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Article publié le 1er avril 2005. oOo Ainsi en allait-il quand j’étais petit. Ma mère m’intimait tout le temps l’ordre de descendre de quelque endroit (jamais le même) où je demeurais toujours perché. " Les chardonnerets suspendus aux fils électriques du village ne sont pas plus habiles que toi avec tes clowneries quotidiennes ! " me criait-elle avec sa voix rayée par une inquiétude maternelle à peine dissimulée derrière son affairement naturel. Les altitudes me fascinaient pourvu que je fisse cavalier seul lors de ces escapades aériennes. Les greniers, les cimes des arbres les plus rebelles, les vallons ; rien ne fut assez haut pour me décourager. Au milieu de mes rêves continuellement flottants et subliminaux, je respirais à ciel ouvert, devenant aussi léger que l’air raréfié et pur qui siégeait au ciel. Ma vie pouvait ainsi épouser toutes mes graves fantaisies sans que nul ne vînt à les égratigner. Ma première montagne fut une colline que j’escaladai majestueusement du haut de mes huit ans. Ma condition de berger abandonné au crépuscule des sous-bois rugissant les miasmes de la nuit préhistorique me fit quelquefois envier les secrets premiers de la vie sur terre. Tout le jour, je parlais aux vaches, à mes chèvres sentimentales, à l’âne de la famille quelquefois bien éberlué mais toujours compatissant. Je collais mes lèvres à son oreille ouverte en trompette pour parler d’une voix intelligible. Il m’écoutait de cette oreille rétive qui s’agitait comme pour marquer sa désapprobation. Je parlais à un public de fantômes hilarants, tapis à mes pieds dans l’ombre de la crevasse. Je parlais et ne m’arrêtai plus de peur d’être pris en défaut de paroles ; d’être désavoué par je ne sais quelle instance suprême qui eût tôt fait de trouver que je n’avais plus rien à déclarer à la surface du monde. Je parlais. Je parlais à tous. Ma nouvelle langue fut celle d’un apprenti chef autoproclamé à la tête d’une armée soumise, pas encore humiliée, à jamais acquise à cette cause militante que je croyais indéfectible. Les chèvres se mirent à former un syndicat d’opposition car, pensaient-elle, ma position représentait un grave outrage à leur communauté de pensée dont l’indignation devait être portée sur la place publique. Elles organisèrent mainte mutinerie de laquelle il résulta des entailles aux genoux plus ou moins saignantes. Leur tactique, rompue à de solides exercices réitérés, consistait à filer droit dans les champs du voisin pour lequel aucune occasion n’est jamais trop belle pour tracer d’une traînée d’un sang en flammes les limites infranchissables de son territoire. Il s’appelait Arezki N’bouada mais tout le monde l’affublait du sobriquet " Riski " qui du reste n’était point usurpé tant il y avait constamment un risk à se trouver sur son chemin. J’ajouterais, naturellement, si l’on avait le malheur d’être un enfant. Quoique petit et disparaissant comme une embuscade dans des habits trop grands pour lui, il nourrit néanmoins une belle revanche sur la nature. En effet, de l’aveu de tous, il était un redoutable et fin limier dans l’art de réduire à l’immobilité éternelle toutes les mouches qui durent avoir l’imprudence de passer à portée de sa main. Au reste, qui eût pu douter qu’il fût particulièrement adroit à ce jeu-là, qu’il prenait d’ailleurs très au sérieux. Il s’était savamment fabriqué une lame en bois, effilée comme une feuille de tabac mais dotée d’une souplesse et d’une résistance sans équivalents et qui se tînt prête à affronter tout un régiment de mouches à l’attaque. Il faisait pour ainsi dire mouche à tous les coups. Cette honorable activité pratiquée tout le jour et jusqu’à des heures indues de la soirée eût pu lui valoir le prix d’excellence de tous les tueurs de mouches qui " s’y connaissent un peu " ; n’eût été son côté prédateur qui figea pour de bon son visage en un rictus de tyran capable d’asséner tous les coups bas en prenant soin d’y inclure jusqu’aux juges ; ceux-là mêmes dont la tâche eût consisté à le congratuler. Boucher-égorgeur de bœufs et de