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L'apiculture postmoderne.
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 Article publié le 18 janvier 2011.

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« Quand la campagne bleuie tremble de lassitude heureuse sous le regard invincible d’un soleil de juillet ou d’août, ils paraissent sur le seuil. Ils ont un casque fait d’énormes perles noires, deux hauts panaches animés, un pourpoint en velours fauve et frotté de lumière, une toison héroïque, un quadruple manteau rigide et translucide. Ils font un bruit terrible, écartent les sentinelles, renversent les ventileuses, culbutent les ouvrières qui reviennent chargées de leur humble butin. Ils ont l’allure affairée, extravagante et intolérante de dieux indispensables qui sortent en tumulte vers quelque grand dessein ignoré du vulgaire. Un à un, ils affrontent l’espace, glorieux, irrésistibles, et vont tranquillement se poser sur les fleurs les plus voisines où ils s’endorment jusqu’à ce que la fraîcheur de l’après-midi les réveille. Alors ils regagnent la ruche dans le même tourbillon impérieux, et, toujours débordant du même grand dessein intransigeant, ils courent aux celliers, plongent la tête jusqu’au cou dans les cuves à miel, enflent comme des amphores pour réparer leurs forces épuisées et regagnent à pas alourdis le bon sommeil sans rêve et sans soucis qui les recueille jusqu’au prochain repas. »

Cette activité débordante, orgiaque, fantastiquement traduite par Maurice Maeterlinck dans son livre « La vie des abeilles », c’est le farniente furibard des faux bourdons, des mâles, des abeilles mâles, qui n’ont d’autre rôle dans la ruche, pour quelques uns d’entre eux seulement, que d’en féconder une nouvelle reine, ce qui conditionne la dévotion des ouvrières, la témérité des butineuses, la soumission enthousiaste de l’ensemble de la colonie à l’inutilité terrible de ces oisifs illuminés et insatiables : « Ils choisissent pour y sommeiller à l’aise le coin le plus tiède de la demeure, se lèvent nonchalamment pour aller humer à même les cellules ouvertes le miel le plus parfumé, et souillent de leurs excréments les rayons qu’ils fréquentent. Les patientes ouvrières regardent l’avenir et réparent les dégâts en silence. » Mais une fois passée la promesse du renouvellement de la colonie, l’espoir de la naissance d’une nouvelle reine et de sa consommation précoce et unique par quelques uns de ces dieux voraces et incontinents, les abeilles cessent de les nourrir et sans la moindre sommation elles massacrent leurs mâles, les déchiquètent, les démembrent et entassent leurs restes à l’entrée de la ruche, avec les cadavres encore volontaires de ceux qui se sont en vain épuisés à forcer les gardes pour regagner la chaleur légitime des greniers de pollen et de miel. Chez l’abeille, le grand ménage estival ne prévient jamais.

Les colonies humaines, elles, n’offrent que mépris, silence, raillerie ou indifférence à leurs oisifs, quand bien même reconnaissent-elles leur fécondité et commémorent-elles en grande pompe le parti qu’elles ont tiré de leurs créations et découvertes. On célèbre Untel ou Unetelle à la mesure de l’inflexion historique qu’on lui reconnaît sur l’échelle de l’efficacité, du progrès et du vide spirituel. Chaque colonie embaume ses héros de la propolis du génie, de l’abnégation et de l’illumination obstinée. Une légère fièvre reconnaissante embrume continuellement la masse laborieuse et justifie amplement, quand elle ne le masque pas entièrement, le traitement réservé à l’oisif, et donc aussi au créateur le plus fécond. On lui concocte une cellule parmi les plus sombres et les mieux exposées à l’ennui mortel, au passé sans lendemain, à tel point que la lumière l’assomme quand il quitte sa geôle pour s’adonner à son vagabondage quotidien. Embarrassé par sa subite liberté de mouvement il prospecte d’abord en tous sens, un peu honteux ou affecté, fourbe ou innocent, il se perd avec frénésie dans l’errance et finit par y glaner un repos incomplet, sans cesse parasité par une activité qui au mieux ne le concerne pas et au pire lui écrase l’éventail des arpions sous l’enclume de la culpabilité. Autour de lui la foule est souriante, rangée, elle sait indéniablement où elle va, on le remarque même à ses hésitations, à la complexification de ses trajectoires, mais le soir venu on comprend que le besoin de sécurité déterminait déjà le mécanisme de ses recherches machinales. Quand elle se disperse enfin pour réintégrer ses cellules familiales, la foule est au comble de l’hypnose, délivrée de toute rancœur. Enferré dans une telle routine, on doit prendre extrême garde au moindre sentiment négatif, à l’insatisfaction passagère. Un espoir anodin peut alors déclencher des frustrations fatales. La catastrophe s’annonce rarement, elle s’épand, elle se viande, elle s’abat sur d’innocentes aspirations et de bien maigres réconforts. L’honnête conscience peut végéter elle-même dans une cellule misérable, qu’importe ! Elle l’a si chèrement méritée ! Elle peut légitimement jalouser la flemme de notre peinard vagabond, de notre oisif déconsidéré, et lui pardonner à contrecœur ses accès de bien-être. On se convaincra difficilement qu’il est à plaindre mais on y parviendra, à force bonté et ouverture d’esprit, au gré de la tolérance morale du moment. Et quand arbitrairement, mais fort logiquement, on finit par lui interdire l’accès de sa propre cellule, cette injustice confirme et renforce la rébellion qui l’anime, le destin de sacrifié dont il a déjà, plus ou moins consciemment, refusé les rênes.

