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Tous les anciens ne sont pas respectables
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 Article publié le 8 mars 2010.

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Tous les anciens ne sont pas respectables

« Voyez-vous, il me semble que c’est mieux entretenu ici que par chez nous.
- Ah, peut-être. Voulez-vous que je vous aide ?
- Non laissez, je vais le mettre au milieu. Le sable tout autour, c’est vraiment naturel ?
- Oui je crois, c’est une région à sable, pas loin de l’océan, ils en mettent dans les allées mais celui-là est moins blanc que le vrai de la plage ; n’empêche, quand on creuse dans le jardin pour planter un arbuste ou autre, on tombe vite sur ce genre de sable, plus gris peut-être mais la terre n’est pas bien riche ici.
- Je trouve qu’il fait plus chaud que l’an dernier à la même époque.
- Oui, moi j’oublie presque tout, je ne sais pas si c’est l’âge, j’en parlais avec Emilien l’autre jour, ça je m’en souviens bien.
- Je n’ai pas vu d’arrosoirs, vous savez où ils se trouvent ?
- Oui, dans un recoin de l’entrée ; je peux aller vous en chercher un si vous voulez.
- Tiens oui, même deux : ces plantes ont soif et on finira de nettoyer le reste en vidant l’eau sur la dalle.
- Voilà Emilien, il a dû se garer loin. Emilien ! Emilien ! Par ici ! Ah, il nous a vus, il m’a fait un signe du bras, je vais lui dire pour les arrosoirs.
- Cette mousse qui se dépose, c’est vilain. Même avec l’ongle, on a du mal. Voyez, ça, chez nous on n’en voit pas.
- Peut-être parce que c’est moins vieux qu’ici. Ça fait cinquante ans qu’on est installés et du côté d’Emilien, je crois qu’ils étaient déjà là à l’époque de son grand-père, voilà qui remonte à loin… Emilien, tu vas aller nous cher deux arrosoirs, tu sais, à l’entrée.
- Evidemment je sais.
- Vous avez vu ? Il n’est pas très aimable l’Emilien ces temps-ci. Enfin, je le prends comme il est.
- Entre nous, quand le mien nous a quittés –paix à son âme- je me suis trouvée moins triste que je ne l’aurais cru. Je crois que le temps nous change et pas forcément en mieux ma pauvre Emilienne, je…
- Deux arrosoirs, deux ! et j’ai récupéré un grattoir à givre dans la voiture, pour la mousse qu’on trouve sur les jardinières. J’ai pensé que vous voudriez les nettoyer.
- Volontiers, j’ai essayé avec l’ongle mais ça n’a pas fait grand chose.
- Je vais les sortir de là et tenter de faire mieux.
- Oh ça, vous n’aurez pas de mal, je n’ai rien enlevé.
- Regardez, en y allant de bon cœur, ça part, pour le plus gros en tout cas. Oui, ma parole, si je continue comme ça, je vais la ravoir en entier.
- Vous avez un homme qui a de l’idée. Félicitations Emilienne.
- C’est vrai qu’il est bricoleur. A la maison, il a refait toute la tapisserie de la salle de bains. On a mis du lavable : depuis deux ans, pas un problème d’humidité.
- C’est que je commence à suer moi. Je vais tomber la veste. Je m’étais habillé chaud ce matin mais on dirait que ça perce ; si ça se trouve, la journée sera belle.
- C’est exactement ce que je disais à votre dame. Laissez malheureux, vous allez vous abîmer le dos et à nos âges, ce n’est pas bien indiqué. Vous voyez, c’est mieux de venir avant la Toussaint ou le jour des morts, on évite ce monde infernal et tout endimanché.
- Oh oui alors, et ça se promène plus que ça ne prie… »

Je m’éloigne, je ne supporte plus ces stupides commérages qui s’élèvent comme une volée d’étourneaux depuis un caveau perpendiculaire à ma concession familiale. J’étais venu retrouver mes disparus pour quelques minutes de sérénité. Je suis arrivé au mauvais moment. Enfant, ma mère me disait de murmurer dans les cimetières, de me tenir tranquille, de respecter les morts et de respecter les vivants venus les honorer. Je l’écoutais, blottissant ma main dans sa main. Je retenais la leçon donnée alors même que nous n’avions pas encore passé les grilles en fer forgé et le mur immense dont je ne voyais pas la fin. J’approuvais ses remarques empreintes d’un sens qui me dépassait et mettais un point d’honneur à me taire. Je ne tirais pas sur les branches des ifs le long des allées ; surtout, je me faisais violence pour ne pas en arracher les cônes, fruits de ces résineux qui avaient l’amusante particularité d’avoir la taille et la forme d’une balle de golf sans en avoir la dureté, ce qui en faisait une arme redoutable dans la cour de récréation. Je suppose que mes camarades étaient parfois moins disciplinés que moi puisque les batailles rangées à coups de cônes étaient fréquentes, ce qui me conduit à penser aujourd’hui que nous nous rendions sur les mêmes lieux avec nos familles respectives. A l’époque je n’envisageais pas une seconde la provenance de ces armes ailleurs que dans les poches des pantalons aux ourlets rallongés de mes congénères, caractéristiques de l’enfant qui grandit dans les années 1975, laissant sur les jeans une palette de couleurs bleues plus ou moins délavées. Cette longue digression vers mes premières années me plonge dans la nostalgie d’une quiétude évanouie, d’instants pour lesquels ces visites au cimetière ne représentaient pas encore le décor de l’ultime terrain de jeu. C’était une promenade de silence au cours de laquelle les grands disaient silencieusement bonjour à des pierres que l’on ne savait pas tombales.

Le cirque de ces octogénaires impolies recèle une odeur putride : plus elles parlent fort, plus elles semblent vouloir éloigner d’elles cette tombe et ses occupants dont pourtant elles se rapprochent inéluctablement, consciemment ou pas. C’est indécent. Si j’écoutais le gosse qui sommeille en moi, j’arracherais quelques cônes aux ifs de mon enfance et les leur balancerais à la figure pour qu’enfin se taisent ces vieilles…

J-M Bollinger

 

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