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 Article publié le 26 janvier 2010.

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Il ne m’arrive que rarement de relire mes livres, sauf quand je dois faire un choix de textes pour une lecture publique ou pour répondre à une question posée par un lecteur. Cette seconde occasion m’a fait parcourir Sonates. Le lecteur trouvait ce livre difficile, tant à cause de son vocabulaire que de ses images insolites, et surtout parce que le sens de certains poèmes ne lui semblait pas évident. Je lui fis observer que la plupart des poèmes qui composent l’ouvrage sont des paysages. Non des descriptions de paysages, pris sur le motif en quelque sorte, mais des images de pensée, des paysages mentaux qui sont tout aussi réels que les naturels, puisque ceux-ci n’existent qu’appréhendés par un observateur à qui ils renvoient son langage, son imagerie, en un mot sa propre libido.

D’autant qu’après un certain temps, je suis moi-même devant ces textes, comme devant des paysages rencontrés au détour d’un chemin. Bien entendu, sonates contient aussi des textes plus « narratifs » d’autres plus « réflexifs » avec parfois certaines scènes humoristiques.

Le quotidien y est présent partout, mais sous l’angle de l’insolite, parfois de l’inquiétant. Evidemment, la partie autres sonates qui contient les derniers poèmes du livre, est la plus « difficile » en ce sens qu’elle est la plus méta poétique, la plus référentielle du recueil. Toutefois, si on se laisse aller du coté du rêve, on se trouve transportés sur des quais insolites ou pris dans des enquêtes linguistico-burlesques où le sens est lui-même son propre enquêteur. Une des références du livre Sonates, est Jacob Böhme le philosophe cordonnier de la renaissance qui a écrit entre autres un livre intitulé, « la signature des choses ».

Les choses nous parlent à travers le langage que nous utilisons pour les nommer, le chargeant de toute une symbolique à la fois universelle et subjective. Un poème n’est pas à comprendre mais à appréhender comme quelque chose qui s’ajoute au monde et non comme son commentaire.

Sonates contient aussi des poèmes sur des lectures : Kafka, la Bible, Dante, Virgile, ainsi que des scènes de la vie quotidienne. Mais tous ces sonnets privilégient le rythme, la sonorité, la scansion et des jeux sémantiques facilement repérables. Les références en sont quelque part secondaires.

Ce livre est en fait le plus immédiat que j’ai écrit en ce sens qu’il repose essentiellement sur des épiphanies, ces instants privilégiés où nous sommes requis par cela qui précède la pensée et qui la place en porte à faux avec son prédicat. Appréhender un poème de Sonates, c’est se placer devant les incertitudes du sens qui replacent le langage du coté des émotions qui en furent l’origine. Si nous pouvions nous tenir sur toute la surface du monde elle se réduirait à l’exiguïté de notre propriété intérieure, ce qui nous renseignerait moins sur le sens du monde, que sur notre façon de l’appréhender et sur notre petit jardinage existentiel.

Nous devrions nous questionner sur ce que signifie comprendre un texte. Il ne s’agit pas de chercher ce qu’il veut dire, mais d’en dégager une stratégie d’incursion dans le monde à travers la langue exposée au langage des choses, lequel n’est porteur d’aucun sens en particulier, mais de tous les possibles. Chercher un sens c’est chercher son dieu pour toucher ses limites, alors que c’est dans les multiples méandres des contradictions, dans les plis et replis de ses injonctions à le percevoir, que nous pouvons librement habiter le monde. La fameuse synthèse Hégélienne consistant à résoudre les contradictions n’est jamais qu’une des stratégies du pouvoir pour limiter notre champ d’investigation du réel. Mes poèmes sont des rêves éveillés, des rencontres fortuites entre les mots et les choses qui forment le fond de mon imaginaire, et sonates en expose de petits blocs comme autant de précipités au sens alchimique du terme. Je considère chacune de ces sonates comme des approches sous tous les angles possibles du visible, du lisible et du pensable, un peu à la façon d’un peintre, couche sur couche et pli sur pli. En ce sens j’ai toujours lu la Monadologie de Leibnitz comme un livre athée, une préfiguration du coup de dé Mallarméen.

Je répète que sonates est un livre aussi lisible qu’une hache de silex, une haie de jardin, un arrosoir au clair de lune, un géranium sous la pluie, et surtout moins illisible que les fausses évidences énoncées clairement à longueur de ce temps qui les conçoit si bien, lequel ne sait plus lire, dès que la pensée sort des sentiers battus, et que la langue qui la risque se pense autrement.

