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Les abîmes de Sadeq Hedayat
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 Article publié le 14 septembre 2009.

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Les abîmes de Sadeq Hedayat
Benoît Pivert
Université de Paris XI

C’est une petite pyramide de marbre noir à quelques pas de la tombe de Marcel Proust. Quelques désespérés y vont en pèlerinage. La dernière fois que nous nous y sommes rendu, quelqu’un avait déposé ce billet à l’adresse du défunt : « Aide-moi à partir. Aide-moi à mourir. » Parmi les tombeaux monumentaux du Père Lachaise, cette sépulture tranche par sa sobriété. Sadeq Hedayat a été enterré comme il a vécu : en toute discrétion.

Il était né à Téhéran en 1903 dans une famille aristocratique, s’était familiarisé dès l’adolescence au lycée Saint-Louis avec la langue et la littérature française. Après un bref passage par la Belgique, il poursuivit ses études à Paris, études de chirurgie dentaire dans un premier temps, d’ingénierie par la suite et enfin des langues préislamiques et de la culture de l’Iran ancien. En Europe, il se familiarisa avec les œuvres de Rilke, Maupassant, Tchékhov, Poe et Kafka. En 1928, il tenta de se suicider en se jetant dans la Marne. De retour à Téhéran en 1930, il occupa divers emplois administratifs, le plus souvent subalternes, dans une banque puis dans divers ministères. En 1936, il fut marqué par un voyage en Inde. C’est dans ce pays que son œuvre considérée comme majeure, La chouette aveugle, fut publiée en 1937. Dans les années 40, Hedayat rédigea nombre de nouvelles réalistes ayant pour décor l’Iran populaire. En décembre 1950, il revint en France où il se suicida au gaz cinq mois plus tard.

Parmi les premiers lecteurs enthousiastes d’Hedayat, il faut noter André Breton, Roger Caillois et Henry Miller, tombés sous le charme de la traduction de la Chouette aveugle parue en 1952. Aujourd’hui l’œuvre d’Hedayat est largement disponible en français. A côté de La chouette aveugle, signalons L’abîme, Enterré vivant, L’homme qui tua son désir, Trois gouttes de sang, Madame Alavieh, L’eau de jouvence ou encore Hadji Agha. En Iran, Hedayat est de nos jours considéré comme un écrivain sulfureux par le pouvoir. Alin Erfan, auteur né à Ispahan en 1946, a sans doute raison d’écrire : « Si nous avions étudié Hedayat pendant quarante ans, il n’y aurait pas eu la révolution islamiste »[1]. C’est cela que les religieux ne lui pardonnent pas. Mais il serait réducteur de ne voir en Hedayat qu’un pourfendeur de l’obscurantisme. Son œuvre sombre est riche de bien d’autres choses.

 

Hedayat-1928

Pendant longtemps, les familles iraniennes lettrées ont voulu tenir leur progéniture à l’écart d’une œuvre qui faisait la part trop belle au désespoir et à la mort. En cela, elles n’avaient pas complètement tort. Chez Hedayat, l’expérience terrestre originelle est celle de la souffrance. C’est par cette voie que s’effectue l’entrée dans la vie. Cette souffrance universelle touche tout ce qui vit. Combien d’enfants battus comme l’héroïne de La femme qui avait perdu son mari[2] qui, incapable de donner ce qu’elle n’a pas reçu, abandonne sa progéniture, combien d’enfants disgracieux qui, comme Davoud le bossu (L’homme qui tua son désir), endurent dès leur plus jeune âge les quolibets et finissent leur vie dans une noire solitude, combien d’animaux martyrs comme Pât, Le chien errant (Trois gouttes de sang), qui ne reçoit des humains « rien d’autre que des coups de pied, des coups de trique et des volées de cailloux, à croire qu’ils lui vouaient une haine mortelle et qu’ils trouvaient leur plaisir à le torturer. »[3] Ce qui intrigue Hedayat, c’est le mystère de la souffrance originelle. Par l’effet de quelle loi secrète faut-il que des êtres naissent difformes, disgracieux et soient condamnés dès le début à endurer les pires tribulations ? Pour Hedayat qui cite un poète, cela ne fait pas de doute, la terre est « ce lieu de misère »[4] et l’essence de la vie est tragique. Hedayat est fasciné par ce qui ressemble souvent à un acharnement incompréhensible du destin. La plupart des vies qu’il met en scène sont des vies brisées en vertu d’une logique impénétrable mais toujours malheureuse. Tout ce qui pourrait infléchir le cours du destin dans un sens heureux arrive toujours trop tard. Lorsque, à la tombée de la nuit, Davoud le bossu, ose enfin, sans peur du ridicule, prendre dans ses bras le seul être qui ait jamais posé sur lui un regard affectueux – un chien malade – il ne serre plus dans ses bras qu’un cadavre car le chien vient de mourir. Lorsque dans L’abîme Homayoun, que sa femme a quitté, va chez ses beaux-parents pour offrir une poupée à sa fille, il apprend qu’elle est morte de bronchite sans avoir cessé de l’appeler. Au moment où Manoutcher et Khojasté (Les masques) partent loin de la ville sceller leur réconciliation, leur voiture dérape, on ne retrouve que leurs corps calcinés. Pendant sept ans, Dâsh Akol (Dâsh Âkol) s’est consumé d’amour pour sa pupille sans qu’elle n’en sût rien. Ce n’est que lorsque Dâsh Akol meurt que la pupille récupère le perroquet de son tuteur et qu’elle apprend de la bouche de l’oiseau les sentiments que Dâsh Akol lui a portés : « Mardjân… Mardjân… Tu me fais mourir. A qui le dire ? »[5] De grosses larmes coulent des yeux de Mardjân mais il est trop tard. Chez Hedayat tout finit toujours mal. Lorsque dans L’impasse[6] Sharif rencontre Madjid, le fils de son ami Mohsen qui s’est jadis noyé accidentellement sous ses yeux, il reprend goût à la vie et trouve en Madjid le fils qu’il n’a pas eu. Au moment où il commence à être heureux, Madjid se noie dans le bassin de la maison. Hasard malheureux, diront certains. Tel n’est pas l’avis d’Hedayat. Après chaque noyade, Sharif se pose la même question : « C’était fatal ! Mais pourquoi ?… Pourquoi ? » Tout serait si simple si l’on pouvait balayer d’un revers de la main toute question en déclarant définitivement absurdes le monde et la vie. Mais Hedayat, lui, est persuadé qu’il existe un sens caché et c’est cet insaisissable sens qui le hante. Pourquoi certains destins sont-ils si cruels ? Pourquoi existe-t-il des êtres voués au malheur ? « Non, personne ne prend la décision de se suicider ; le suicide est en certains hommes ; il est dans leur nature, ils ne peuvent pas y échapper »[7] déclare le héros d’Enterré vivant. Mais pourquoi certains êtres portent-ils ainsi le suicide en eux comme d’autres le fardeau du malheur, c’est cette question lancinante qui n’en finit pas de retentir à travers l’œuvre d’Hedayat et qui explique peut-être sa fascination pour le bouddhisme, lequel à travers le karma tente d’introduire une causalité dans ce qui sinon apparaît comme une injustice monstrueuse et intolérable. Pourtant, jamais Hedayat ne fait référence à quelque vie antérieure et son suicide lui-même tendrait à suggérer que même le bouddhisme n’a pas su lui apporter la paix de l’âme.

