout à mon euphorie, je leur fis une place dans mon orchestre intime. J’eus pardonné à la terre entière. J’eusse dû accepter toutes les offenses du monde puisque je fus assuré que ma récompense aura pris la forme de cette offrande du ciel. Quel bel instant innommable ! Il eût été de toute évidence indécent de s’emporter en cris et autres agitations qui ne pouvaient que porter ombrage à mon honneur de gentilhomme mesuré en toute chose. Ainsi, quoiqu’un peu à bout de souffle, je sentis mes poumons tout à coup s’épandre délicieusement, comme offerts à la grâce de ce jardin enchanteur. « Devais-je manger de ce fruit-là ? » me susurrait une petite voix au fond de moi. « Participerais-je à introduire désordre et cacophonie en cette symphonie céleste ? »

Mes yeux, mes narines, tous les cors de ma peau s’ouvrirent aux mille sensations enivrantes qui emplissaient avec majesté ce verger providentiel. Je caressai un fruit au hasard que je pressai langoureusement dans la paume de ma main tremblante d’émotion vive. Puis un autre. Et je perpétuai ce contact épidermique sur toute une rangée. Puis, j’entrepris de saluer fiévreusement la suivante. Ainsi de suite. Sans jamais me lasser de ce contact qui éveilla en moi le doux héritage perdu, celui des êtres et des choses authentiques. « Que la ville se dissolve dans ses fastes et à même sa suffisance ! Qu’elle cuise au feu de son arrogance ! Qu’elle… » Je fis taire cette diatribe indigne de ce havre de paix et de sagesse. J’eus mieux à faire. Il me fallait remercier ces délices produits à profusion par la Mère Nature avec le plus vibrant élan dont je devais me sentir capable. J’offris toutes les affections de mon Être. Toutes les secousses sismiques de mes chairs. J’offris ce bien inestimable en bouquet soigneusement tissé de lauriers. Ce même bouquet qui prit la forme d’un cœur gonflé de gratitude, Je leur confiai un à un tous les soubresauts de mon âme en gage de cette union confraternelle.

Je me souvins des paroles apaisantes de mon père : « Meziane ! Écoute cette complainte qui irrigue nos terres ! Baisse-toi pour ramasser un rameau, une brindille, un gland, une olive ! Prosterne-toi devant ce legs de dieu à nous autres simples mortels ! Soyons-en dignes ! » Ces paroles raisonnèrent encore plus ce jour-là dans toute la vallée. Elles se mêlèrent à ces abricotiers, à ces champs de vignes verdoyantes, à ces cigales dont elles modulèrent le timbre. Je fuyais la capitale et ses oripeaux pour ce théâtre immémorial entouré de ses flambeaux. Avant cela, je dus me résoudre à effectuer le chemin inverse. Pourrais-je oublier cette veillée au coin du feu de la maison familiale ? Devrais-je me souvenir de cette grâce qui coulait dans nos veines ? Comme à notre accoutumée, après que nos servantes eurent desservi notre généreuse table et que se tût leurs chuchotement au fond de la cuisine, mon père parla. Sa voix fut grave mais empreinte d’une infinie douceur. S’il n’y eut que le son, s’il ne me fut pas donné de comprendre la signification de ses paroles que je vais rapporter dans le détail maintenant, il resta cette voix qui épousa toute la sagesse d’un être au zénith de sa vie. Lentement, presque comme absent, voici comment il commença : « Fils, la terre notre mère à tous, nous honore de ses saveurs tous les jours que dieu nous accorde à vivre. Plût à lui et plût à elle, sa messagère ici-bas ! Celui qui oublie cette bénédiction s’oublie lui-même dans les chimères qui guettent chacun de nous. Or, pour nous sauver de nous-mêmes, nous avons la force de notre modestie à servir corps et âme notre Créateur. Regardons ces jeunes gens des villes qui s’éloignent du véritable sens que doit prendre notre bref séjour sur la surface de cette terre ! Les malheureux ! Ils ne savent pas ce qu’ils font ! Cette nuit, ô mon fils, je vais dormir avec la quiétude que me procure ton serment de ne servir que les desseins de Dieu et de te montrer le digne héritier de cette terre. » Mon père se tut. Et pour cacher son émotion grandissante, il entreprit avec méticulosité à attiser le feu de notre bonne vieille cheminée, témoin de notre histoire. Du dehors, les passants auront sûrement remarqué cette fumée dense et pudique à la fois, signe d’un foyer habité par la chaleur des gens de bien. Ils n’auront laissé d’imaginer l’élégante assemblée que nous formions au coin du feu. Ils passeront leur chemin touchés à leur tour par la bénédiction du dieu qui habitait notre maison.