Je voudrais insister sur la musicalité de ces textes. La poésie est musique, l’image est musicale, elle s’impose en premier par la sonorité, le rythme, la cadence. La langue doit faire entendre ce qu’on voit, qu’on a vu, imaginé, pensé. La pensée est matérielle, elle se prononce, se vit dans le corps, se danse comme dirait Rimbaud. D’où le titre que j’ai donné à ce livre, qui je le répète, ne peut qu’être lisible, ayant été écrit sans arrière pensée, laquelle au contraire est mise en avant au fur et à mesure de sa production sur le clavier de l’être et des lettres du monde.

Contrairement à mes autres livres, celui-ci contient des poèmes écrits au jour le jour sans souci de construction. C’est un peu comme un journal. La première partie est la plus ancienne, elle formait à l’origine un recueil à part, mais les poèmes ont paru dans différentes revues un peu dans le désordre. La seconde partie et la troisième ne comportent que des sonates que j’appelle ainsi, parce que ce sont des sonnets qui n’adoptent pas la forme ancienne. Ce sont des textes très composés, très travaillés, mais qui semblent parfois improvisés comme un solo de Monk ou de Coltrane, deux de mes poètes préférés.

Le poète avant tout s’adresse à la langue. Ce qui manque parfois au lecteur avide de compréhension de ce qu’a voulu dire l’auteur, c’est une certaine simplicité. Le monde qui l’entoure, de même que sa propre vie, lui sont tout autant énigmatiques. La poésie est une tentative d’exploration de cette forêt de symboles dont parle Baudelaire dans les Fleurs du mal.

Congrès est un livre plus composé. Je dirais que Sonates est un ensemble de musique de chambre, alors que Congrès est une suite de pièces se répondant les unes aux autres pour former une sorte de cycle. Le titre est à multiples entrées de sens. Il signifie que tout se concerte, les choses, la nature, les êtres, pour faire comme on dit un monde. Il signifie comme à son origine l’acte sexuel. Dans mes livres, il ya toujours une érotisation des paysages, une exacerbation des sensations, une réponse libidinale intense aux injonctions de la nature la plus sauvage et la plus féminine, propre à libérer les mots de la langue démoralisée.

La culture (il ya beaucoup de références, avec par ci par là quelques latinismes dans Congrès) est très sollicitée, mais je dirais d’une façon ludique. Comme lorsque dans un poème où je raconte, que lisant le livre de Catulle, je suis distrait par le passage d’une fille rousse qui marche sur une allée goudronnée de frais, et que j’évoque la cadence de ses pas en citant un vers du poète latin, transformant ainsi la perturbatrice en mini-jupe de ma lecture, en Lesbia, la maîtresse chantée dans son livre.

Joie rouge est le livre des oppositions entre joie et bonheur. Il est le plus « philosophique » de mes autres ouvrages. J’ai voulu marquer le passage de ces instants fugaces où l’existence arrive à son exultation, à des instants pléniers de la vie, renvoyant cette idée du bonheur dans les fonds opiacés des sacristies. Des colères parfois devant des incuries menant aux barbaries, des attendrissements aussi qui sont armés parce que l’on voit rouge quand on voit le sang, le soleil et la mort. Ce livre est composé de soixante sonnets dialoguant entre eux. La joie est un sentiment lié à un moment et à une situation donnés, il ne peut durer mais il peut se répéter selon le change de son objet. Les moines Bouddhistes ignorent le bonheur mais exaltent la joie. L’écriture est une opération matérielle en ce sens qu’elle consiste à bâtir avec des sons, des formes, du cerveau, des constructions où circule le sens dans toutes les directions y compris jusqu’au crash. J’aime les compressions que Valérie Constantin à faites de ces blocs de mots, en accusant du coup la matérialité. On peut, du même coup lire les compressions, comme les poèmes « en cours de lecture ».

 

Voieries et autres ciels, est le plus situé, le plus « dans l’époque » de mes livres. Je suis ce qu’on appelle un vrai Parisien, y étant né, de parents parisiens depuis des lustres. Cependant j’ai plutôt un imaginaire campagnard, j’adore les prés, les champs, les forêts tout ce qu’il est convenu d’appeler abusivement « la nature ». C’est la mer qui me hante, ses falbalas Vénusiens avec leur odeur, ses récits à foison, ses toisons d’or volées, ses « en allées » vers des soleils des Hespérides, ses bateaux pirates et ses archipels. Je peux être le plus intarissable Ulysse et comme lui avoir du sel sur la langue, (qui comme on le sait est la queue des sirènes).