Au début, son énergie est communicative, sa joie de vivre enivre, et il ne lui est nul besoin de demander pour recevoir, il est d’une générosité si sincère qu’on l’accueille fréquemment à bras ouverts, bourgeois comme proscrits, intellectuels comme jouisseurs s’offrent sa présence et le paient de la leur. En compagnies les plus dissemblables et dans les contrées les plus retirées, notre oisif se sent chez lui, lui qui souffrait encore hier de n’être jamais nulle part à sa place. La liberté, avec laquelle on fait si peur aux soumis, lui est d’une douceur incommensurable et ne lui vaut que des rencontres extraordinaires, selon un étrange tri naturel qui ne lui présente que les êtres humains suffisamment épris eux-mêmes de liberté pour échanger avec lui. La marge des sociétés est chaude et prometteuse en Inconnu et en Savoir. L’enseignement se transmet directement par le mode d’existence. On montre, on regarde, on fait. Une vie aussi simple ne monnaie pas sa dépense, offre de perpétuelles découvertes et ouvre d’infinies perspectives. Brutalement, du jour au lendemain, on se montre étrangement incapable de la moindre xénophobie, pourtant constitutive de toute éducation nationale.

Amour, famille, communauté explosent de leur sens, remisent au clou leurs ornières si risibles. On voisine avec la mort en toute quiétude, conscient qu’il ne pourrait être triste de mourir après avoir vécu si pleinement. On plaint le riche. On fainéante passionnément. On calme ses crampes d’estomac en rendant un sourire. On aura au moins vécu !

Mais passée la trentaine, (ou la quarantaine, pour le plus virulent), l’oisif a déjà trop vécu pour côtoyer la mort comme une alliée objective, et il commence à procéder avec lui-même de manière didactique pour assurer les bases de son avenir. Ses promesses de renouvellement permanent se troublent de pensées soucieuses. Il découvre dans les amitiés les plus riches des aliénations et des alliances insoupçonnables avec ce système, prétendument vomi, de colonies organisées autour de l’instinct de travail, exploitantes, déshumanisantes. Plutôt que de sonder les mystères de cet attachement psychophysiologique, d’interroger les impératifs grégaires délivrés en lui, comme en tous et en chacun, par cette phéromone spirituelle, par cette religion du labeur, notre oisif met à nouveau les voiles pour célébrer avec quelques semblables la vie sans entrave, au grand air, conscient de sa puissance, intouchable, et s’offrir enfin la fécondation mystérieuse pour laquelle il se sait destiné. Il paresse, il s’engouffre, il engrange les expériences inédites, emprunte les chemins interdits de la conscience, balisés par les penseurs réputés insurmontables et si lucratifs pour les médecins de l’âme qui s’engraissent des troubles dont chaque époque accouche. Aussi, bien qu’aucun éclairage n’ait été donné sur les nouveaux territoires spirituels dont il entreprend l’exploration, on lui conseille parfois de soigner sa mélancolie. Ses créations déclenchent répulsion et chagrin là où il s’attendait à combler une attente comparable à la sienne, une soif de savoir, la jouissance de l’écoulement cruel de la vie, une sérénité partageable, de l’éternité enfin quotidienne, sans illusion et commune aux quelques uns capables de la souffrir avec jubilation. Mais chez les affranchis, ou du moins ceux qu’ils tenaient pour tels, il trouve peu de goût pour ses chimères, et il en perçoit au contraire chez celles et ceux dont il vomissait les mesquines aspirations et le mode de vie productif. Il y a toujours erreur sur la marchandise humaine, il y a toujours quelque chose en elle qui ne se marchande pas, ne se jauge pas et ne se livre à aucun choix. Notre oisif saisit brutalement qu’il ne lui existe pas de semblables, qu’il misait vainement sur une fraternité libératrice et que sa création trouve davantage écho dans le coutumier, dans le routinier des volontés inefficientes. Cette découverte ne le chagrine pas davantage qu’elle ne le décourage, mais il doit poursuivre seul.

