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Entretien avec María KODAMA
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 Article publié le 6 décembre 2004.

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Entretien avec María Kodama

Jorge Luis Borges et son "univers secret"
Par Cristina Castello

Borges découvrit dans son regard d’enfant l’adolescente qui marchait sur la pointe des pieds. La jeune fille l’avait choisi pour étudier avec lui l’ancien anglais et l’islandais. Et c’est le mystère qui les avait unis : l’unique certitude, selon Paul Gauguin. Le mystère de l’amour et de l’art, " for ever, and ever...and a day " ( " pour jamais, et jamais ... et un jour ").
L’écrivain María Kodama a été ensuite la camarade de Borges pendant de nombreuses années et, puis après, la seconde épouse de l’auteur argentin le plus universel. Elle a publié en collaboration avec lui, Brève Anthologie anglosaxonne (1978) et Atlas (1984), l’un des fruits, parmi tant d’autres, des voyages du couple autour du monde. María a été aussi un grand support de l’activité littéraire et personnelle de Borges, et elle l’a aidé dans la direction de sa collection " Bibliothèque Personnelle ". En Argentine, à cause du décès du célèbre écrivain cette collection-là a été publiée de façon incomplète.
Au cours de ce dialogue, je ne sais pas si c’est María qui me raconte de lui ou si elle est Jorge Luis Borges, - unis tous les deux dans le mystère- qui parle dans la voix de son aimée, depuis " leur jardin secret " : l’Univers.
 
<font size="5">Borges, était-il un univers ?
- Borges était comme Léonard da Vinci, très complexe et plein de nuances, avec une intelligence fascinante et une énorme imagination. Vous savez ?... J’aimais son crâne de lapin, et le voir rire, parce que ... c’était comme un petit tigre au soleil, une image avec beaucoup de beauté.
- Comme beaucoup d’amoureux, vous nommait -il d’une manière spéciale ?
- Il me disait " Ulrica ", c’est un mot nordique qui veut dire " Petite Ourse " .
- " J’ai senti dans la poitrine un battement douloureux, j’ai senti la soif qui m’embrassait" écrit .-il dans "L’Immortel". .. Quelle était la soif de Borges ?
- La poésie.
- Était-il possédé des dieux, selon la définition de Platon pour les poètes, dans le " Fedro " ?
- Oui, de cet esprit qui fait que le poète soit une sorte d’intermédiaire de ce par quoi il est possédé : le " daimon ".
- Dans sa demeure Rue Ferdinand, à Genève, et très jeune, il était malheureux et pour l’être davantage, il lisait Dostoïevski ;mais en 1916, il découvrit Whitman et il eut honte de son attitude.... Le chamanisme de la poésie l’a -t-il éveillé au bonheur ?
- Bien sûr, par la vision merveilleuse et très vaste de Whitman et par la littérature qu’il a créé a travers la poésie. Puisque, d’après Borges on doit écrire en harmonie et équilibre ; il faut savoir les règles de la construction d’un sonnet pour pouvoir déconstruire et - seulement en ce moment- essayer le vers libre. Autrement... on devrait être né Whitman.
- D’après Philippe Brenot, " talent " signifie se connaître soi-même et savoir qu’on a été conduit à une telle ou telle idée concrète ;et " génie" signifie qu’on ne sait jamais où l’on va arriver, donc on obéit à un terrible élan. Borges, génie et talent ?
- Borges était une personne géniale... unique, mais je ne suis pas d’accord avec la définition de Brenot. Pour moi, la génialité est un " plus " au talent : c’est introduire un changement radical dans l’histoire. On peut avoir beaucoup de talent sans être génial : sans créer.
- Être la femme de l’écrivain argentin le plus universel n’aura pas été facile.... La femme de quelqu’un qui est le patrimoine de l’humanité....
- Écoutez.... je n’ai jamais senti cela avec Borges. Je serais restée pétrifiée. J’ai commence avec lui un rapport maître-élève quand j’étais très jeune, et dans ce temps-là j ’ étais effrontée, et je lui parlais d’une manière fraîche et spontanée. J’arrivais même à discuter avec lui sur des auteurs et des sujets qui, à l’époque , étaient insoutenables, pour moi. Mais j’ai voulu le connaître : les oeuvres à lui qu’on m’avait lues, m’ont fait éprouver une fraternité dans le mystère.