Néanmoins, ce livre est un livre de ville, un livre sur la ville et la mienne, Paris.

J’y poursuis mes déambulations anciennes, mes regrets d’y voir s’abîmer les belles promenades en des lèche-vitrines de singeries « modernes » et à l’encan des marches, le marché ouvert à toutes turpitudes, à toutes plus values qui dévaluent la vie. Mais si parfois on sent planer la nostalgie, c’est l’ironie qui prend le pas. Le spleen Baudelairien m’est totalement étranger, bien que Baudelaire soit évoqué souvent dans ces textes.

La lecture de Benjamin a été déterminante pour l’écriture de cet opus. Elle m’a donné le goût de ces explorations urbaines que j’avais déjà senti à la lecture du « paysan de Paris » d’Aragon, surtout que ce livre magistral évoque les buttes Chaumont, endroit que j’ai fréquenté dans ma jeunesse.

La lecture d’ « enfance berlinoise », de « sens unique » et surtout de « Paris capitale du XIX° siècle » de Walter Benjamin a réveillé certains souvenirs de ma prime enfance et plus tard, de mes premières amours adolescentes. En fait, la ville est celle de mes rêves, celle que j’ai du mal à retrouver dans ma vie diurne.

Le surréalisme, dont je n’ai pas subi consciemment l’influence, via Benjamin, a peut-être été pour quelque chose dans mon inspiration au cours de l’écriture de voieries. Ce livre est le seul dont je suis le héros nostalgique et le passant fantôme.

Il est le plus chargé d’éléments autobiographiques et où les références littéraires sentent le parfum passé des bouquinistes en même temps qu’elles confortent cette idée que notre temps présent s’aliène la mémoire de ce qui fonde en propre sa modernité.

La poésie est un travail, un faire, selon l’étymon, une action sur le monde, un « en marche » selon l’expression de Rimbaud. J’aime cette parole de Reverdy, poète dont l’influence est des plus importantes dans mon travail : La poésie n’est ni dans la vie ni dans les choses- c’est ce que vous en faites et ce que vous y ajoutez.

 

UN JEU RISQUÉ

Tentons l’analyse d’un de mes poèmes, extrait d’Élégies du parking blanc, livre non encore publié.

Je n’ignore pas l’outrecuidance d’une telle entreprise, mais c’est avant tout pour m’éclairer moi-même sur le sens de mon propre travail, que je vais me livrer à cet exercice. On s’accorde souvent sur le fait que l’auteur est le mieux placé pour cela. Encore faudrait-il définir cette place, qui n’est en aucune façon celle qui doit primer sur celle qu’occupe le lecteur, dans la mesure où celui-ci entretient avec la poésie des rapports d’intelligence.

J’écris pour savoir ce que j’ai à dire, écrivait Joyce-Carole-Oates. Rien n’est plus juste que cette affirmation d’un écrivain dont la pensée est loin d’être chaotique et nébuleuse. Je me lis pour savoir ce que signifie ce que j’ai écrit, suis-je tenté de paraphraser. La pensée n’est pas toujours contrôlée quand elle se fabrique au cours d’une conversation et encore moins quand nous monologuons, ou plutôt quand nous dialoguons avec nous-mêmes. Dans ce livre, j’ai voulu laisser la pensée suivre son cours qui souvent en dévie, se ramifie en petits affluents (vous ne pouvez pas voir le repentir, mais j’ai dû corriger ayant tapé mamifie ) et quelque fois se met en boucle, se commente elle-même, ou sort carrément de son lit pour suivre un autre cours.

Le poème que j’ai choisi est un de ceux qui m’intriguent le plus et pour lequel j’éprouve une certaine fascination. Serait-il meilleur que les autres qui composent ce recueil ? J’aurais plutôt tendance à le considérer comme plutôt moins réussi et cependant j’y reviens souvent au point de le connaître par cœur.

Voici le poème :

 *

Directement et sans se cacher des buissons aux aguets

blessure suppurant au soleil

l’enfant sa seule étoile visible au genou

la tortue de sa paume- il la suce –

et l’obséquiosité sensuelle du gazon

lui tend ses béquilles d’infirme le cirque

de la plaie rougeoie qu’il contemple exhibée

dessous le chapiteau d’un mouchoir féminin

les autres le regardent sourire efflanqué

comme l’aile elliptique de la libellule

et la poudre éternuée des lents échafaudages

de l’éducation

où les contiguïtés majordomes du nombre

touillent les remous polypeux de l’image.