 

Au-delà de ce mystérieux tragique du destin, il est une autre tragédie qui préside aux relations humaines, l’impénétrable mystère de l’Autre, nuit du monde. Ce n’est pas un fossé qui nous sépare des autres, c’est un abîme, d’où des erreurs parfois funestes. Dans Le miroir brisé, Hedayat met en scène un jeune Iranien à Paris, Jamchid, dont la voisine Odette est tombée amoureuse. A aucun instant Jamchid ne mesure la profondeur de l’attachement que lui porte sa voisine. Ils se séparent à la foire de Neuilly après une querelle futile. Jamchid s’est énervé parce qu’Odette s’arrêtait devant tous les bateleurs. Quand Odette rentre à l’appartement, il lui jette par la fenêtre ses clés et son sac. Puis il part pour l’Angleterre sans prendre la peine de se réconcilier. A Londres, il reçoit une lettre dans laquelle Odette annonce son intention de se noyer. Quand il rentre à Paris, la fenêtre de la chambre d’Odette est fermée. Sur la porte un écriteau : A louer. Odette s’est suicidée et la fin tragique illustre bien l’incapacité à comprendre l’autre, sa psychologie, à entrer dans son monde, ici celui d’un amour absolu. Le suicide est, du reste, chez Hedayat souvent le révélateur de cette part dramatiquement insondable d’autrui. Il est aussi le signe que la souffrance passe souvent inaperçue, se porte en secret et n’est peut-être tout simplement pas partageable. Dans L’abîme, Hedayat montre ainsi le désarroi d’Homayoun après la mort de son ami Bahram qui s’est tiré une balle dans la tête sans rien lui dire. Ce n’est que trop tard qu’il se souvient l’avoir vu parfois se prendre la tête entre les mains mais il n’a pas su alors interpréter ce geste. Dans toute la nouvelle, Homayoun va aller de méprise en méprise qui illustrent chacune l’incapacité à voir clair en l’autre, quand bien même cet autre serait votre meilleur ami.

L’abîme qui sépare les êtres et les aliène n’est pas le seul élément qui rende les relations humaines désespérantes. Lorsqu’ils ne passent pas leur vie à se méprendre les uns sur les autres, les êtres ne font que s’entredéchirer. Hedayat dresse le portait d’une humanité malade qui traîne avec elle ses névroses et qui ne peut s’empêcher d’être soit le bourreau soit la victime. Cette infirmité morale est le pendant des infirmités physiques. Les êtres sont des êtres boiteux, gouvernés par un inconscient destructeur. Ignorants pour la plupart des pulsions qui les gouvernent, ils appellent « fatalité » le malheur dont ils sont pourtant les artisans involontaires. Aveugles, ils répètent indéfiniment les mêmes erreurs comme Ahmad qui dans La griffe étrangle, un soir où il a bu, sa sœur, tout comme leur père avait étranglé leur mère quelques années auparavant. Mais c’est surtout dans La femme qui avait perdu son mari (Trois gouttes de sang) qu’Hedayat livre à travers le couple infernal du sadisme et du masochisme le portrait cru de ces pulsions destructrices qui, tant qu’elles demeurent inconscientes, ne font que nourrir le cycle ininterrompu des souffrances. La nouvelle est d’autant plus remarquable que la littérature persane, fort pudique, ne s’aventure jamais sur le terrain des « perversions ». Pourtant Hedayat, lecteur des maîtres de la nouvelle psychologique de Maupassant à Tchékhov, n’a pas craint de faire le tableau d’une paysanne masochiste qui traverse une partie de l’Iran pour retrouver son mari dont les coups de fouet lui manquent. Avec une grande pénétration psychologique, l’écrivain montre comment dès l’enfance se mettent en place les ressorts du masochisme et sur quel terreau fleurit l’amour des coups. Le lecteur apprend ainsi ce qui a constitué le fond de culpabilité propice à l’épanouissement du masochisme chez le personnage de Zarrine Kolâh :

 

 « Son père était mort avant sa naissance : sa mère lui reprochait toujours d’avoir pris la place de l’homme et d’être pour les siens la source de tous les malheurs. Et puis elle ne lui pardonnait pas d’avoir eu, juste après l’avoir mise au monde, une attaque de malaria qui l’avait tenue au lit pendant deux mois. »[8]