Au lendemain à l’aube fut fixé mon départ vers la capitale. J’allais y poursuivre des études entamées dans la joie que respiraient les bancs de l’école villageoise. Je me souvins que quelques jours plus tôt, nous reçûmes la visite de mon maître vénéré. Monsieur Amokrane parla avec mesure et justesse. Il dessina des courbes harmonieuses qui vinrent compléter ses doux mots sur mon avenir prometteur. Lui aussi n’oublia pas de me faire diriger le regard, une dernière fois, vers ces étendues qui selon lui écrivaient la plus belle page de notre histoire. Jusqu’à son nom « Amokrane » mon maître regardait toujours vers les hauteurs insondables de l’esprit ! 

Mon âme jeune et fragile s’alimenta de toutes ces forces conjuguées, celle de ma mère qui se contentait de me regarder avec des yeux déjà larmoyants, celle de mon père inscrite sur chaque arbre, chaque motte de terre que comptait notre domaine, celle de ce maître qui me fit entrevoir l’immensité de la science et du savoir, celle de toute une région. Inquiet de devoir tout quitter, voilà que j’ai tout qui m’accompagnait. Sans fards. Sans clinquant. Avec une force tranquille, discrète qui se nourrissait de ma lignée. Mais ma condition sociale de futur héritier d’un riche domaine n’eut de sens que dès lors qu’elle prenait sa substance de cette simplicité des gens heureux, de cette terre généreuse car inviolée. Longtemps, chemin faisant, le paysage disparaissait autour de moi. J’eus bien ouvert les yeux et mon cœur les premiers kilomètres qui traversaient notre village et nos terres. Assez vite, je les fermai pour ne garder que cette vision d’un monde parfait. Mon père me prévint des dangers de la ville. Je me promis de lui opposer – tel fut la prière adressée à ma bravoure - à tout instant ce tableau dont le maître devait demeurer le Seul Créateur de toute Chose.

Je tins parole. Toute ma conduite dès lors fut exemplaire. Pas un de mes actes ne céda en rien à ma lucidité de jeune loup voulant réussir par ses mérites seuls. Que ne m’avait-on prédit comme catastrophes au-devant desquelles ma conduite « hautaine » me précipiterait ! Les tentations ne manquaient pas. Ces filles au regard langoureux, ces joailliers qui vous invitaient au moindre fléchissement à poser aux cous de ces dames non point des baisers sincères mais des baisers qui tantôt devraient briller d’or, tantôt de diamants et de je ne sais quelle nouvelle parure courant les salons particuliers de cette ville. Le beau monde élit toujours domicile là où les richesses vraies ou supposées coulent à flots. J’eus une fois une faiblesse imputable à mon âme tendre. Elle s’appela « la perle de l’Oasis » et n’eut pas d’autre nom. Mais celui-là fut prédestiné : avec grâce et volupté, elle me conduisit à une maison de jeu qui ne voulut dire son nom. Dans ces milieux, les dépenses les plus folles s’appellent art de vivre, les faillites coupable indélicatesse. J’eus tôt fait de m’apercevoir que la « perle » se mérite et « l’oasis »promise bien incertaine. Délesté de ma candeur, je l’aurais presque remerciée car plus jamais l’on m’y reprit.