 *

Quatorze vers séparés en quatre strophes, dont trois quatrains et deux tercets comme dans certains sonnets de Mallarmé.

L’ensemble fait songer à une scène champêtre où des jeux d’enfants ont eu lieu, qui se sont soldés par la blessure de l’un deux, peut-être leur souffre-douleur. Jeux de mains, jeux de vilains comme dans l’écriture.

C’est directement et sans se cacher des buissons, (buissons parmi lesquels semble-t-il, se réfugie le héros de la scène), qu’il se tient aux aguets. Il y a une ambiguïté sur qui exerce cette vigilance : des buissons ou de l’enfant ? Quoiqu’il en soit, l’enfant a été blessé. On reste indécis sur ce qui a causé cette blessure suppurant au soleil. Sont-ce les buissons dans lesquels s’est réfugié l’enfant ? Sont-ce ses petits compagnons ? Peut-être l’enfant fuyait-il des mots blessants ? Il importe peu de savoir si l’enfant se réfugie dans les buissons après avoir été blessé, ou s’il fuyait un danger en se blessant à quelques ronces. Sa blessure est sa seule étoile au sens de son destin : il fuyait ce dans quoi il se réfugiait.

Cette blessure-étoile est visible au genou, c’est celle des garnements en culottes courtes, et dont on garde trace pour la vie entière comme un horizon. La main semble vouloir apaiser la douleur, calmer le feu cuisant. C’est par la métaphore que vient le remède : la tortue de sa paume-il la suce. Peut-on être plus apaisé que par les mots qui forment une carapace, un logis rassurant, et qui cessent alors d’être blessants ? La tortue remplaçant le vocable torture agit comme un calmant. C’est au soleil que la blessure suppure, c’est-à-dire exposée à l’infection, mais aussi au regard d’Apollon qui guide le poème vers sa cohérence.

Bien sûr l’enfant est tenté par l’obséquiosité sensuelle du gazon, la blessure de son genou, infligée par ses compagnons de jeu le poursuivant, lui révèle un secret qui est celui du sexe. Ce même gazon lui tend ses béquilles d’infirme, c’est avec la nature suffisamment complaisante qu’il aura ses premiers rapports. Ne jouit-il pas sur l’instant de cette retraite dans les buissons, en contemplant la plaie de son genou : le cirque/ de la plaie rougeoie qu’il contemple exhibée. Il est à noter le féminin de l’adjectif exhibée qui rend la phrase incorrecte, puisque se rapportant à : le cirque, celui- ci devrait être accordé au masculin. J’ai longtemps hésité : devais-je corriger cette phrase ou la laisser dans son impropriété singulière ? Il me semble qu’elle est ainsi révélatrice de cette infirmité temporaire de l’enfant devant le plaisir et la jouissance, révélatrice de sa propre hésitation et de son inexpérience. Il est à noter aussi que le cirque est le dernier mot du vers qui précède la plaie rougeoie qu’il contemple exhibée. Le rejet semble lui dénier l’appartenance à la phrase, et donc supprime du même coup l’incorrection grammaticale.

Le cirque étant le lieu de l’exhibition publique de la plaie, l’enfant, dans sa contemplation masturbatoire, la soustrait à l’exhibition de tous, pour sa seule délectation. Ce n’est pas le cirque qui est exhibé à des spectateurs, en l’occurrence les compagnons de jeu de l’enfant, mais la plaie qui est regardée en privé, hors de la vue des autres. Elle est néanmoins comme la piste d’un cirque où l’on invitera plus tard des spectateurs. Écrivant spectateurs je pense partenaires.

Dessous le chapiteau d’un mouchoir féminin. Curieux vers. Il me semble exister bien avant le poème dans lequel il se trouve. Si la plaie est la piste d’un cirque il est normal qu’elle soit abritée d’un chapiteau, de même, qu’une plaie soit étanchée à l’aide d’un mouchoir, celui de la mère essuyant le genou de son enfant. Mais le caractère monumental de ce mouchoir me suggère une féminité plus diffuse. Ce bout d’étoffe accolé au vocable féminin rappelle inévitablement les dessous accolés au même vocable. On regarde dessous. Du plaisir comme de la douleur, on en fait tout un cirque dont Éros serait le monsieur Loyal.