- Et Borges, que sentait-il devant votre effrontément ?
- Cela l’amusait. Il savait que je n’étais pas soumise, comme la plupart de gens ; et que je préfère penser que le destin n’existe pas, pour ne pas perdre mon libre arbitre, même si je deviens prisonnière de ma liberté. Je suis libre comme un animal dans la forêt...même avec sa génialité.
- Le XIX Siècle a renouvelé l’idée de génie. En Allemagne, Klinger et Schiller se sont opposés à la philosophie de l’Illustration et ils ont essayé d ’imposer l’esthétique spontanée pour la création. C’était le cas de Borges ?
- Oui, mais seulement pour commencer à écrire, car sa recherché de la perfection le menait à faire des corrections infinies. Il considérait qu’il devait travailler sur les rêves, sur le spontané qui jaillit de l’inconscient.
- Y avait-il des cauchemars dans ses rêves ?
- Parfois... et quand il se réveillait il essayait de voir si ses rêves pouvaient ou non être utiles à les écrire ;après, il réfléchissait à leur donner la forme de conte ou de poème.
- Et aussitôt réveillé, il prenait un bain d’immersion et il commençait à vous dicter ses textes, c’est cela ?
- Oui, à moi ou à d’autres personnes : des journalistes ou des étudiants qui venaient lui rendre visite. Mais il ne restait pas dans l’élan : l’après -midi, il reprenait toujours les textes et il perfectionnait et il corrigeait chaque révision, jusqu’à ... et bien.... jusqu’à
l’infini !
- La créativité de Borges l’était-elle dans le sens de la linguistique générative de Chomsky, quant à la capacité innée des êtres humains pour générer des langages jusqu’à l’infini ?
- Oui, il générait des langages, mais comme je vous ai dit, il n’était pas d’accord avec ce qu’il produisait tout d’abord. Donc, surtout dans la prose, il a provoqué un tour dans la manière de raconter de la langue espagnole. C’est - à - dire que les deux grandes révolutions de l’espagnol sont issue d’Amérique ;l’une , avec le modernisme de Rubén Darío et l’autre , avec Borges et le changement radical qu’il a imposé dans la narration, changement basé sur son bilinguisme et sa lecture critique, depuis son premier âge.
- Il a été un écrivain prodigieux.
- Je crois qu’il est surtout un poète. Il a senti, depuis son premier âge, quel serait sa destinée. Cela est extraordinaire.
- Et il a été un enfant prodige. A sept ans, il a écrit en anglais un résumé de la mythologie grecque ; à huit ans, le conte " La visière fatale ", inspiré d’un épisode du Quichotte ; et à neuf ans il a traduit de l’anglais " Le Prince Joyeux " de Oscar Wilde...
- Oui, et quand on a publié " Le Prince Joyeux " , on a pensé que c’était son père qui en avait fait la traduction.
- Son père... Je n’oublie pas que Borges croyait toujours entendre sa voix lorsqu’il lui disait de mémoire, en anglais : " Tu n’es pas né pour la mort, /Oiseau Immortel " de John Keats. Et ces mots-là lui ont révélé la poésie...
- Oui....Keats a été important pour lui à cause de cela, mais il aimait davantage l’épique et surtout, l’angle saxonne du IX et X Siècle, et les balades anglaises. Il aimait aussi Emerson et Browning et... Walt Whitman !
- Il décida d’aller à Genève pour mourir. Il n’en avait pas peur ?
- Non, puisqu’il n’aimait pas les affaires dramatiques ou-comme il disait lui-même sentimentales. Borges vécut naturellement même la mort : comme tous les jours, comme toujours. C’est un stoïcien.
- Sur son épitaphe on peut lire en angle-saxon : " And Ne Forhedan Na ", c’est - à - dire : " Et qu’ils ne craignissent rien ". Il craignait ?
- Non, pour lui c’était une aventure, un lieu où il pourrait satisfaire sa curiosité sur les mystères de la vie... Il voulait savoir s’il avait ou non quelque chose dans l’au-delà.