Ses forces déclinent évidemment à mesure que son esprit gagne en envergure. L’arrogance de la liberté quitte bientôt son accoutrement. A trop faire chatoyer son regard, le soleil en a tari l’éclat. Il se durcit prématurément et surprend parfois son propre reflet, dans l’eau figée de la consommation, à le dévisager, hébété, inexplicablement sonné. Pourtant, c’est pour lui un soulagement d’être trop démuni pour lécher ces messages de bonheur. Mais c’est ainsi, il s’essouffle et tremble d’impatience contenue, au point qu’inévitablement, un jour ou l’autre, on se met en tête de l’aider, sans qu’il n’ait jamais rien réclamé d’autre que ses tordantes créations, ses visions sombres et rigolotes, gratuites, inachevées. En désespoir de cause, on lui propose l’opportunité d’un turbin, du « mieux que rien », le réconfort d’un logement conventionné. Il doit bien constater qu’il gêne pour de bon. Le carnaval de la commisération frustrée a commencé. On ne prend bientôt plus la peine de retirer le masque d’une expression pour le remplacer par un autre, ni de conformer les actes aux mots généreux ahanés par hauts-parleurs plasmiques à longueur de journée. On ne se déguise plus. On se gausse au grand air. On donne de sa personne comme on digère. Notre oisif trouve encore de la création dans le zèle qu’on met à l’éviter ou à garrotter sa parole, il s’émerveille de la bêtise environnante, en puise le nectar, le mastique et le régurgite dans les parfums subtils de ses intelligences nourricières qui s’offusquent de la caricature, ou au contraire s’en flattent. A bout d’imagination et d’ironie, il finit par se nicher pour de bon et par gratter comme tout un chacun, ou par chômer, sans préférence, au gré des circonstances qui se retournent comme la doublure des profondes élimées de son futal d’adolescent, si solide. Dès lors, il ne trouve plus d’autre générosité, dehors, que dans les regards de ces mendiants imperturbables, statufiés dans la lâcheté, qui ne se distraient plus qu’en faisant honte aux pauvres ou peur aux vieux. Certains ont parfois l’air fier, emplis d’ironie et de morgue. Ceux-là semblent avoir déclaré guerre ouverte à la société marchande. Il reprend parfois espoir en échangeant quelques mots complices avec l’un d’entre eux, mais bientôt il doit bien constater que l’autre, sitôt qu’il entrevoit la moindre possibilité de réintégrer une geôle, est prêt à lâcher séance tenante ses congénères avinés. Notre oisif est cette fois cerné, encagé dehors comme dedans. Il ne rencontrera plus désormais d’autre liberté que celle du voleur, ni d’autre honnêteté que celle du mendiant, et il y a beau temps, déjà, qu’on a vidé la Nature. Pour le confort domestique on s’en prend dorénavant aux forces vitales, aux énergies épuisantes, et pour l’agrémenter on produit de l’inutilité et de l’ennui avec art. On plagie la Nature pour le fond et l’ordinateur pour la forme. La Terre sera bientôt carrée à l’infini, d’une bonté exponentielle. A ce stade-là, notre oisif devra commettre son propre langage et renouer avec une communication que les hordes de travailleurs clochardisés, les escrocs scrupuleux et les penseurs patentés n’entendent déjà plus.

Ce sera ça ou rien.

 

 

Vous trouverez la suite de L’apiculture postmoderne en téléchargement gratuit

Ainsi qu’une conversation sur le social entre un assistant et un assisté, précédée du récit Main-Dans-Le-Sac. C’est ici :  lulu.com/product/couverture-souple/lapiculture-postmoderne/6276100

 

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