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 Article publié le 21 octobre 2010.

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Sans identité fixe, sans papier, on entend la sirène d’une ambulance, celle des pompiers ou celle de la police, dans l’avertisseur sonore d’un camion-poubelles… Mais on évolue aussi, dans nombre de milieux sociaux, en eau familière et nourricière. Et on lie bientôt des parentés anamnésiques avec tout ce qui se tient si péniblement sur ses deux jambes et commet des phrases plus ou moins préméditées, ouvre et ferme des parenthèses plus ou moins spontanées. Cet équilibrisme est fort cruel, sa dérégulation permanente, mais ils enchantent vivement, aussi, et nous enseignent au moins le rôle régulateur de l’hallucination dans nos existences.

 

Dans la marge, il convient d’emporter ses parenthèses.


Exilé clandestin, il ne se distinguait en rien des autres passagers de ce vol charter. Il voulait bien, lui aussi, entendre les conversations voisines, les espoirs ou petites combines avec l’existence qui perchaient chacun si haut. Il acceptait de l’hôtesse de l’air, avec reconnaissance, un plateau repas plastifié, et même un petit remontant digestif pour faire descendre le cachet contre le mal de Terre. Mais sur l’écran plat du zinc, c’était le film mal doublé de sa propre vie que l’équipée touristique se projetait. Lui n’avait nul besoin de s’en coller le son sur les oreilles, et de toute façon il en connaissait déjà la fin. Par le hublot, il guetterait inlassablement la chute du soleil derrière l’horizon en tâchant de ne penser à rien. Mais le jour ne se coucherait plus, et désormais, le décalage horaire permanent serait sa fin.

 

Lorsqu’un mendiant te chasse de sa rue, il est grand temps pour toi de prendre la route.

 

Kerouac était noir de peau, et beaucoup de noirs l’ont blanche… Il faudrait ne se fier qu’aux apparences.

 

On part toujours deux fois et on n’en revient jamais.

 

Vérification faite, les services de l’immigration s’aperçurent que cet homme résidait sur leur sol national depuis bientôt vingt ans. Il dut bien leur révéler la stricte vérité  : le soir de son atterrissage forcé dans la capitale de leur pays, il était sorti de sa chambre d’hôtel pour s’acheter un paquet de tabac et des feuilles à rouler, voilà toute l’histoire. Et les autorités durent convenir avec lui qu’il n’est jamais aisé, le premier soir, de rejoindre sa chambre d’hôtel dans une cité inconnue.

 

Le plus sûr moyen pour vivre parfaitement à l’Ouest, c’est précisément de ne jamais changer de cap.

 

L’homme vivait au milieu de monstres marins dont son imagination d’enfant n’aurait jamais osé ébaucher l’existence. Ses jours se déroulaient en observations infinies, en divagations patientes. Il chassait pour vivre et venait d’achever sa seconde cahute, en troncs de pins couchés à la hache, édifiée contre la face septentrionale de l’île, à l’abri. L’homme avait un voisin, à trois blocs de falaises granitiques au nord, qui ne parlait pas sa langue. Lui-même entendait très peu la langue de son voisin. Ils échangeaient rarement mais s’entendaient parfaitement. Au débarcadère, sur l’autre face de l’île, il y avait aussi une dizaine d’âmes dont l’homme n’eût rien compris dans aucune langue. Ils payaient pour parler et chassaient le coyote une fois l’an. Une femme venait de temps à autre approvisionner l’homme en papier et en encre, et elle se payait parfois du bon temps avec lui. Elle aimait l’écouter parler après le sexe, elle aimait n’y rien comprendre et il aimait qu’elle n’y comprît rien, et c’était réciproque. Les jours de l’homme étaient pleins, sans temps mort ni mensonge, ni projet d’aucune sorte. Mais un matin, à l’épicerie de l’île, où il se rendait tous les six mois et où il n’avait, durant toutes ces années, jamais croisé le moindre client ni commercé deux fois avec la même personne, il entendit, sans d’abord les distinguer clairement des flux apaisés de sa conscience, deux scientifiques mâles et une femelle échanger quelques mots dans son idiome maternel. L’homme identifiait même leurs accents et situait avec précision où ils avaient appris à parler. Ils discutaient tout bêtement des prix exorbitants des condiments ou des produits de première nécessité. Leurs paroles étaient raisonnables et l’homme les sentait très aguerris et organisés autour de l’essentiel. La femme n’était pas du genre à souffrir du manque de confort et elle ne réclamait rien là que d’élémentaire. Pourtant, l’homme eut juste le temps de repasser la porte de l’épicerie dans l’autre sens avant que son monde ne s’écroulât sous les quelques mots qu’il venait d’entendre. Il traversa l’île à fond de train jusque sa cahute et passa le reste du mois à les oublier, comme un mauvais rêve. Son ami lui fut d’un grand service. Chaque fois qu’il tentait de lui décrire les sentiments qu’ils avaient fait naître en lui, rien qu’en échangeant quelques remarques anodines, dans son idiome maternel, l’homme les oubliait un peu plus. Bientôt, il put les apercevoir sans émotion particulière dans les lunettes grossissantes de ses jumelles. Ils étudiaient la faune de la face opposée de l’île. Ils souriaient aux monstres marins comme à des enfants idiots. Il n’exprimaient aucune surprise devant la sauvagerie de leur environnement, ils la prévoyaient au contraire pour planifier leur journée, leur semaine, placer des pièges, des leurres, des filets ou équiper les oiseaux d’émetteurs ultra-légers. L’homme lisait parfois sur leurs visages les termes de leurs échanges, mais il n’en entendait plus que la seule voix de sa conscience. Et enfin, au fil des observations, disparut tout à fait de lui cette impression que les quelques mots entendus à l’épicerie le rattrapaient par le fond des ses pantalons ou lui en vidaient les poches. Et quand les scientifiques quittèrent l’île, l’homme eût été parfaitement incapable de dire d’où ils venaient.

 

Partir, on ne sait jamais.

 

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