Je tins bon. Mon immunité contre le poison du vice n’eut d’égale que ma vertu. Je m’enfermai dans l’austérité de mon étude jusqu’à dessécher toutes les candidates « Oasis ». Ma seule religion fut de mériter la confiance de mes parents, mon loisir d’habiter tout près de la gare dont le bruit des trains me rappelait sans cesse que je n’étais pas de ce monde-là. Mon zèle fut si aiguisé que je crus un jour percevoir quelque inquiétude chez mon père. Ne devrais-je pas surveiller mon état de santé ? Prendre congé de mes livres et de mes philosophes pour me hasarder à traverser la rue de mon domicile estudiantin ? Prendre un peu de plaisir sur la terrasse d’un café et avoir quelque ami fidèle pour passer les moments de fatigue et de nostalgie ?

Ce fut en enfant sage et bien élevé que je me répétais ceci : « Les tendres paroles du père valaient toutes mes années d’études puisqu’en lui bourgeonnaient toujours les graines de la sagesse ! » J’entrepris ainsi de lever la tête au-dessus de l’étude. Je me mis à regarder le monde alentour. Voilà bien une habitude que la peur du faux pas me fit perdre depuis l’épisode de « perle d’Oasis ». J’entrepris de bousculer mes habitudes que j’eus crues immuables jusqu’à la consécration, jusqu’aux applaudissements de mes maîtres lors de l’imposante cérémonie de remise des diplômes. Je m’étirai volontiers sur ma chaise quand mon nez fut plongé malgré lui – ô destin !- dans mes livres. S’en suivirent peu à peu et de manière quasi mécanique des bâillements qui dirent long sur mes nouvelles dispositions d’esprit. Mon père avait raison. Il me fallut sortir et aller à la rencontre de mes semblables. Dussé-je accuser quelque retard à l’ouvrage, il me parut alors plus que vital d’allier théorie et pratique du monde. Je sentis le danger du grand naïf voisiner – image que je repoussai tout autant- la société du dandy. Dieu m’en préserve de l’un comme de l’autre ! En toute chose, il valait bien mieux une tète bien faite qu’une tête bien pleine, affirmait si diligemment un auguste philosophe.

Pourtant, quand elle apparut, je n’osai m’enquérir de son nom, préoccupé que j’étais à l’idée que toutes les femmes de ce pays ne pouvaient s’affubler que de sobriquets insipides tel que celui que je refusai naguère car je refusai la personne qui le portait. Non. Je m’en convainquis vite : elle fut bien différente. Il y a de ces choses-là qu’on sent au premier mouvement de notre âme, au premier regard échangé. Quand dans les rangées de la bibliothèque nationale, elle m’invita à poser mon livre, je jure que les rayons blafards de ce lieu de recueillement rajeunirent d’un coup. Je me pris à lui inventer un nom à chaque finesse enveloppant ses mots dits d’une voix douce, chuchotant. Oh ! N’allez pas imaginer que ce lieu-là lui dicta cette attitude ! Elle eut chuchoté au milieu de toutes les cohues du monde ! Je me mis à vibrer de tout mon corps à chaque étincelle dans ses yeux de lumière. Dissipant avec beaucoup d’infortune mon émoi, je me mis, élève appliqué, à lui chercher des prénoms. Quand enfin j’en tenais un qui me parut digne d’elle, elle redoublait d’un coup d’intelligence d’esprit. Alors, s’en l’avoir prononcé ce prénom qui me parut une seconde plutôt le plus merveilleux d’entre tous, j’en changeai pour un autre que je hissai à hauteur de son trône. « Dieu ! Sera-ce possible que je sois tombé amoureux sans connaître l’amour ? » Cette supplique, toute désespérée qu’elle eût pu paraître, me vint bien plus tard, une fois dans ma couche à rêvasser. Faisant le siège de mon être tout entier avec ses yeux incrusté tel un émeraude au milieu de mes pupilles « À qui ai-je le plaisir de parler ? » me demanda-t-elle soudainement. Décontenancé par cette question que j’eusse dû poser moi-même, je balbutiai des monosyllabes approximatifs. Son naturel et son aisance de ton exercèrent ce redoutable empire sur moi et poussèrent jusqu’à me faire oublier mon propre nom. Mais la providence fit tout de même qu’elle décidât aussitôt de voler à mon secours en ajoutant, presque déjà en confidente : « Chut ! Laissez-moi deviner. Voyons, voyons, je me laisserais bien tenter par « Capitaine de la Berbérie ». Mon air éperdu seul avait dû lui suggérer ce titre de « capitaine » pour me moquer. Je n’eus pas même le temps de la déception car elle y avait accolé ce nom propre « Berbérie » qui en atténua grandement l’inclinaison martiale. M’apparut alors dans l’éclat de sa splendeur, tout l’art de celle qui savait dire quelque chose sur elle en ayant l’air de complimenter les autres en disant quelque chose sur eux. Pour lui répondre, je me contentai de sourire. Elle ne prit nul ombrage de mes vagues explications. Depuis cet instant-là, je compris que « La perle d’Oasis » n’avait jamais existé. 