- Mais c’est presque surhumain ne pas craindre la mort.
- Eh bien, comme vous savez, il avait une manière de sentir un peu orientale ; il avait beaucoup lu sur cette philosophie , sur le bouddhisme, le zen et le shintoïsme. Voilà la sagesse !...Savoir profiter de ce que la vie nous donne !. " Qu’importe le temps successif / s’il y en eut une plénitude/ un extase, un après-midi...., " écrivit-il dans " Ferveur de Buenos Aires ".
- Il eut dans toute sa vie la même disponibilité pour franchir le seuil ?
- Oui, il eut cette disponibilité dans toute son attitude. D’ailleurs, le fait d’avoir toujours été à contre-courant nous signale un grand courage.
- María, Borges, vous a -t-il aimée ?
- Je crois que oui, non ?
- Et vous l’aimez ? Ou l’avez vous aimé ?
- Je l’aime.
- Il y a un moment le serveur du bar où nous avons cet entretien, vous a découverte : " Vous êtes la femme de Borges ", a-t-il dit. Et dans un interview antérieur, vous m’avez dit : " Je ne suis pas la veuve de Borges ; je suis l’amour de Borges ".Vous avez parlé au présent comme plusieurs fois dans cet entretien. Vous êtes unis par l’Infini... "l’angoisse d’absolu ", d’après Louis Aragon ?
- A mon avis, quand on trouve la moitié de l’âme, c’est pour toujours." Forever and ever and a day ".
- Borges a-t-il été généreux avec tout ce que la vie contient ?
- Oui, et avec les mystères de la vie aussi.
- Pourtant, il paraît qu’il n’a pas donné d’importance certains écrivains. À Julio Cortázar, par exemple, qui était aussi fasciné par la littérature fantastique.
- Vous avez tort, puisque Borges savait qu ’il était un grand écrivain. Il l’avait découvert et il l’appela deux jours après que Cortázar lui laissa " Maison Prise " pour lire ; et il lui dit qu’il le publierait et que sa sœur Norah se chargerait de l’illustrer.
- Mais le rapport entre les deux n’a pas continué... Pourquoi ?
- Cortázar quitta l’Argentine, mais après ils se sont rencontrés au Musée du Prado.
Lorsque je l’aperçus... à la silhouette unique, j’étais devant "El Perro Semihundido" (" Le chien à demi enfoncé ") de Goya, un de mes tableaux favoris. Alors, je le lui ai dit à Borges, et il m’a demandé si je voulais le saluer, et je lui ai répondu que oui... s’il voulait bien. " Oui, bien sûr... pourquoi pas ? ". Me dit-il.
- Vous avez eu " vos " deux écrivains ensemble, et réunis par l’art.
- Oui ! Et en ce moment même, Cortázar a vu Borges et il s’approcha et ce fut divin, et merveilleux, et unique... l’un de ces instants dont la vie nous fait cadeau et qui ne se répétant pas. Cortázar lui rappela qu’il lui avait emporté son premier conte, et il parla de la générosité de Borges envers lui. Et Borges rit et lui dit : " Eh bien, je ne me suis pas trompé, j’ai été prophétique ".
- Vous me transmettez la magie de cette rencontre-là...
- Oui, ce fut magique... voilà le mot ! J’avais avec moi deux écrivains que j’admirais et que j’aimais... Et devant ce tableau ! Goya-Borges-Cortázar et "El Perro Semihundido" Ce fut parfait.
- Pourtant, on montre souvent Borges et Cortázar comme les deux pôles opposés de la littérature argentine ; et Cortázar n’est pas toujours présent dans la grande critique, sauf en 2004, à l’occasion de l’anniversaire de sa mort.
- Je crois que c’est une sorte de purgatoire pour tous les auteurs... Après leur mort, leur oeuvre ressurgit. Voilà la différence entre un best-seller et l’œuvre d’un créateur.
- " Il me semble être né pour ne pas accepter les faits tels qu’ils sont ", a écrit Cortázar, un écrivain engagé...
- Oui, il était engagé comme personne, mais non dans la totalité son oeuvre ; il a des contes de littérature fantastique qui ne sont pas politisés et d’autres qui sont politisés.