 

Dès la naissance, l’étau de la culpabilité se met en place, qui appellera bientôt les châtiments comme la juste rétribution de la faute originelle. L’héroïne va donc passer presque sans transition d’une mère brutale à un mari violent après une brève lune de miel. Hedayat suggère avec subtilité le pouvoir de l’inconscient qui oriente tragiquement le choix de l’objet amoureux :

 

« Elle aimait surtout l’odeur de son corps, cette odeur d’écurie ; elle aimait ses mouvements brusques ; mais plus que tout les coups qu’il lui donnait. Pouvait-on en fin de compte trouver un meilleur mari ? »[9]

 

  Lorsque son mari, Gol Bebou, quitte le domicile conjugal pendant plus d’un mois, elle mesure l’attachement en forme de dévotion et d’asservissement qu’elle a développé à son égard et elle décide de se mettre en route pour le retrouver, emmenant avec elle le fils né de leur union. Lorsqu’elle arrive dans le village dont est natif Gol Bebou après avoir dépensé toute sa fortune, son mari la renie. Entre-temps, il a refait sa vie avec une autre femme qu’il frappe à son tour. Désespérée, elle abandonne leur fils devant une porte :

 

« Elle s’en débarrassait comme Gol Bebou l’avait rejetée, comme sa mère l’avait chassée. C’était l’amour maternel tel qu’elle l’avait appris. »[10]

 

En chemin, elle croise un homme qui conduit deux ânes. Elle l’arrête, lui demande de l’emmener. En l’entendant fredonner la même chanson que chantait Gol Bebou et en le voyant frapper ses bêtes, elle se surprend à nouveau à rêver de la douceur des coups :

 

« Elle se disait que peut-être cet homme aussi donnait des coups de fouet, que lui aussi peut-être sentait l’âne et l’écurie. »[11]

 

Et soudain l’espoir de la souffrance renaît… Triste humanité que cette humanité malade qui ne fait que recevoir ou infliger des coups. Toute libération semble illusoire puisque la pulsion est plus forte que la raison. Chacun passe son temps à répéter tragiquement les mêmes erreurs. Zarrine Kolâh abandonne son enfant avec la même cruauté que sa mère employait à la persécuter et des êtres privés d’amour infligent ainsi des vies sans amour. C’est ainsi que le monde de Sadeq Hedayat est un théâtre de la cruauté. Les faibles et les estropiés sont les révélateurs de cette violence, ainsi le chien errant de la nouvelle du même nom ou Davoud le bossu qui, enfant, endure les quolibets de ses condisciples et plus tard les sarcasmes de la femme qu’il a demandée en mariage. Dans de multiples nouvelles, Hedayat suggère les souffrances subies derrière les souffrances infligées. Dans La sœur aînée, Abdji Khnanoum est une jeune fille cruelle au visage ingrat qui tyrannise toute la maisonnée sous ses imprécations religieuses fanatiques mais le despote est en fait une victime :

 

 « Depuis son plus jeune âge, Abdji avait été battue et querellée par sa mère, mais celle-ci en public, devant les voisins, faisait mine de s’inquiéter pour elle. « Cette malheureuse, disait-elle en levant les yeux au ciel, qu’allons nous en faire, hein ? Qui voudra d’une fille aussi laide ? J’ai bien peur qu’elle ne nous reste sur les bras. Une fille qui n’a ni dot ni beauté ni esprit, quel misérable irait l’épouser ? »[12]

 

C’est ainsi que soudain Abdji, d’abord présentée comme « grondeuse, tracassière et peu sociable »[13], finit par susciter la pitié.

 

A la lecture de ces horreurs, on comprend mieux qu’un certain nombre de personnages d’Hedayat, conscients de la cruauté des êtres, finissent par développer une forme de pessimisme affectif ou de défiance à l’égard du sentiment. Le héros de Katia (L’homme qui tua son désir), un ingénieur autrichien en captivité en Sibérie, explique ainsi qu’il ne fait jamais le premier pas car il a le sentiment que ce n’est pas pour lui que la femme consent mais « pour de l’argent, pour bavarder ou pour toute autre raison dans laquelle il n’entre pour rien. »[14]. C’est ce même pessimisme affectif qui fait que nombre de personnages préfèrent la compagnie des animaux à celle des humains comme Schopenhauer préférait son caniche à ses congénères. De même, Davoud le bossu (L’homme qui tua son désir) ne croise-t-il de la bienveillance que dans le regard d’un chien agonisant car la souffrance reconnaît la souffrance. Pour sa part, Sharif (ibid.) qui souffre de sa laideur préfère au commerce du « monde hypocrite des humains »[15] une perdrix apprivoisée et un chien. La nouvelle Derrière le rideau (L’abîme) pousse jusque dans ses extrémités pathologiques ce pessimisme affectif à travers le personnage de Mehrdâd, un lycéen iranien du Havre qui s’amourache d’un mannequin installé dans une vitrine plutôt que d’épouser sa fiancée Derakhshandé. Tout lui paraît tellement plus rassurant chez une poupée. Plus besoin de sacrifier à tous ces rituels stupides exigés par les femmes, « la danse, la conversation, la galanterie, courir par ci par là, porter des vêtements élégants, les flatter. »[16] Dans le mannequin, Mehrdâd a trouvé la femme parfaite, qui ne vieillira pas, ne lui cherchera jamais querelle, ne tombera pas enceinte. Il lui suffit de boire un peu, alors il se lève, s’approche d’elle et caresse ses cheveux et ses seins.

