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 Article publié le 21 octobre 2010.

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Le personnage ne renvoie jamais, tel l’écho, que les derniers mots de son auteur. Que de bavardage pour quelques pages de fiction  !

Changer le nom d’un personnage en cours d’écriture, c’est lui changer de figure. Le sombrero ne tient plus sur son crâne, il ne supporte plus l’entêtement de son âne voyageur et il ne pense plus grand-chose non plus. Tout est à recommencer. Mais une fois la fiction achevée, on peut le transformer en ciel blet, en bouse, en reflet passé et le rebaptiser ex nihilo, il n’en continuera pas moins de faire l’humain.

On est sans doute le moins bien placé pour identifier son double. Le plus souvent, on est bien le seul à reconnaître en une personne inconnue une quelconque parenté morphologique, souvent avantageuse, il faut bien le dire  ; et quand inversement on nous présente un sosie, on ne lui trouve pas la moindre ressemblance avec soi, on ne voit en lui que caricature manquée et hypertrophies disgracieuses. Mais malgré ce défaut de perception, lié sans doute à une conscience insatisfaite, voire complexée, je dois m’avancer à dire que, parmi mes personnages, celui dans lequel je me reconnais le plus complètement est sans conteste un chien, que j’ai appelé Maître Eckhart, parce qu’il est très sage. Ma conscience s’amuse aussitôt à me faire remarquer que ce chien, qui me ressemble tant, passe son temps à dormir et qu’au fil des pages, il pue toujours davantage, au point que son maître doit se résoudre à le refiler à un personnage secondaire du roman. Je me garde bien de rétorquer à ma conscience que je l’ai bien refilée, elle, à un chien  ! Je m’en tire en douceur en précisant que le personnage principal de ce roman ne se débarrasse pas de lui parce qu’il pue mais bien parce que le clébard est si spirituel qu’il en conçoit le sentiment d’être sans cesse jugé, épié, moqué, ce qui n’est pas tenable pour un personnage principal. Ce qui n’est pas tenable pour un personnage principal, corrige ma conscience, c’est un chien qui pue dans ton genre  ! Pris de cours, je fais remarquer à ma conscience que Maître Eckhart, à la fin du roman incriminé, se fait adopter par une jeune Russe on ne peut mieux roulée et prometteuse, et que je me contente parfaitement qu’elle consente à s’accompagner d’un chien qui pue dans mon genre  ! Ma conscience a encore à redire sur les promesses de cette inconnue, elle trouve même au contraire que c’est là manière très sournoise d’éclipser un personnage secondaire que de lui refiler un chien qui pue dans mon genre. Houah  ! Houah  ! finis-je par aboyer ( elle l’a bien cherché, non  ? )  : que devrait dire ce chien puant dans mon genre qui n’a rien demandé à personne et qui pourrait, à t’entendre, m’adresser quelques griefs sérieux pour l’avoir affublé d’une conscience humaine  ?

On ne tiendrait pas tant à avoir raison si on pouvait avoir le dernier mot avec soi-même.

On n’est jamais si peu convainquant qu’en adoptant un à un les points de vue de la contradiction. On se voit alors opposer une batterie de contre-arguments auxquels la contradiction ne croit absolument pas, et qui n’ont d’autre objet que de contredire. L’esprit de contradiction se drape le plus souvent de la sagesse du paradoxe, alors qu’en réalité ce qu’on veut par-dessus tout entendre, ce n’est pas ce qu’on pense, mais précisément ce qui nous épargne de devoir penser.

Il interviewait les passants à la chinoise. Son micro électrostatique – avec une directivité supercardioïde telle que l’isolation de la voix vis-à-vis des sons de la rue fût optimale – n’était relié à aucun émetteur, aucun enregistreur ni amplificateur. On se posait bien des questions sur la santé mentale de ce reporter fantôme. Mais quelques mots échangés avec lui persuadaient sans peine du contraire. Non seulement il n’était pas fou, mais il n’approchait d’aucune espèce d’originalité et n’énonçait jamais que les pires banalités. Il faisait partie de la rue, comme une vitrine, comme une bouche d’égout neuve. Il était sapé avec soin et bien de sa personne, il avait la trentaine, et les jeunes filles, quand elles dérivaient en bandes, aimaient l’approcher et projeter sur leur imaginaire une interview privée. Quand rarement on s’arrêtait pour répondre à ses questions insignifiantes, se créait un attroupement, comme devant un incident, le démarrage d’un incendie ou un froissement de carrosserie automobile. Mais le plus souvent il essuyait avec une extrême indulgence les échecs et les rebuffades. Ce pouvait être assez cocasse de le voir travailler et se faire éconduire. Il mettait beaucoup de conscience professionnelle dans l’accostage, et restait en toutes circonstances d’une courtoisie imperturbable. Mais à l’évidence lui-même n’en tirait aucun amusement et se contentait de regretter cette indifférence générale si particulière. Il y avait au contraire en elle quelque chose à laquelle il ne pouvait pas se résoudre et qui l’envoyait battre infatigablement le vieux pavé, mais toujours par grand soleil, à la recherche d’une explication. Il tendait son micro sans découragement apparent. On tergiversait, on hésitait et on se refusait le plus souvent. Jusque là, l’interviewer fantôme comprenait et acceptait de bonne grâce la déconvenue. Le radio-trottoir intimide fort. La parole publique, même confidentielle, rebute autant qu’elle aimante  : on ne sait jamais quoi dire, au fond, on ne sait jamais rien et on ne tient pas à en rajouter. Mais dès qu’on prenait conscience que le micro de l’interviewer était branché sur le vent, qu’il n’était branché à rien, et que ses propos seraient livrés au seul oubli de ce «  cintré même pas fou  », on tournait instantanément les talons, sans un mot, livide, véritablement terrorisé par soi-même. Ce phénomène ne laissait pas de déconcerter l’interviewer fantôme, il en concevait une curiosité un peu effrayée.