Je sortis plus souvent. Mes nuits ne se consumèrent plus dans la rigidité des sciences. Il arriva même que mes matins et mes nuits se télescopaient indistinctement. Je dormis peu et garda le lit plus volontiers aux heures où mes camarades discourraient les théories mathématiques de nos savants anciens. Mon réveil s’accompagnait de bâillements qui se firent insistants. Vite mes nuits se succédaient à elles-mêmes. Or, Kahina, (ainsi donc la référence à la « Berbérie » tenait de son nom à elle) m’engagea mieux que personne au combat contre la paresse et la mélancolie des âmes comme la mienne trop éprises de liberté. À vouloir accéder à la liberté, il ne faut point s’y jeter à corps perdu pour finir dans ses seuls mirages. Il fallut de la discipline à mon cœur, des feins à mon ardeur, des obstacles pour jouir d’une liberté responsable. En sa compagnie, les musées, la culture, la musique et les contes de nos contrées les plus reculées reprirent leurs lettres de noblesse. En lisant tel auteur, en m’attardant sur telle fresque historique, j’eus la sensation de le faire pour elle, comme pour avoir grâce à ses beaux yeux de princesse des Aurès. J’entrepris en sa compagnie un voyage aux fins fonds de notre histoire commune. Bientôt elle me fut devenue aussi indispensable que l’air que je respirais. Encore que cet air je n’eus consenti à le partager avec aucune autre qu’elle. Désormais une ère nouvelle s’ouvrait devant mes pas conjugués aux siens. Tout ce qui ne participait pas d’elle tombait en disgrâce à mes yeux alors avides de belles choses.

« - Mon délicieux ami, prit-elle coutume de me dire, nous pesons si peu au milieu de ses nouveaux maîtres du monde ! Regardez-les courir, faire semblant d’aimer à la folie, trahir sans faiblir, faner des roses à peine écloses, discourir sentencieusement sur leurs actions boursières comme si la terre entière eût souffert de leurs infortunes cycliques. L’Art ne vaut que par son vernis. Ne chantent que ceux dont la voix a traîné dans la félonie. Allez au théâtre et vous vous croiriez au carnaval. Qui oserait s’avancer non masqué ? Le comédien confond acrobatie de cirque avec harmonie musicale d’un corps qui se donne au public comme on se donnerait en amour. Non point que je dédaigne le cirque, mon bon ami ! Mais je répugne à me trouver au cirque quand je crois me rendre au théâtre. Partout des contents. Dois-je ajouter qu’à mes yeux ne sont contents au tout-venant que les médiocres ? Naturellement, l’on affuble tout cela d’un mot délicieusement menteur : le faste.