Inversement, les personnages qui surmontent leur misanthropie pour s’abandonner au vertige de l’amour font des expériences cuisantes, ainsi Khodâdâd le protagoniste de la nouvelle Laleh (L’homme qui tua son désir). Ce solitaire qui vit depuis des années, seul dans la montagne, et survit en cultivant son petit lopin de terre recueille une nuit une jeune tzigane en pleurs. Il prend soin d’elle pendant quatre ans et la baptise Laleh. Peu à peu, l’amour se substitue à la tendresse paternelle, même si cet homme de soixante ans rougit de s’être attaché à une gamine. Un jour où il se rend en ville pour faire un cadeau à sa protégée, la jeune fille disparaît. Fou de douleur, il la cherche dans la montagne et finit par la retrouver dans un campement tzigane… au bras d’un garçon. Radieuse. Elle est partie retrouver les siens, abandonnant sans états d’âme son bienfaiteur. Ce dernier « reprit en chancelant le chemin par où il était venu. Il rentra dans sa cabane, ferma la porte, et nul ne le revit jamais ». La leçon est claire : tout attachement est une source potentielle de souffrance, la solitude est le meilleur rempart ; en sortir, c’est s’exposer à la blessure, à des joies, certes, mais aussi au risque de perdre l’être aimé et de ne pas s’en remettre. Nombres d’histoires d’amour sont ainsi chez Hedayat des histoires tragiques qui mènent parfois jusqu’au suicide comme lorsque Bahram, secrètement amoureux de la femme de son meilleur ami, préfère se donner la mort plutôt que trahir son ami (L’abîme). Quand l’amour ne conduit pas à la mort, sa perte peut conduire à une grave dépression, ainsi dans Les nuits de Varâmine (Trois gouttes de sang) où Fereydoun sombre dans la neurasthénie et doit être soigné à Téhéran après la mort de Farenguis. Il finira par sombrer dans la folie.

Seule l’amitié échappe au pessimisme affectif d’Hedayat qui met en scène de belles amitiés masculines. Est-ce la raison pour laquelle on a parfois soupçonné l’écrivain, sans preuve aucune, d’être homosexuel[17] ? Toujours est-il que dans son oeuvre les amitiés masculines fortes tranchent avec le bruit et la fureur des relations amoureuses. Il y a dans l’amitié l’acceptation de l’autre tel qu’il est et non tel qu’il est fantasmé. C’est ainsi que dans L’impasse  Sharif, au physique disgracieux, trouve en Mohsen un ami de cœur indifférent à sa laideur. Mais il suffit qu’une femme s’interpose et c’en est fini des sentiments les plus nobles. Dans Katia, le héros perd ainsi son seul ami, Aref, car ils se disputent la même femme. Il convient toutefois de retenir que dans une œuvre des plus sombre l’amitié virile apparaît comme l’unique rayon de soleil.

 

A l’image du pessimisme affectif envisagé comme une stratégie pour éviter la souffrance du cœur, c’est toute l’œuvre d’Hedayat qui, au fond, est une quête de sagesse destinée à rendre la vie supportable. C’est là encore que l’œuvre littéraire rejoint le bouddhisme dans cette recherche d’une libération de la souffrance. Cette quête est particulièrement sensible dans deux nouvelles qui ont pour titre La chambre noire (L’abîme) et L’homme qui tua son désir (recueil du même nom).

Le héros de La chambre noire est un misanthrope mélancolique qui a bien essayé de se plier aux règles de la société mais s’est senti comme un mauvais comédien. Incapable d’accomplir tous les gestes futiles que requiert la vie, il n’a pas le courage de s’habiller ni de manger. Les occupations des hommes sont pour lui des corvées. Comme le Des Esseintes de Huysmans, il a donc décidé de vivre en reclus. Il s’est résolu à s’enfermer dans une chambre sans fenêtre, tendue de velours rouge et éclairée par un abat-jour rouge pour « s’engloutir dans un trou comme les bêtes en hiver »[18], « se plonger dans sa propre obscurité et se développer en soi-même »[19]. Il ne se nourrit plus que de lait. Pour lui, seule la solitude permet de se trouver tandis que le commerce des hommes détourne de l’essentiel. Si vu de l’extérieur, il donne l’impression d’être lâche et de fuir, en réalité ce sont les autres qui sont lâches et qui fuient. Lui a le courage d’affronter la part obscure de l’être, la peur et notamment la peur de la mort. Ici le sage est celui qui fuit la vanité du monde, qui se réfugie à l’écart de son tapage, qui n’a pas peur du néant ni de la mort. Le non-agir apparaît comme un moyen de limiter la souffrance.

Dans L’homme qui tua son désir, la quête est plus complexe car le héros est tiraillé entre les différents chemins qui se présentent chacun comme la voie de la sagesse. Le protagoniste, Mirza Hoseyn-Ali, est un professeur de persan et d’histoire qui depuis l’enfance est fasciné par la littérature, la philosophie et la poésie soufie. Son maître lui a prédit la capacité d’imiter les plus grands mystiques et d’atteindre des sommets. A l’âge adulte, il décide donc de vivre en célibataire, reclus, dans l’ascèse, uniquement occupé à dévorer des ouvrages de mystique, de philosophie ancienne et de soufisme. Mirza Hoseyn Ali qui sait que la sagesse requiert un guide se place sous l’autorité du Sheikh Abolfazl, un professeur d’arabe qui prétend être resté plusieurs années en extase. Ce dernier lui conseille de « tuer son désir »[20] : « il fallait par l’ascèse dominer sa concupiscence. »[21]

Pourtant, au fil de ses lectures, Mirza Hoseyn-Ali est troublé lorsqu’il lit chez d’autres esprits avisés que la sagesse consiste à profiter du bonheur qui passe. Il est soudain tiraillé entre la puissance d’attraction du renoncement et les séductions de l’existence qu’il rencontre aussi bien chez un Hafez que chez Omar Khayam. Malgré tout, il décide de lutter et accentue encore son ascèse. Un jour, où il se rend chez Sheikh Abolfazl pour lui demander ses lumières, devant la maison de ce dernier il trouve un homme en proie à la colère qui accuse le cheikh d’avoir déshonoré et exploité sa fille. Le doute s’insinue alors dans l’esprit de Mirza Hoseyn-Ali. Et si Sheikh Abolfazl racontait des choses auxquelles il ne croyait pas lui-même ? Lorsqu’il surprend l’ « ascète » poursuivant un chat qui lui a volé un perdreau rôti, il n’a plus de doutes sur les simulacres du cheikh et sa prétendue ascèse.