- Et Borges, que pensait-il , et que pensez vous de " Le Livre de Manuel " ?
- Je n’ai pas lu " Le Livre de Manuel " . J’ai lu " Marelle ", une chose fascinante, comme un jeu , et j’ai aussi lu " Les Gagnants ", c’est fantastique. C’est extraordinaire comment il a réussi à conserver le langage de Buenos Aires, étant donné qu’il vivait loin de son pays et qu’il écrivait dans une autre langue.
- Cortázar était distance et solitude ; amour, nostalgie et douleur de Buenos Aires ; son silence avec des mots.
- C’est vrai, et je suis une grande lectrice de ses contes. Dans " La nuit face au Ciel ", l’un de mes préférés, il mélange espace et temps, d’une manière extraordinaire ; il en fait de même dans " Prose de l’Observatoire ", en réalité une " nouvelle ", une prose poétique fascinante. C’est pour moi, son côté le plus intéressant.
- María : 1981 et deux attitudes. Cortázar au Centre Culturel de la "Villa de Madrid" avec son texte sur le pouvoir des mots ; et Borges, qui suppliait pour " Cent ans de dictature militaire " tandis que des milliers de personnes disparaissaient en Argentine.
- Oui, mais Borges était aussi très engagé avec ce qu’il pensait.
- Que pensait-il ?
- Il pensait ce qu’il publia, il dit, on discuta , il fut critiqué, on le critique encore, dix-sept ans après sa mort. Mais il avait cru que cela était le mieux. Ce qu’il sentit, il le sentit vraiment. Et lorsqu’il constata que ce qu’il avait soutenue ne fonctionnait plus, il changea. C’est - à - dire : il n’était ni troupeau ni hypocrite. Il était cohérent et ne s’est jamais trahi, il n’a pas profité des gens, il n’a pas flirté pour obtenir ce qu’il voulait. Et cela me semble extraordinaire.
- Vous coïncidiez avec ses pensées ?
- Non, pas du tout. Nous discutions beaucoup. Mais je l’ai admire puisqu ’il fut honnête.
- Vous lui avez persuadé de recevoir, quelque temps après les "Mères de Place de Mai" et de s’émouvoir avec elles ?
- Il les a reçues , mais je ne sais pas si je l’en ai convaincu. Je lui ai seulement dit que je suis pacifiste et que, se servir du Pouvoir pour causer le mal, c’est le pire de l’existence.
- Vous faites maintenant une nouvelle édition de son oeuvre qui comprend des textes parus dans des journaux et des magazines. Le monde vous en remerciera...
- Écoutez....je pense que ce sera important pour des professeurs, des étudiants et des écrivains:l’œuvre de Borges est une leçon de style. Cette édition permettra de voir le revers de ce qu’il a toujours fait : la ré-élaboration permanente, surtout dans sa production poétique.
- Vous publierez " Les Psaumes Rouges ", que Borges écrivit à dix-sept ans, amoureux, à l’époque, de la Révolution Russe ?
- Non. A vingt ans, il détruit le livre où est ce poème, car d’abord il crut que la Révolution Bolchevique augmenterait les connaissances et les conditions des gens. Mais, quand il a vu les dirigeants de ce moment, qui voulaient occuper la place des tzars, il abandonna tout à fait cette idéologie. Pour toujours
- Mais " Les Psaumes Rouges " furent publiés dans la revue " Grèce " et dans d’autres publications d’Espagne...
- Oui, et même dans un journal de Genève. Mais le Seul qui est resté, a été le poème " Les Psaumes Rouges " qui intitulaient le livre, et ce qui est resté... et oui, cela reste toujours.
- Vous l’avez vu pleurer, quelquefois ?
- Oui, devant la " Victoire de Samothrace ", j’ai pleuré d’émotion, et Borges a pleuré avec moi. La vision de cette sculpture dans un livre fut la première leçon d’esthétique que mon père m’a donnée.
- Quand l’avez vous entendu rire ?