 - Que dieu vous entende, ma délicieuse amie ! »

« Que dieu vous entende ! » Voici l’écho de cette prière reprise de part et d’autre de ces collines, chantée par ces abricotiers, caressée par les hautes tiges de ce blé brun bientôt à faucher. J’eus bien lancé un cri en direction de Kahina restée là-bas dans la capitale. Au lieu de quoi, une complainte à peine audible me parvint de l’autre côté d’un cours d’eau, et dont le son fut obstrué par une hutte en bois qui lui barrait la route. Je restai coi un long moment et crut discerner une triste mélopée exécutée par une raïta de terroir. Je m’approchai de l’endroit d’où venait cet air à pas un peu plus résolus tout en marquant de constants arrêts. J’eus peur d’interrompre cet impétueux musicien dans ce qui semblait être une paisible œuvre offerte au vent et aux arbres qui la berçaient. Plus je m’en approchai plus mon oreille fut conquise. Qui était-il ? Pourquoi cet air si triste et languissant ? J’avais beau être accoutumé à ses sons si étroitement liés à l’esprit de nos campagnes et qui s’y chargeaient des accents les plus douloureux, je fus cependant bien loin de m’attendre à ce que celui-ci vînt de nos propres champs. Quelque bon gars du village qui se savait en tranquillité au milieu de nos paisibles terres et qui s’accordait une halte musicale à l’ombre bienfaisante de nos feuillages ? Venait-il se rafraîchir à ce cours d’eau qui faisait le bonheur de toute la contrée et qui jadis fut enviée par bien des paysans alentour ? Ce fut fébrile et impatient que j’entrepris d’écarter les branchages d’un majestueux chêne vert à l’affut du premier signe de cette présence inattendue. Me voilà enfin. Il était là et il me tournait le dos. C’était un jeune homme fort de sa personne à en juger par les ondulations de ses larges épaules qui accompagnaient énergiquement l’air exécuté. Je ne parvins pas à distinguer la partie inférieure de son corps disparu sous un généreux cresson protéiforme. On eût dit que le transport du souffle nécessaire à la mélodie se fût émancipé d’un coup de cette eau rampante à la manière d’un noyé qui, une fois libéré de l’étouffement, expulse jusqu’à la moindre fibre de cet air retenu raréfié et resté prisonnier dans ses poumons. De l’eau, il en coulait plus bas dans la vallée, finissant sa chute en une sourde plainte mourante. On pouvait aisément imaginer les pieds nus du jeune homme flottant dans ce marais invisible qui semblait travailler la terre depuis ses profondeurs insondables. Cette eau que jadis je connus aventurière, fuyant sa source pour s’enhardir à explorer des territoires inconnus se gorgea de vie pour le grand bonheur du promeneur. Maintenant, pour distinguer les traits de l’homme à la raïta, il eût fallu venir à sa rencontre de l’autre versant qui lui faisait face. Je n’en souhaitais pas tant car je m’amusai de le surprendre sans qu’il ne me vît ni ne m’entendît. Mon plaisir seul me dictait cette pensée quelque peu coupable. Je m’en dédouanai avec candeur en constatant que sa flûte et le murmure de la rivière semblèrent se marier harmonieusement pour le préserver du tumulte ombrageux du monde lointain. J’en tirai une satisfaction égoïste qui consistait à jouir de ce merveilleux spectacle sans rien déranger. Une idée me vint que l’art devait être ainsi embrassé dans la solitude et qu’il eût été bien plus ineffable si l’auteur ignorât jusqu’à l’idée même de spectateur. Que ce pût être divin ! Voler à l’artiste son œuvre pour la mêler à notre vie. Qu’elle ne lui appartînt plus puisque chacun la recrée à sa manière, à partir des bouts de sa propre histoire ! Peut-être d’ailleurs eût-on attendu – les esprits chagrin aiment à jouir de ces emportements-là !- de moi en l’espèce que je revendiquasse ma qualité de propriétaire ? Que je jetasse l’anathème sur ce trait d’art ? Point de tout ceci. J’eus au contraire la nette sensation que ce fut moi l’intrus ; qu’il fallait m’enlever de ce tableau pour usurpation. Sa tête fut recouverte d’une tamdhaliwth chamarrée de motifs multicolores. Seuls nos paysans en portaient alors à l’approche des grandes chaleurs. De ma station debout et de la sienne assise, je craignis d’introduire une injustice. Je m’accroupis. Ma main se saisit machinalement d’une paille d’herbe que je portai à ma bouche. J’écoutais et laissais tout enter en mon cœur. Mais il me sembla que je devais rencontrer son regard. Il me fallait pénétrer son âme. Ainsi, avec d’infinies précautions, je me résolus à tousser en étant conscient que j’allai là inévitablement introduire une fausse note. Au son rauque dû à sa rétention dans ma gorge, un visage à peine sorti de l’adolescence, quoique doté de traits qui poussaient vers une vigoureuse affirmation de soi, se tourna vers moi, à peine perturbé par ma présence. Ne pouvant me sourire ou parler car il continuait de jouer avec la même candeur, en guise de bienvenu il fit cligner des yeux larmoyants sous l’empire d’une fougueuse passion. Encouragé, je fis à mon tour un léger hochement de tête pour l’inviter à poursuivre. Mon sourire répandu sur les commissures des lèvres rencontra celui de ses yeux. Ceux-ci brillaient de passion. Et tout fut dit.