Je suis l’enfer des autres…

Quand un penseur agitateur voit ses slogans et brûlots inscrits sur nos murs, il est temps pour lui de se remettre à penser. À moins qu’il ne les y ait inscrits lui-même…

Avant de connaître l’existence des lettristes et de leur feuille, la seule fois que j’avais entendu employer le mot Potlatch, c’était sous la plume de Marcel Mauss, dans son essai sur le don ( 1923 ). L’ethnologue s’y est notamment intéressé aux systèmes d’échanges non-marchands dans des sociétés archaïques. En Polynésie ( sociétés Maoris ), en Mélanésie ( Trobriandais ) et dans le Nord-ouest américain ( sociétés Haïda, Tlinkit, Tsimshian et Kwakiutl ) apparaissaient des formes de dons et de contre-dons particulièrement vivaces, voire agressifs. Le don obligeait le clan ou l’individu qui le recevait à un contre-don similaire, obligation dont on ne pouvait réellement se délester qu’en retournant au donateur un don plus fastueux encore. Ne pas répondre au don équivalait parfois à une entrée en guerre et le défi de certains dons à une véritable déclaration de guerre. Je gardais donc du Potlatch l’idée d’une sorte de vendetta inversée, également sans fin, dans le sens où ne peut jamais finir une pratique du don qui prescrit de donner toujours plus que ce qu’on reçoit, et dans le sens où cette pratique tribale ne se donnait aucun but, aucune fin, n’était le respect de l’impératif primitif d’être humain. Il s’agissait de se comporter en être humain en toute circonstance, et déroger à ce principe d’échange revenait à perdre son humanité. Je laisse aux subversifs professionnels le soin de déterminer en quoi la pratique lettriste se rapprochait du Potlatch, du moins tel que j’en ai gardé trace, ce qui est encore une autre histoire… Mais ce qu’il y a de certain, c’est que l’exclusion impose de cette pratique une stricte observance, et qu’il est infiniment périlleux de s’en masquer la réalité, de retirer du don l’humiliation qu’il y a à ne pouvoir y répondre. L’exclu( e ), pour subsister et rester humain, doit au contraire prêter une extrême attention à ce qu’il reçoit, comme à ce qu’il donne. Il lui appartient de se mesurer avec précision, de refuser un don auquel il ( elle ) ne pourrait pas répliquer sans se vendre, comme de se prémunir contre la mésaventure, parfois mortelle, d’un tel don, en le devançant avec un don déroutant, gratuit, indépassable. Si la générosité, quand il s’agit réellement de subsistance, relève bien d’une stratégie guerrière ( même s’il ne s’agit que d’être humain, de ne se laisser ni faire ni avoir ), le dénuement, l’isolement, ne font que vider ce champ de bataille de ses symboles. L’instant propice, le moment opportun pour se faire et exister, sont hors de portée de l’opportunisme ordinaire, du carriérisme classique. Ils réclament un à propos plus discret, une intuition plus sourde et une générosité qui échappe à la Morale ambiante, par l’ampleur comme par la gratuité. Évidemment, sont infiniment louables le clan, la tribu, où une générosité réciproque nous épargne de tels calculs stratégiques. Mais on ne se les épargne pas moins en plaçant son existence sous le signe d’une générosité «  défiant toute générosité  ». Toutes les solitudes ne se valent pas et on ne choisit de toute manière pas son clan, sa tribu  : ils nous choisissent au contraire, et largement pour la qualité de notre solitude. Enfin, le donateur, surtout quand il s’agit de la société elle-même, ferait bien de ne pas oublier la déclaration de guerre que peut constituer un don inadéquat, déplacé et surtout massif  ; ce qu’illustre à leur manière les propos de Henry Miller, non l’écrivain, mais le bouvier, homonyme du premier et dont celui-ci retranscrit en ces termes la philosophie du don, dans son Big Sur et les oranges de Jérôme Bosh  : «  Si un homme a la malchance d’être obligé de mendier sa nourriture, donnez-lui, et gagnez sa gratitude. Ne lui demandez jamais de travail en échange, car vous ne vous attireriez que sa haine.  »1 Et j’ajoute  : une haine amplement méritée.

Qui ne promet rien se trouve toujours fidèle au rendez-vous.

 

 

Notes  : 1 – p 57, livre de poche n° 3436

 

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