- Beaucoup de fois. Écoutez... j’aime beaucoup nager, faire du cheval et danser. Quand j’étais petite, j’ai fait de la danse classique, puis du "flamenco", et avec mes amis je danse le rock, la "salsa"... tout cela. Et lorsque Borges m’accompagnait à mes cours de danses grecques, il s’amusait beaucoup parce que- vu que touts les élèves s’en approchaient pour lui parler- mon professeur disait que j’aimais bien cela : j’avais le professeur pour moi toute seule, je profitais des" leçons particulières ".
- Vous avez une culture très vaste et vous continuez vos études...
- Oui, j’adore étudier. Cela me tranquillise. Et écrire c’est mon jardin secret. Borges disait que je suis l’œil de l’ouragan : du calme et du silence lorsque tout autour, tout tourbillonne.
- Et il aimait bien cela. Qu’aimait-il encore en vous ?
- Mes rapports ludiques avec la vie, qu’il n’avait trouvé que dans sa grand-mère anglaise nonobstant je pense que c’était lui qui avait une forte attitude ludique. Mais... après sa mort, je suis longtemps restée comme isolée dans un centre de silence et j’ai senti qu’on m’observait avec un télescope. L’amour de Borges m’a protégé, c’est vrai ; mais ce que cet amour a éveillé chez les autres, m’a laissée sans abri. Et j’ai été harcelée, persécutée, punie, mais pas pour tout le monde ; et j’en ai souffert, mais grâce à ses horreurs-là, j’ai découvert mon centre d’équilibre. J’ai alors compris les mots mystiques de Dante, lorsque, au Paradis par rapport à Dieu- il dit : " L’amour qui fait bouger le soleil et les étoiles ".
- Un amour sublime, le vôtre, mais, et la vie quotidienne ? Où avez vous vécu, un mystère pour beaucoup de monde ?
- Chez moi, et on prenait le petit déjeuner ensemble, avec des arômes à café, à oranges, dans quelque bistrot. Je n’ai jamais préparé le petit déjeuner : je ne sais pas le faire et je ne m’y suis jamais efforcée.
- Et quand avez vous découvert que lui, il était " votre " homme ?
- J’en ai pris conscience... dans un avion où il est arrivé quelque chose de très spéciale qui m’a fait sentir " Cela ", mais... je ne le lui ai pas dit. Et bien, je vous en prie, ne me questionnez pas:tout cela est à moi.
- Le raconter vous humanise...
- Écoutez... ce fut comme dans l’ histoire de la sœur aînée et de son ami, dans le film " Sagesse et Sentiments ".Au début, tout était autant victorien que le premier refoulement entre Borges et moi.
- Et comme dans le film, il y eut ensuite une explosion passionnelle ?
- Ah, non ! De l’explosion je ne parlerai pas : c’est mon " autobiographie "... comprenez moi.
- Il vous donnait à lire ses textes, c’était par la complicité qui existait entre vous ?
- Oui, il était très passionnel et il me disait par exemple : " Voyons, María, on va changer ce mot " ; et ensuite.... " Ou vous préférez ce mot-là ? " Si je lui disais " celui-ci " ou " celui-là ", il me disait : " Pourquoi ? " Alors je lui expliquais mes raisons et il me répondait : " Bon, je vais y réfléchir ".Des fois, il acceptait, des fois il me disait :
- " Vous avez raison, mais je préfère ce mot - là ". Nous étions très libres.
- Lui, émotionnel et rationnel en même temps. Expliquez-moi cette dichotomie ?
- C’est cela justement toute la force de sa vie et de son oeuvre. Il n’aurait pas pu atteindre cette précision de langage, seulement avec l’ émotion.
- Vous aimiez beaucoup tous les deux Thomas De Quincey, Emily Dickinson...
- ...Et Kipling et " La Balade de l’Orient et de l’Occident ".Et John Donne qui obtient un rythme et une musicalité dans chaque vers...
- " Musique ", me dites-vous... comme celle que vous percevez dans le désert, d’après ce que vous m’avez déjà raconté ?
- Oui, ce son de notes lointaines, ou celui du sable lorsqu’ un petit animal l’agite en passant. Ou celui de la mer, si puissant qu’il paraît, tout à coup, donner la vie ; parfois âcre et fort ; ce son a l’odeur d’un animal et il a aussi de la musique.
- La musique qui réunit, semble-t-il, le ciel et la terre...