Les autres le regardent sourire efflanqué. Et voilà le sourire, celui qui n’est pas de pure aménité, mais qui est dit efflanqué, mince, et, devine-t-on, de connivence entre les compagnons de jeu de l’enfant. On cherche à définir le sens de ce sourire. En tout cas il semblerait qu’il soit teinté d’une certaine moquerie mêlé de complicité. On verra que plus loin le poème évoque l’éducation, ce qui laisse entendre qu’un jugement moral colore ce sourire efflanqué. En outre il est comme l’aile elliptique de la libellule/ et la poudre éternuée des lents échafaudages/ de l’éducation.

Ces trois vers qui évoquent sciemment les « beau comme » de Lautréamont, dénoncent ici la rhétorique moralisante de l’éducation subie par les enfants-spectateurs, en même temps qu’ils évoquent les descriptions naturalistes et anthropomorphiques de Fabre.

Les deux derniers, suggèrent que le spectacle auquel assistent les enfants, les situe dans un espace fourmillant de significations multiples et troublantes, comme nous trouble aussi bien : les contiguïtés majordomes du nombre, qui touillent les remous polypeux de l’image. Le terme majordome, pour définir les contiguïtés de sens, laisse entendre que les images sont gérées par les mots qui touillent les possibles infinis du nombre.

Cette lecture à posteriori du poème, ne signifie nullement qu’à priori je n’étais pas conscient de ce que j’écrivais. Ce que j’avais à mettre en œuvre, c’était le spectacle entier de la pensée qui se faisait, image et sensation mêlées, en même temps que rythmes et scansions, afin d’y assister, étant tout à la fois et les protagonistes et le lieu de l’action. Ce qui suit n’est donc pas la traduction en clair de ce que j’ai écrit, ni le pré-texte qui m’a fait rédiger mon poème (Nul prétexte ne préexiste à un poème), mais le fil d’araignée qui tissait cette toile de mots et de vers.

Le sentiment d’opacité à la lecture d’un texte poétique vient souvent de ce que le lecteur refuse d’emblée de se laisser lire par lui. C’est d’une certaine façon le refus d’une réalité qui s’ajoute à celle qu’il connaît. Un poème est d’autant plus obscur qu’il se gorge de réel. Le poème que j’ai analysé plus haut, tente de faire l’image, comme dit Beckett, de la totalité de ce qui dit ce que ça dit, et non d’instrumentaliser cet arrière fond dont j’ai fait ci-dessus apparaître la trace , qui n’est que l’impondérabilité d’une intuition et d’un questionnement, en le plaçant dans un décor sans voix comme un supplément d’art, mais que j’ai découvert dans le concret du corps et de la langue qui le parle.

Certains termes employés : obséquiosité, gazon, exhibée, libellule, éternuées, échafaudages, touillent, polypeux, se sont imposés à moi et je serais bien en peine de dire si je les ai choisis. D’ailleurs choisit-on jamais son vocabulaire ? Ils me paraissent comme des agents doubles, ou des quidams masqués.

Obséquiosité me fait songer à un entrepreneur des pompes funèbres obèse ordonnant des obsèques. Peut-être celles de l’innocence perdue de l’enfant.

Gazon, rappelle toison, pilosité pubique.

Exhibée, plein de perversité.

Libellule souvent appelée demoiselle, fait aussi entendre libeller.

Éternuée me paraît particulièrement résonnant dans ce vers, d’une part, il marque le rejet inconscient de l’éducation reçue, le corps met en poudre, en postillons et miasmes ses échafaudages, d’autre part les ailes poudrées de la demoiselle irritent certains sens chez nos chers innocents.

Dans échafaudages on entend échafaud donc la décollation, l’école castratrice de la poésie, même et surtout quand on l’enseigne récitée.

Touillent, mot argotique désacralisant l’acte poétique et le resituant dans le quotidien de la vie, en même temps qu’il ironise sur le caractère précieux des métaphores employées dans le distique final du poème.

Bien évidemment polypeux renvoie le spirituel à la pathologie du sujet imaginant.