« Permettez que je ne dise rien, fis-je après un long soupir que je cachai tant que je pus, la tête à hauteur des genoux. » Il continua de sourire tout en passant une main caressante sur toute la longueur de son instrument. À présent que je me fusse déclaré, je restai étonnamment coi, content de l’avoir si justement annoncé. Nous nous regardions sans autre plaisir que celui de se reconnaître mutuellement : moi, le spectateur comblé ; lui, le musicien de la nature. Il ne me sembla qu’il voulût me distinguer de l’air qu’il aspirait et qu’il modulait dans les profondeurs de sa flûte, des arbres alentour que le vent inclinait légèrement sans les effrayer, des fruits lourds qui se prélassaient derrière chaque feuille protectrice. Je compris qu’à ses yeux je participais de cette terre opulente mais enfouie sous un manteau de pudeur. Je suivis son regard qui s’en fut au travers les collines, qui traversa d’une larme les étendues de feuillage, d’herbes rebelles et de gazouillis toujours renaissants. Nous nous taisions puisque tout fut tressé, tissé, amalgamé, conflué par la musique. Celle-ci continua à se répandre en nous. 

Je vais être obligé de crier si fort que vous ne m’entendrez pas !

  (Une suite... )

Au Foyer SONACOTRA

Au foyer

Je lègue ma nudité de vieillard

Au foyer

Mes yeux éteints et hagards

Au foyer

Mes sens éparpillés

Ma canne et mes

Mon froid qui brûle

Ma peau durcie

Au ban

À la saignée

Au brasier

Mon désir d’amour

De dignité

Au diable

Mes rêves pendus

Mes pays perdus

Au foyer

Mes membres émasculés

Fruit avarié

Plus de goût

Plus de souffle

Plus de chair

Au foyer

Mes hontes mes reniements

Au foyer

Ma langue asséchée d’oubli

Mes bégaiements

Ma grammaire archaïque

Mes sons gutturaux

Mes « h » aspirés

Mes mots de marteau piqueur

Au foyer

D’enfer

Rochereau

Je change de train

Ma vie demeure

Au foyer

Mon flair animal

Qui usa mes yeux sans écriture  

Au foyer Sonacotra

Moi l’immigré

Moi famille à moi tout seul

 

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