Soudain toutes les mortifications auxquelles s’est livré Mirza Hoseyn-Ali lui semblent vaines. Il a le sentiment d’avoir gâché sa vie et sa jeunesse « sans oie, sans bonheur, sans amour, dans le dégoût de soi et des autres[22]. » Déçu, il décide de s’abandonner aux séductions de l’existence. Il met les pieds dans un café et s’enivre avec « une femme fardée, défraîchie et usée »[23] pour « fouler aux pieds tout ce pour quoi il avait tant souffert. »[24] Quelques jours après, Mirza Hoseyn-Ali se suicide. Il a expérimenté successivement l’inaptitude de tous les systèmes à faire le bonheur de l’homme car aucun chemin ne mène à la plénitude et les plaisirs sont aussi décevants que l’ascèse. En cela, on a raison de ranger Hedayat parmi les écrivains « pessimistes » ou « désespérés ».

 

A rebours de l’âme orientale qui considère la vie comme un enrichissement successif et une progression vers la sagesse, privilège de l’âge, Hedayat envisage l’existence comme une suite de déchéances physiques et morales et une longue liste d’illusions perdues. Cela est particulièrement sensible dans la nouvelle L’impasse (L’homme qui tua son désir) dans laquelle, après vingt-deux ans de pérégrinations, un fonctionnaire revient dans sa ville natale dont il dresse un tableau aussi désenchanté que le portrait qu’il fait de lui-même. Les hommes ont pris du ventre, les femmes se sont ridées. Encore a-t-il l’impression qu’ils ont « vécu » tandis que la vie l’a laissé les mains vides, hormis « le souvenir de plusieurs échecs, d’une ou deux humiliations et de ses efforts inutiles. »[25] Comme toujours chez Hedayat, l’inventaire d’une vie est le bilan d’un naufrage. Pour Sharif, le héros – digne en cela de Beckett – vivre se résume à « traîner sa carcasse d’un trou à l’autre. »[26] Les seules consolations qui restent sont la bouteille d’arak, la pipe à opium et la ressource de se lever le plus tard possible, « simplement pour avancer la matinée »[27]. Si le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt, Sharif le leur abandonne volontiers. Et Sharif n’est sans doute pas très éloigné d’Hedayat si l’on en croit ce portrait de l’écrivain : « On le prétendit consommateur gourmet d’alcool et de drogues, ce qui paraît indéniable. L’ensemble ne lui fit pas une bonne réputation en Iran. »[28] Mais après tout, qu’importe la réputation ?

Selon Sharif, le héros dont l’ami Mohsen s’est noyé, avant que le fils de Mohsen ne se noie à son tour, il convient de ne pas procréer, de ne pas se reproduire pour ne pas léguer le fardeau. C’est l’unique moyen de briser le cycle infernal de la mort et de la renaissance. Sharif s’était réjoui un temps d’avoir trouvé dans le fils de Mohsen l’enfant qu’il n’avait pas eu mais lorsque ce dernier meurt tragiquement en vertu d’une fatalité aussi inexorable qu’impénétrable, Sharif se réjouit de n’avoir infligé à personne le fardeau de la vie car comme le dit Cioran, procréer, c’est aimer le fléau et l’entretenir. Au contraire, c’est avec bonheur que Sharif considère la perspective de son extinction prochaine car sa misère ne se prolongera pas à travers un autre : « il ressentit une joie profonde à l’idée qu’il allait s’anéantir complètement. Les aiguilles de la montre comptaient les minutes qui le rapprochaient du néant. »[29] Et si, au fond, la sagesse dans la vie consistait à refuser la vie ? C’est ce que semble suggérer Hedayat à travers son propre suicide et les personnages de suicidaires qui peuplent son œuvre. Et ils sont plus nombreux qu’il n’y paraît car certaines vies ne sont, en fait, que des suicides déguisés, ainsi l’existence du protagoniste de La chambre noire, qui se réfugie dans sa chambre sans fenêtres tendue de rouge. L’ambiguïté de sa démarche n’échappe pas à son visiteur : « L’état que vous recherchez est celui du fœtus dans le ventre de sa mère. Sans effort, sans conflit, sans louange, il s’est replié sur lui-même entre les parois rouges et molles […] Peut-être est-ce une sorte de mort volontaire. »[30] Lorsque, au petit matin, le visiteur trouve le héros mort dans sa chambre rouge aux allures d’utérus, il l’envie presque : « Après tout, peut-être cet homme était-il un bienheureux. Peut-être avait-il voulu garder ce bonheur pour lui toujours, et cette chambre même avait été sa chambre idéale »[31].