moutons à longueur d’année, il s’illustra par cette seconde occupation qui finit par évincer la première. Il fut déclaré sans ambages : tueur de mouches. Quand il n’est pas boucher, d’aucuns lui avaient connu contre toute attente un certain romantisme. Le malheureux bonhomme était si doux avec ses veaux et avec ses moutons ! Il arrivait qu’il ne décolorait pas d’au moins un bon mois si d’aventure on vînt à contester la race et la robustesse de ses bêtes. Il me guettait tous les jours en se postant juste en face de moi. Une poche d’eau sale et stagnante nous séparait tandis que son attitude demeurait prodigieusement menaçante. Cela voulait dire pour moi qu’au moindre regard qu’il jugerait belliqueux à son égard, il me sauterait dessus. Autant dire que j’avais en face de moi la manifestation la plus palpable du mal absolu. Il ne m’adressait jamais la parole, au demeurant. Il semblait pourtant ne jamais pouvoir arrêter le flot de haine qui l’habitait. De sa voix gutturale, basse et coléreuse, il entreprenait de régler des comptes avec une cohorte d’ennemis invisibles. Par moments, il mimait un coup de poing rageur dans toutes les directions possibles, au point où j’en venais à réellement voir autour de lui des fantômes qui avaient commerce avec l’enfer de ses délires.
Ma mère me garda en haut pour cette fois, chez les femmes. J’écoutais cette plainte, respectueux sans savoir de quoi exactement. Mes yeux se fermaient de temps à autre et j’entendais mon père m’appeler sans qu’il eût pu donner lui-même la raison. Il le faisait par habitude. Voilà tout. Comme sur ma colline, je persistais à ne pas descendre malgré les prières incessantes de ma mère, assuré que la manière dont elle usait n’était guère susceptible de m’en décider, elle répétait. Elle répétait patiemment. Elle répétait la même phrase qui perdait à chaque fois un peu plus de force : " Veux-tu descendre ! " Pour achever de la rendre complètement inopérante, elle crut bon ajouter : " Tu veux peut-être que je vienne te chercher ! " Une telle insistance me rapprochait de plus en plus d’elle car je sentais obscurément qu’elle se démarquait complètement de mon père. Lui, n’aurait pu avoir besoin de recourir à de tels stratagèmes. La voix de ma mère se perdait dans le lointain ; me faisant en quelque sorte grandir vis-à-vis de mon propre orgueil. Plus elle insistait, plus l’ordre devenait une prière. J’en abusais alors si souvent que je croyais procurer à ma pauvre mère une étrange fierté. C’était comme si elle me reconnaissait. Fière de moi, alors que je n’avais pas de quoi l’être personnellement, elle m’identifiait comme une partie intégrante d’elle-même. Ma propension à refuser d’obéir garantissait à l’éducation qu’elle me prodiguait un certificat spécial de bonne conduite et presque d’excellence. A tout moment, il n’y avait pas de doute qu’elle pût en effet me faire descendre du grenier à céréales où je me trouvais enfoui ce jour-là au sortir de l’école. Elle n’en fit rien. C’était bien là, la preuve qu’elle m’aimait et qu’elle faisait durer autant que possible le plaisir de me savoir rebelle. Aujourd’hui encore, je songe quelquefois à poser la question. Pourquoi, (Divine Bonté !), les parents de mes camarades de jeu leur témoignaient-ils leur affection à chaque fois que ceux-ci obéissaient et que, de mon côté à moi, c’est au contraire désobéir qui me valait les égards de ma mère ? Je me souviens que ma chute fut mêlée au bruit du bois auquel je me cognais et aux cris effrayés de ma mère ; toute à sa peur. En l’espace d’un instant, je sentis que ma mère m’aimait plus que tout. Je la revois davantage préoccupée par la manière d’amortir le choc imminent que par le risque de me recevoir tout du long sur sa propre tête. Je l’entends encore crier : " Ah ! Mon dieu ! Bien fait ! Bien fait ! " Elle tentait de mettre ses mains, non pas en opposition au corps de son fils qui prenait du poids au fur et à mesure de cette descente vertigineuse, mais au contraire disposées de telle sorte qu’elles firent figure de berceau. |
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