- Oui ! Elle peut aussi démolir les passions les plus négatives. Je me souviens de " Le Silence ", de Bergman : deux sœurs- dans un hôtel- s’aiment, se haïssent et hurlent. Elles n’entendent même pas la musique de la radio. Mais l’employé de l’hôtel entre dans la chambre et tout ému, leur dit : " C’est Jean Sébastien Bach ". Alors, les visages crispés s’adoucissent peu à peu et l’histoire se transforme comme si tout à coup, on comprenait les mystères d’Orphée !. C’est l’Infini.
- A propos, malgré le soi-disant agnosticisme de Borges, son oeuvre est un appel à l’Infini, et quand on évoque l’Infini, on évoqueDieu. Et la veille de sa mort on a dit- même si ce ne fut que pour obéir à sa grand-mère anglaise- le Pater en angle-saxon...
- Ce n’est pas une question de croyance. Il était agnostique. Sa mère aussi, lui avait demandé le Pater. Avant sa mort, je lui ai dit que je ne pouvais pas donner mon avis sur certains sujets, étant donné que je n’avais pas de formation religieuse ;mais je lui ai demandé s’il voulait un prêtre pour causer de tout cela avec lui. "Vous voulez dire si j’ai besoin d’un prêtre ", me dit-il. " Non, si vous voulez seulement causer avec lui des sujets dont je ne peux pas parler ", lui dis-je. ". " Bon, on en fait venir un protestant et un catholique, donc, je peux causer avec tous les deux ", me répondit-il ; et voilà pourquoi , à sa mort , on a célébré une cérémonie oecuménique. Avec un prêtre catholique et un autre protestant.
- Que vous a-t-il dit avant de mourir ?
- Pendant ses derniers jours, il meracontaitlescaramels" toffie " que sa grand-mère lui achetait et on causait de littérature et on étudiait l’arabe. Ses derniers mots...et bien... il a parlé de nous deux, mais je ne dirai jamais ce qu’il dit : cela m’appartient.
- Dans une publication toute récente, John Berger décrit la tombe de Borges à Genève. Pourquoi est-il allé mourir en Suisse ?
- Il admirait ce pays ; il en était parti vers Buenos Aires à vingt ans, et -d’après ce qu’il m’avait raconté- au début il essayait de mépriser son endroit bien-aimé pour " s’en détacher " : il savait qu’il devait vivre en Argentine. Mais, quelque temps après, il eut une perspective et il cessa de faire cela.
- Qui a eu l’idée du bas-relief de sa tombe ?
- Je ne sais pas, les deux peut-être. Il s’agit de la description d’un fragment d’un poème médiéval " La Bataille de Moldon " qui commence justement : " Qu ’ils ne craignissent rien ".Le premier livre dont Borges m’a fait cadeau c’était de littérature angle-saxonne et sur la couverture il y avait ce fragment.
- Borges est parti mourir dans un quartier prés du Rhône- je cite encore Berger- dont les rues étroites ressemblent à des couloirs parmi d’immenses étagères de livres, comme une sorte de bibliothèque.
- Oui, et il l’a choisi surtout, comme son testament à l’humanité.
- Qu’est-ce qu’on dépose au " Cimetière des Rois ", où il est enterré ?
- Des fleurs, des bougies ou quelque lettre où l’on dit qu’on a lu son œuvre.
- " Je prononce maintenant son nom, María Kodama. Tant de matins, tant de mers, tant de jardins d’Orient et d’Occident, tant de Virgile ", vous a -t-il écrit. María, je vous demande aujourd’hui, combien de matins, de mers, de jardins, maintenant, sans lui ?
- Toutes les mers, tous les jardins. Et tout Virgile. Toute ma vie en lui. " Forever and ever....and a day ".

<font size="2">© Cristina Castello - Tous droits réservés pour tous pays.
Publié dans "Cuadernos Hispanoamericanos" - Madrid, septembre /octobre 2004
© Cristina Castello
www.cristinacastello.com
info@cristinacastello.com
Traduction d’entrevue : Liliana Adano
Traduction d’Introduction : Patricia Pioli pj_pioli@voila.fr
 

 

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