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Balzac, Camus et … Faulkner.
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 Article publié le 14 juillet 2010.

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 Le Tome deux des Carnets d’Albert Camus, publié au cours du quatrième trimestre 1964, comporte diverses indications concernant l’œuvre de Balzac. Dès le mois de février 1942, Albert Camus n’hésite pas à signaler l’« attirance ressentie par certains esprits pour la justice et fonctionnement absurde »1, et il cite Balzac, fort à propos. L’auteur de La Comédie humaine a parlé dans ses romans de toutes les juridictions, allant du tribunal civil à la Cour de Cassation, et même au Tribunal des conflits, et il a évoqué de nombreuses personnalités appartenant à la hiérarchie judiciaire. Il faut citer, en particulier, le procureur général Granville dans Les Illusions perdues et le juge Jean-Paul Popinot entre autres, dans Splendeur et Misère des courtisanes  ; ce n’est du reste pas le seul roman où il paraisse. La Comédie humaine sert souvent d’illustration à toute une théorie de la justice et du droit. Sans aucun doute, la remarque de Camus, vise, en fait, dans ce domaine, une pluralité d’œuvres balsaciennes.

 Dans un autre registre, Les Carnets font également diverses allusions au Curé de Village. Page 20, on peut lire la remarque suivante : « Les supérieurs ne pardonnent jamais à leurs inférieurs de posséder les dehors de la grandeur » (Le Curé de village). Une lecture, même très attentive, ne permet pas, cependant, de découvrir ce texte dans ce roman de Balzac. On peut supposer que Camus ne fait que résumer deux textes du roman. Dans la lettre adressée par Grégoire Gérard au banquier F. Grossetête, se rencontrent les deux passages suivants : « Une défaveur occulte et réelle est la récompense assurée à celui de nous qui, cédant à ses inspirations, dépasse ce que son service spécial exige de lui. Dans ce cas, la faveur que doit espérer un homme supérieur est l’oubli de son talent, de son outrecuidance, et l’enterrement de son projet dans les cartons de la direction… »2 Parlant ensuite de la « Direction générale », le jeune ingénieur Gérard ajoute que c’est un « antre parisien, …où les vieillards jalousent les jeunes gens, où les places élevées servent à retirer le vieil ingénieur qui se fourvoie. »3 Ces passages, qui prennent place dans une sévère critique des Grandes Ecoles, de l’abus des concours et des spécialités, paraissent avoir été résumés par Camus dans cette phrase des Carnets.

 Il est, par contre, difficile d’admettre la remarque de Camus sur la présence d’un même symbolisme dans Le Curé de Village et Le Lys dans la Vallée4. Mme Graslin, l’héroïne du premier roman s’est élevée par degrés, et au prix de lourdes souffrances physiques et morales, jusqu’au repentir, par la voie d’un renoncement total et par « une immense réparation des maux…causés »5 D’où ces paroles que prononcent tous les assistants, à sa mort : « C’est une sainte ! »6 Au contraire ; la foi chrétienne de Madame de Mortsauf, dans le second roman, est marquée du sceau de la frustration : dans les instants qui précède sa mort, elle se demande si elle ne s’est pas trompée, pensant soudain qu’il aurait peut-être mieux valu « vivre de réalités et non de mensonges. »7 Ces deux romans ne suivent pas la même voie : leur symbolisme diffère profondément.

 Camus, dans ses Carnets continue ses allusions au roman de Balzac et s’adresse à « ceux qui disent que Balzac écrit mal »8, et fait allusion à la mort de Mme Graslin, pour en détacher cette phrase : « Tout en elle se purifia, s’éclaircit, et il y eut sur son visage comme un reflet des flamboyantes épées des anges gardiens qui l’entouraient. »9 Balzac avait su retrouver, dans ce cas, le style mystique qu’il avait utilisé dans Seraphita, en s’inspirant de Swedenborg. On peut supposer à propos du Curé de Village, que Camus ait pu être frappé par la scène au cours de laquelle le jeune et malheureux Tascheron, dans sa prison, refuse l’assistance des prêtres, si bien que l’Abbé Gabriel, déclare à ce propos : « Le condamné chante à tue-tête des chansons obscènes aussitôt qu’il aperçoit l’un de nous, et couvre de sa voix les paroles qu’on veut lui faire entendre… »10 Il est possible de penser que la lecture de ce passage a pu suggérer à Camus la scène de l’Etranger au cours de laquelle Meursault insulte l’aumônier de la prison et le saisit par le collet de sa soutane.