Ce jeu risqué de l’analyse de ses propres œuvres, peut, je le crains, me faire interdire des casinos, où le hasard est roi, et où chacun utilise ses propres martingales, notamment celles du simple et pur divertissement ou du spirituel ou du sacré que sais-je ? Moi je ne sais rien, étant comme Socrate, mais je prends un plaisir extrême au Théétète que Platon à pris du plaisir à écrire et ce plaisir est mien et ce plaisir est moi qui me fait être l’autre et les autres et le vent.

 

Quant à « La tournée du barman », c’est en quelque sorte le come back de ce personnage qui apparaît deux fois dans « congrès  » où il raconte à ses clients, un passage de sa vie et cite Ovide en remplissant les verres.

Relisant ces deux poèmes, j’ai pensé que ce curieux bonhomme, avec son récit d’exil amoureux, méritait de réapparaître dans un livre. Il m’attirait, avec son mélange de culture et de vulgarité, son humanisme un tantinet romantique, sa prédilection pour la parole et son penchant pour la poésie, fût-elle de bistro. Il me semblait qu’avec lui, je pouvais en quelque sorte donner une suite plus romanesque à ma pérégrination dans « Voieries et autres ciels », pour en faire l’anabase du poète-barman à travers un Paris enneigé une veille de Noël.

Après sa journée au bar de la « sirène verte », où sa patronne et lui passent de bons moments dans les toilettes, il se rend à pieds jusqu’à la chambre de bonne de sa bien-aimée Nathalie qu’il idéalise au point que la rencontre se solde par un fiasco sexuel, hanté qu’il est par ses débordements avec la patronne, forte matrone experte en érotisme. Après la nuit passée avec la jeune secrétaire encore endormie, il retourne à la « sirène verte » en faisant à pieds le chemin inverse. Ce sont ces deux traversées à travers la ville qui sont la matière du poème-roman qu’est « la tournée du barman ». Le personnage au cours de ses deux parcours, enregistre ce qu’il voit et entend, les vitrines qu’on prépare pour Noël, les gens faisant leurs achats et les multiples activités plus ou moins fébriles de la vie urbaine avant les débordements festifs de la nuit de la Nativité, que le barman se promet de passer dans le lit de sa Natou chérie. On traverse tout ce remuement de foule, on croise des spécimens humains, on entend des bribes de conversations, des commentaires amorcés, cependant que le vent et la neige forment le fond sonore où volent les paroles. Tout cela est ponctué par le soliloque du barman, commentant ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il se promet de faire, ce qu’il se rappelle, au rythme de sa marche haletante dans le premier parcours, plus flanante dans le second. Au cours de son retour au petit matin, ses soliloques deviennent plus nombreux, plus serrés, le langage s’affole, les fantasmes pornographiques en forment le plus souvent le sujet. Il semble que sa virilité ressuscite au point que le discours devient de plus en plus masturbatoire. Son métier même lui inspire les cocktails les plus exotiques, l’image du shaker qu’on secoue et qu’il prononce (écrit à la française) tchéqueur, lui devient comme un graal. De plus un mystère plane sur une pièce de vêtement des plus intimes trouvé dans sa poche. Le barman tombe en pleine interrogation métaphysique.

Voila j’ai résumé la trame romanesque de ce qui est surtout un poème. Plusieurs petits récits viennent s’amorcer puis disparaissent en laissant toutefois quelques échos par ci par là dans le texte. Bien sûr la culture est présente, au même titre que les bigmac, le papier toilette, les affiches de cinéma, les titres des livres dans les librairies, les crottes de chiens dans les caniveaux, et la philosophie au ras des pâquerettes des chanteurs de variété portraiturés sur les colonnes Morrice avec l’air inspiré d’un prix Nobel de poésie. J’ai tenté de montrer ma vision de la ville non à travers un personnage, mais à travers un texte-personnage. Le barman n’est pas moi c’est le texte, lequel s’ouvre sur un passage du paradis de Dante et finit par une citation de la « ballade de la grosse Margot » de François Villon : « en ce bordeau ou tenons nostre estat » : D’un paradis l’autre.

Et entre les deux, l’enfer avec son train, qui suit l’étoile morte parmi les guirlandes, les murs de sapins et tous les mécanismes qui meuvent la foule affairée aux achats dans un monde perdu par la consommation, la technique avancée, le vide sidérant du plein écran HD, et bien évidemment la sainte moraline à ne pas prendre à jeun. Mon barman ne caresse pas dans sa poche un objet froid de communication au forfait, mais une étoffe d’un rose angélique qui ne sent ni l’or ni l’encens mais la chair désirante d’un être désiré, donc pleinement sauvé.

 

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