Voilà ce que la bourgeoisie bien-pensante iranienne reprochait à l’écrivain, tout comme le parti communiste qui l’accusait d’être « un pessimiste aristocratique »[32]. Hedayat n’aimait pas suffisamment la vie, lui qui disait de lui-même : « il y en a qui commencent leur agonie à vingt ans » et qui demandait avec insolence : « Vous qui croyez vivre réellement, qu’avez-vous comme preuves solides ? »[33] Ce dont on lui faisait grief, c’était de représenter la mort sous un jour trop radieux. Et il faut bien avouer que les griefs n’étaient pas sans fondement. Chez Hedayat, la mort consentie est débarrassée de son cortège d’images horrifiques. C’est le repos du guerrier après la bataille, la délivrance, l’apaisement. Il n’est qu’à lire le passage de La sœur aînée dans lequel on découvre dans le réservoir d’eau de la maison le corps d’Abdji qui a choisi de se noyer. Par suite de sa disgrâce physique et de la préférence de ses parents pour sa sœur cadette, toute sa vie n’a été qu’une suite d’humiliations et de mauvais traitements. Torturée par la jalousie, elle est devenue méchante, ne sachant plus comment faire souffrir son entourage pour se venger de ses affronts. Dans la mort, en revanche, elle a trouvé le repos :

 

« Le corps de la jeune femme flottait à la surface de l’eau. Ses mèches noires s’étaient enroulées autour de son cou comme un serpent, sa robe vert-de-gris était plaquée sur sa peau. Son visage portait une expression de sérénité majestueuse : comme si elle avait atteint un lieu où n’existe ni beauté ni laideur, ni noce ni deuil, ni rire ni pleurs, ni joie ni tristesse. Elle était au paradis. »[34]

 

Comment dire après cela qu’Hedayat n’a pas glorifié la mort ? Manifestement, pour lui elle était une amie. Sa possibilité en faisait une consolation dans une existence qui en était avare. Rien à voir en cela avec les prétendues consolations de la religion car s’il y a bien un opium auquel Hedayat n’a pas goûté, c’est celui de la foi.

 

Pour Hedayat, les religieux profitent sans vergogne du désarroi d’une humanité en quête de sens, pareils à des vautours qui guettent un moment de faiblesse pour fondre sur leur proie. Ce ne sont pour la plupart que des Tartuffe ou des êtres vils aux motivations inavouables comme ces « têtes de chou »[35] enturbannées qui, se voyant privées de la possibilité de mettre la main sur les biens d’un défunt, excitent contre l’exécuteur testamentaire les voyous du faubourg (Dâsh Âkol). Sadeq Hedayat ne s’en prend pas seulement aux imams et aux mollahs mais à tous les poseurs, les faiseurs de simagrées et parangons de piété.

Dans La griffe ((L’homme qui tua son désir), les enfants soupçonnent leur père, « bonimenteur à la mosquée », d’avoir étranglé leur mère. Hedayat fait un portrait incisif de cet homme qui, avec ses ruses, exploite la crédulité humaine et se soumet les foules. Il est épinglé comme un bateleur qui « rassemblait les oisifs autour de lui et leur expliquait […] les différents problèmes de morale et de droit religieux. Il possédait à la perfection tous les trucs du métier. A l’heure de vendre ses formules de bénédiction, il offrait ainsi en spectacle un scorpion noir qu’il avait apprivoisé et dont il avait neutralisé le venin. »[36] Les croyants ne sont donc rien d’autre que des dupes.

Tout aussi féroce est le regard porté dans L’homme qui tua son désir sur le Sheikh Abolfazl, « un homme prétentieux qui ne cessait de mentionner ses exploits ascétiques »[37]. Aux yeux du narrateur, le personnage est insupportable : « c’était un de ces religieux vaniteux et comédiens qui accablent le monde de leur science »[38]. Hedayat se fait donc un plaisir d’en démasquer la duplicité à l’occasion d’une visite que le héros lui rend à l’improviste. Atterré, ce dernier découvre le professeur d’ascétisme faisant bonne chère. Sa désillusion dévastatrice contribuera à le pousser au suicide lorsqu’il verra ses certitudes se dérober sous ses pieds.

Dans La sœur aînée (Trois gouttes de sang), Hedayat lève une fois encore le voile sur les dessous inavouables d’une religiosité qui s’offre en spectacle. Envie, rancune, sadisme, tels sont les ressorts de la ferveur d’Abdji, la jeune fille au physique ingrat qui se venge de son complexe d’infériorité en tyrannisant son entourage à force de menaces et de malédictions. Que ceux que la nature a gâtés et rendus orgueilleux tremblent ; ils périront dans la géhenne, s’évertue-t-elle à leur faire savoir :

 

« Le soir quand ils étaient tous réunis, elle décochait des piques à sa sœur ou se mettait à la prêcher au sujet de la prière, du jeûne, de la pureté rituelle ou des « points litigieux ».

« Celle qui ne se voile pas bien la figure, proclamait-elle, sera en enfer pendue par les cheveux… Celle qui médit d’autrui aura la tête grosse comme une montagne et le cou fin comme un cheveu… Il y a dans l’enfer des serpents plus terribles que des dragons… » Et autres gentillesses du même acabit. »[39]

 

On ne peut s’empêcher de songer ici à Nietzsche pour qui Dieu est l’invention par laquelle les faibles cherchent à tenir les forts en respect et l’enfer la ruse qu’ils ont trouvée pour faire trembler ces derniers si jamais l’idée leur venait de faire usage de leur supériorité naturelle.