 Camus a également lu Etude de Femme, l’une de ces courtes esquisses où Balzac excellait et qui lui assurèrent un véritable succès parmi les conteurs parisiens de 1830. Cette lecture poursuivie jusqu’à la dernière phrase du texte, l’amène à faire la remarque suivante à propos de la composition : « le récit est impersonnel – mais c’est Blanchon qui raconte. » Camus cite alors ce mot d’Alain, qui faisait de La Comédie humaine l’une de ses lectures favorites : « Son génie consiste à s’installer dans le médiocre et à le rendre sublime sans le changer. »11 Il en vient ensuite à L’Histoire des Treize et note : « Balzac et les cimetières dans Ferragus. »12 Dans ce roman, Balzac fait mention de trois cimetières et consacre plusieurs pages au Père-Lachaise, à son portier ou concierge des morts, à cette enceinte où il découvre une fois de plus « l’infâme comédie » proposée par la vie parisienne et « toute » la vanité humaine. A ce tableau il oppose celui d’un cimetière de village d’un demi arpent, derrière une église des environs de Paris où l’on enterre « demoiselle Ida » « couturière en corsets ». A la fin du roman, Balzac parle brièvement du « cimetière du Mont-Parnasse, qui attire d’heure en heure les chétifs convois du Faubourg Saint-Marceau. » Il n’a du reste jamais cessé d’évoquer ces lieux de repos, où, écrivain débutant, il allait faire des études de douleur.

Le romancier a également consacré plusieurs pages non pas à « l’orgue dans Ferragus », mais à l’impression créée sur les assistants par le chant du Dies Irae à l’église Saint-Roch, lors de la messe mortuaire de Mme Jules Desmarets. Au contraire quatre passages de La Duchesse de Langeais13 ont trait à l’audition par le Général de Montriveau de « la musique des orgues » jouée dans l’église d’une maison de carmélites construite à la pointe d’une île espagnole de la Mediterranée. Le général y exprime les sentiments que lui faisaient ressentir les différents morceaux exécutés sur cet instrument et reconnaît celle qu’il avait perdue et qu’il aime, dans la religieuse qui les joue, il fait aussi de l’orgue « le plus magnifique de tous les instruments crées par le génie humain. »14 Albert Camus ajoute à ses remarques la phrase suivante : « Cette flamme dont la Duchesse chez Montriveau voit le reflet ardent et indistinct rougeoie dans toute l’œuvre de Balzac. »15 Cette phrase ne comporte pas seulement une allusion aux « lueurs rougeâtres », tantôt « lumière triste », tantôt clarté brillante, que la Duchesse de Langeais aperçoit par instants dans la pièce voisine de celle où, après son enlèvement elle a été déposée par Montriveau. Tout le roman est ponctué, comme la scène précitée, d’impressions lumineuses, d’autant plus vives qu’elles éclatent sur le fond de grisaille du couvent des Carmélites ou dans le boudoir discret de la jeune duchesse, enfin dans le « sévère appartement » de Montriveau : ces « éclatants délices de la lumière » se mêlent à tout, notamment aux éclatantes symphonies de l’orgue et éclairent ces visages qui sont toute passion.

 Ces textes des Carnets semblent avoir été recueillis et groupés dans l’enquête à laquelle se livrait Camus avant d’achever La Peste, sur l’art qu’il devait déployer dans ce mythe d’un aspect inattendu16. Il écrit : « il y a deux sortes de style : Mme de Lafayette et Balzac. Le premier est parfait dans le détail, l’autre travaille dans la masse et quatre chapitres suffisent à peine à donner l’idée de son souffle. Balzac écrit bien non pas malgré, mais avec ses fautes de français. »17 Camus s’élève, donc, ici, fort pertinemment, contre les jugements des critiques qui, en fait, n’avaient pas compris le génie de l’auteur. Il semble, du reste, adopter les propos d’Alain sur le style de Balzac.Une chose reste certaine, il a lu de près l’œuvre du grand romancier au point d’en comprendre « le baroque ».

Camus avoue en même temps la lecture qu’il a faite, celle d’Une Passion dans le désert, souvent passée sous silence. On peut ici faire observer que William Faulkner mentionne, lui aussi, cette nouvelle, dans Une Parabole, que l’on peut considérer comme son testament spirituel, au chapitre intitulé « Mardi, mercredi, mercredi soir ». Camus propose de cette nouvelle l’interprétation suivante : « l’accouplement avec les bêtes supprime la conscience de l’autre. Il est « liberté ». Voilà pourquoi il a attiré tant d’esprits, et jusqu’à Balzac. »18

 Dans un domaine beaucoup plus important Camus revient à Balzac à propos de « l’esthétique de la révolte . » Il signale la présence dans La Comédie humaine, « du thème de la révolte, du hors-la-loi. » Cette note se rattache aux recherches de Camus touchant à L’Homme révolté, au chapitre « Révolte et Art » : dans la subdivision de ce chapitre intitulée « Roman et Révolte »19, se trouvent ces textes des Carnets, y compris le mot de Thibaudet : « La Comédie humaine c’est l’imitation de Dieu le Père. » Balzac parlait plus modestement d’une concurrence de l’Etat civil. Camus fait observer que, « dans ses grandes créations », l’art occidental « ne se borne pas à retracer la vie quotidienne. Il se propose sans arrêt de grandes images qui l’enfièvrent et se jette à leur poursuite. » Ses créations romanesques sont si précises que parfois un personnage de roman peut paraître plus familier qu’un être réel. Camus cite à ce propos l’anecdote suivante : « Balzac termina un jour une longue conversation, sur la politique et le sort du monde en disant : « Et maintenant revenons aux choses sérieuses, » voulant parler de ses romans. »20 Dans la suite du chapitre, Camus range Mme Graslin parmi les « bouleversants héros…qui vont jusqu’à l’extrémité de leur passion »21. Le roman balzacien vise donc « à l’unité et traduit par là un besoin métaphysique ; il demeure « d’abord un exercice de l’intelligence au service d’une sensibilité nostalgique ou révoltée. »22 On peut donc comprendre que Camus se soit intéressé aux révoltés de La Comédie humaine, aux Chouans de Montauron, à tous ceux que les injustices sociales écœurent et transforment en séditieux, parfois en criminels, à ces forçats en rupture de ban dont le type le plus représentatif est Vautrin. Ce dernier fait partie de ces hors-la-loi qui ont fait plus d’une fois trembler la société de la Restauration.

 Mais si l’œuvre de Balzac a résisté au temps et demeure toujours vivante, c’est que, à l’instar, des plus grands écrivains Shakespeare ou Goethe, pour ne citer qu’eux, il a cru, lui aussi, « au cœur humain »23 et à ces grandes vérités qui le feront toujours vibrer. C’est ce que William Faulkner, grand lecteur de Balzac, affirmera aussi de son côté, et le mot cœur résonne comme un leitmotive, à travers son œuvre, même dans ses romans les plus sombres. Albert Camus a repris à son compte cette profession de foi.

 

Notes

1.Camus, Carnets, T. II , p. 14.

2. Balzac, Le Curé de Village, Eds. Hazan, p. 242.

3. Id., p. 247.

4. Camus, op.cit., p. 20.

5. Balzac, op. cit., p. 327.

6. Id., p. 331.

7. Balzac, Le Lys dans la vallée, eds. Hazan, « Introduction », p. 352.

8. Balzac, Le Curé de Village, op. cit., p. 320.  Cité par Camus, Carnets II, p.20.

9.Balzac, Le Curé de Village,op. cit., p. 320.

10.Id., p. 115. Cité par Camus, Carnets II,  p. 21.

11.Id., p. 21.

12. Balzac, La Duchesse de Langeais, eds. Hazan, pp. 450-52-53-56-57 et 605.

13. Id., p.454 et Camus, op. cit., p. 21.

14. Quilliot, « Présentation de La Peste », Camus, Théâtre, Récits,Nouvelles, N.R.F, p. 1928.

15. Camus, op. cit., p. 21.

16. Id., p. 40.

17.Id., p. 158.

18.Camus, L’Homme révolté, N.R.F, p. 320.

19. Camus, Carnets II, p.158.

20. Camus, L’Homme révolté, p. .325.

21. Id., p. 325.

22. Id., p. 331.

23.Camus,Carnets II, p. 331.

 

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