  Une autre attaque en règle contre la religiosité ostentatoire nous est fournie par la nouvelle La quête d’absolution[40] à l’ironie dévastatrice. Dans cette nouvelle, Hedayat fait un portrait au vitriol d’un pèlerinage chiite. Il commence par étriller sans ménagement les marchands du temple qui assaillent et escroquent le pèlerin :

 

« Des Arabes coiffés du fez arboraient des mines où l’idiotie le disputait à la roublardise ; plus loin, de louches individus aux allures d’escrocs, la tête enturbannée, la barbe et les ongles passés au henné, le crâne rasé, égrenaient des chapelets et se promenaient en sandales, vêtus en tout et pour tout de caleçons longs et de surtouts. […] Tout ce monde essayait par différents moyens de s’attirer l’attention d’éventuels clients : l’un récitait des élégies, un autre se frappait la poitrine en signe de mortification, un troisième vendait des sceaux à prières, des chapelets et des linceuls bénits, un quatrième se prétendait exorciste, un cinquième écrivait des prières, d’autres offraient à louer leur maison. »[41]

 

Durant le pèlerinage, Aziz Agha, une des participantes, se perd dans la foule. On la retrouve près d’un tombeau en train d’implorer bruyamment le pardon du prophète. En fait, ne pouvant avoir d’enfants, elle a procuré une seconde épouse à son mari afin qu’il puisse procréer mais, contre toute attente, le mari s’est entiché de la seconde épouse et de son rejeton. Aziz Agha a donc supprimé l’enfant en lui plantant son épingle à fichu dans la fontanelle. Comble de la monstruosité, lors de la mort de l’enfant, ce fut pour elle « comme si l’on avait versé de l’eau fraîche sur son cœur en flammes »[42]. Par malchance, la seconde épouse retombe enceinte. Aziz Agha répète son forfait avec son épingle à fichu. A la naissance du troisième enfant, elle finit par se dire qu’il vaut mieux supprimer la mère. Elle l’empoisonne.

La confession d’Aziz Agha délie les langues des autres pèlerins et il s’avère soudain que ces hommes et ces femmes si pieux sont tous là pour se faire pardonner les pires monstruosités, comme ce cocher qui a occis l’un de ses passagers pour le voler. Le pèlerinage est ainsi le lieu de rendez-vous de la plus basse crapule réunie pour obtenir l’absolution de ses ignominies.

Pendant ce temps, les religieux empochent de l’argent pour blanchir des fortunes impures et Hedayat de dénoncer à la manière d’un Luther le trafic des indulgences dans l’islam. Sur les mille cinq cents tomans volés par le cocher, l’imam en prélève cinq cents « en assurant que cette fois la fortune était devenue parfaitement licite. »[43] Les pécheurs, eux, rient de bon cœur en s’apercevant que la monstruosité des uns surpasse encore celle des autres. Mais malgré les abominations commises, aucun ne tremble car « le pèlerin, dès l’instant où il fait son vœu et se met en route, même si ses péchés sont aussi nombreux que les feuilles d’un arbre, devient pur et satisfait. »[44] Pourquoi dès lors se priver ?

 

Même si le ton de cette nouvelle est particulièrement sarcastique, c’est peut-être dans La légende de la création[45] qu’Hedayat pousse le plus loin l’insolence dans l’irréligiosité. Dans cette « satire pour marionnettes en trois tableaux », Hedayat, irrévérencieux, réécrit la Genèse de façon à expliquer les ratés de la création. On comprend mieux le désordre du monde en voyant apparaître L’Eternel, « vieillard décrépit, longue barbe, cheveux blancs, grosses lunettes, large tunique cousue de pierreries »[46]. Sa silhouette suscitant davantage le sourire que le respect, c’est l’anarchie dans les cieux. Tout le monde tient tête à l’Eternel, aussi bien Milord Satan que le Mollah Azraël qui invoque la fatigue pour ne pas exécuter les ordres de son maître. Signe de l’impuissance de l’Eternel : son paradis se craquèle de partout. Le bassin de la fontaine des Bienheureux est fissuré et il y a des infiltrations dans la voûte du Palais d’Emeraude. Le désordre est dans tous les rangs : les éphèbes flirtent avec les houris.

Hedayat ne recule devant aucune hardiesse en faisant de Dieu un vieillard qui mange salement sa bouillie et à qui il faut apporter un bavoir. Dans sa version de la Genèse, la création d’Adam est « une bonne farce »[47] dont l’Eternel se promet beaucoup d’amusement. S’il commence par créer les animaux, c’est pour « se faire la main »[48]. Toujours aussi irrespectueux envers la création, Hedayat dépeint ainsi Adam, tout juste façonné dans la glaise : « physionomie à faire peur, yeux écarquillés, il se donne des coups de poing sur la tête, s’arrache les cheveux à pleines poignées et crie en pointant son doigt vers son ventre : J’ai faim, j’ai faim ! »[49] Maman Eve n’est pas plus à son avantage, « taille courte, cheveux jusqu’à terre, grosse tête, joues rouges, large bouche, seins et croupe rebondis ; elle se tient immobile, bouche bée. »[50]

  Père Adam et Maman Eve ne tardent pas à s’apercevoir que la terre est inhospitalière, remplie d’animaux féroces et qu’il faut lutter pour conquérir sa pitance. Ils reprochent donc à Dieu sa création : « Nous voulons redevenir terre glaise. Nous n’avons pas demandé à être créés. Il a voulu faire le malin ; eh bien, maintenant, tant pis pour lui, qu’il s’occupe de nous ! »[51]

Comme plus tard Cioran, Hedayat fait ici le procès du « mauvais démiurge » mais à l’imprécation, il préfère l’humour dévastateur. L’ange Gabriel Pacha confie ainsi que Dieu regrette d’avoir modelé ses créatures : « Figure-toi qu’il les a fabriqués pour le plaisir de les regarder en mangeant de la bouillie de riz au lait. »[52]

Hedayat rejoint ici Baudelaire imaginant un Dieu sadique luttant contre l’ennui en se repaissant des tourments de ses créatures. Dans la Genèse selon Hedayat, Adam et Eve sont si mécontents de leur sort qu’ils se refusent à procréer : « En voilà encore d’une combine ! Ce n’était pas assez qu’il nous mette sur la Terre, il veut qu’il y ait encore d’autres malheureux ! Mais qu’est-ce que nous avons fait pour mériter ça ! »[53]

 Poussant la provocation à son comble, Hedayat met en scène Adam et Eve se félicitant d’avoir été chassés du paradis où ils s’ennuyaient mortellement. Avec un hédonisme qui surprend, Adam dans le tableau final pose ses lèvres sur celles d’Eve et lui promet avec malice de lui expliquer le sens de la vie : « Prendre ensemble du bon temps ».[54]

Si l’irréligiosité des Lumières et l’anticléricalisme nous ont, en France, habitués à toutes les hardiesses, il ne faut pas perdre de vue le courage suicidaire qu’il fallait à Hedayat pour faire de l’Eternel un Père Ubu délirant. Ce n’est peut-être pas un hasard si ce texte, publié en persan par Adrien Maisonneuve à Paris en 1946, est à ce jour inédit en Iran. On imagine aisément la fatwa qui risquerait de le classer dans le voisinage des Versets sataniques d’un Salman Rushdie. Du reste, en 2005, les deux romans d’Hedayat, La chouette aveugle et Hadji Agha, ont été interdits au 18ème Salon International du Livre de Téhéran tandis qu’en 2006 c’était la reproduction non censurée des œuvres d’Hedayat qui n’était plus autorisée. On signale, du reste, qu’en France, par crainte de représailles des islamistes, certaines librairies et bibliothèques n’osent plus proposer l’intégralité des œuvres de l’écrivain[55].

Voilà qui conduit à s’interroger sur la place d’Hedayat à l’intérieur du paysage de la littérature iranienne. Ali Erfan, l’écrivain emprisonné sous le shah, en France depuis 1981, souligne l’apport de l’écrivain et le courage de l’homme : « Avant [Sadeq Hedayat] la prose n’existait pas, la littérature persane n’était que de la poésie. Hedayat a compris que notre malheur était l’intégrisme avant l’intégrisme. L’Iran a toujours été intégriste. Les poètes savaient que s’ils dépassaient la limite, ils seraient tués. »[56] Et pourtant Hedayat n’a pas reculé… A son tour, Roland Jaccard souligne le pionnier qu’Hedayat fut en Iran : « Premier suicidé de la littérature persane, Sadeq Hedayat est aussi le premier écrivain iranien à rompre avec la tradition savante, à critiquer toute forme de despotisme, politique ou religieux, à déclarer ouvertement que l’homme est un ange déchu, qu’il n’y a plus de ciel, que l’enfer est ici-bas. »[57] En cela, Hedayat mérite bien le titre de nihiliste oriental et, pour son courage, l’admiration de la postérité.

 

 

 



[1] Alin Erfan cité par Mathieu Lindon, « Les démons d’Hedayat », Libération, 3 octobre 1996.

[2] Recueil : Trois gouttes de sang

[3] Le chien errant in : Trois gouttes de sang, Paris, Presses Pocket, 1988, p. 29.

[4] L’intermédiaire, ibid. p. 147

[5] Dâsh Akol in Trois gouttes de sang, p. 136.

[6] Recueil : L’homme qui tua son désir.

[7] Cité par Mathieu Lindon, « Les démons d’Hedayat », Libération, 3 octobre 1996.

[8] La femme qui avait perdu son mari (Trois gouttes de sang) p. 87.

[9] Ibid. p. 95

[10] ibid. p. 104.

[11] Ibid.

[12] La sœur aînée (Trois gouttes de sang) p. 115

[13] ibid. p. 114

[14] Katia (L’homme qui tua son désir), p. 137.

[15] L’impasse, ibid. p. 207.

[16] Derrière le rideau in : L’abîme, p. 63.

[17] Cité par Mathieu Lindon, « Les démons d’Hedayat », Libération, 3 octobre 1996.

[18] La chambre noire in : L’abîme, p. 38.

[19] Ibid.

[20] L’homme qui tua son désir, p. 33

[21] ibid.

[22] ibid. p. 43

[23] ibid. p. 45

[24] ibid.

[25] L’impasse (L’homme qui tua son désir)

[26] ibid. p. 205

[27] ibid. p. 204.

[28] Mathieu Lindon, « Les démons d’Hedayat », Libération, 3 octobre 1996.

[29] L’impasse (L’homme qui tua son désir), p. 218.

[30] La chambre noire in : L’abîme, p. 45-46.

[31] Ibid. p. 47.

[32] Alin Erfan cité par Mathieu Lindon, « Les démons d’Hedayat », Libération, 3 octobre 1996.

[33] Mathieu Lindon, « Les démons d’Hedayat », Libération, 3 octobre 1996.

[34] La sœur aînée in : Trois gouttes de sang, p. 122.

[35] Dâsh Âkol in : Trois gouttes de sang, p. 127.

 

[36] La griffe in : L’homme qui tua son désir, p. 18.

[37] L’homme qui tua son désir, p. 30

[38] ibid.

[39] La sœur aînée in : Trois gouttes de sang, p. 116

[40] Recueil : Trois gouttes de sang

[41] La quête d’absolution, ibid., p. 71-72.

[42] Ibid. p. 76

[43] ibid. p. 80

[44] ibid. p. 81

[45] in : L’homme qui tua son désir, ibid.

[46] La légende de la création, ibid. p. 227.

[47] Ibid. p. 234.

[48] Ibid. p. 236

[49] ibid. p. 240

[50] ibid.

[51] ibid. p. 243

[52] ibid. p. 244

[53] ibid.

[54] ibid. p. 246

[55] “ His work is coming under increasing attack in Europe from political Islamists, and many of his novels (Haji Aqa in particular) are no longer stocked in some French bookshops and libraries.“,en.wikipedia.org/wiki/Sadeq_Hedayat

[56] Alin Erfan cité par Mathieu Lindon, « Les démons d’Hedayat », Libération, 3 octobre 1996.

[57] Roland Jaccard, « Sadeq Hedayat, douanier du désastre », Le Monde, 9 août 1991.

 

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